La question du local constitue à l’heure actuelle un point central pour la plupart des mouvements écologistes radicaux. L’un d’eux est celui de la Transition, mouvement qui se concentre sur la création de collectivités locales résilientes comme réponse au pic pétrolier et au changement climatique. Mais un mouvement qui se veut consensuel, voire apolitique peut-il incarner une réelle alternative ?
Cette analyse a été publiée dans le n°70 (juin 2012) du Gresea échos consacré aux résistances.
La fin du pétrole
Les fondements de la démarche de la Transition se basent sur le constat du réchauffement climatique et du pic pétrolier, considérés comme deux aspects interdépendants. L’agence internationale de l’énergie l’a annoncé dans son rapport de 2010 : le pic pétrolier a eu lieu en 2006. C’est-à-dire que depuis 2006, la production de pétrole conventionnel a commencé à décroître à l’échelle planétaire et qu’elle n’augmentera plus jamais. [1] L’info n’a pas fait la une des journaux. Pourtant, cela n’est pas sans porter à conséquence. Les prix augmenteront inévitablement à un moment donné ou un autre. Et l’idée que notre économie dépendante puisse, sans s’y préparer, se passer de pétrole bon marché sans dégâts est relativement inimaginable.
Les pauvres seront comme toujours les premiers à un souffrir, les conflits risquent de se multiplier, ... Trop frileux, les politiques globales ne semblent pourtant mettre aucunement en question notre organisation sociale basée sur le pétrole abondant et bon marché que ce soit dans le secteur du logement, de l’alimentation, du transport (avions et voitures), l’omniprésence du plastique, l’agriculture intensive et j’en passe. Il est vrai que les dirigeants n’ont que peu d’intérêts à se mettre à dos les grandes transnationales du pétrole comme de l’automobile ou du gaz. Par ailleurs, les agendas politiques sont liés aux échéances électorales, ce qui n’encourage pas une vision à long terme.
Bien sûr, on peut miser sur les champs encore à exploiter ou à découvrir, sur les pétroles non conventionnels comme les sables et les schistes bitumeux ou encore sur les « alternatives » qu’incarnent l’énergie nucléaire, le biocarburant ou le charbon liquéfié. Toutefois, nous connaissons les effets sur l’environnement de toutes ces « alternatives » au pétrole. De plus, les constats sont limpides et personne ne les remets sérieusement en question : la découverte de ressources pétrolières est en chute libre, la production des puits existants décline, et ce alors que la demande de pétrole va continuer à grimper.
Mieux vaut donc s’y préparer, nous disent les partisans de la Transition. Première hypothèse de constat.
La deuxième part du principe que nos sociétés n’ont pas les capacités pour faire face au choc que cela représentera. Donc, troisième hypothèse, il faut agir collectivement et immédiatement. Enfin, et c’est là que réside la quatrième hypothèse sur laquelle se base le mouvement des villes en transition, notre créativité nous amènera à préparer au mieux une société « post-pétrolière » qui permettra de vivre plus sereinement la transition d’une société dépendante du pétrole vers une société résiliente et qui même d’améliorer la qualité de vie.
La résilience, une vision positive et pragmatique
La notion de résilience fait référence à la capacité d’un écosystème à s’adapter à des événements ou des chocs extérieurs et des changements imposés. En l’occurrence il s’agit donc de la capacité de résister à la fin du pétrole bon marché et abondant et du choc que cela risque de représenter.
Différent du concept de subsistance, celui de résilience est notamment basé sur ce que Christian Arnperger appelle des principes bioanthropologiques. [2] Il s’agit essentiellement de relocaliser l’économie, de renforcer les liens sociaux et de décentraliser la production d’énergie (et en réduire la consommation).
Cette « renaissance économique locale » comme le désigne Rob Hopkins dans son Manuel de la Transition [3], passe principalement par le développement d’entreprises à taille humaine et la mise en circulation de monnaies locales en parallèle à la monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
courante. Cette monnaie a notamment pour but de réduire la dépendance vis-à-vis du système financier et donc les chocs en moments de crise.
En ce qui concerne l’alimentation, le mouvement considère que son approvisionnement incarne la clé de la résilience et de la transition. Et la sécurité alimentaire passe par une relocalisation des stocks alimentaires. C’est pourquoi il soutient la création d’exploitations plus petites et polyvalentes.
Un autre point essentiel dans les initiatives de Transition est l’énergie. Le but est d’en réduire la consommation de moitié. L’autre moitié étant fournie par des énergies renouvelables et produites localement pour éviter les pertes d’énergie. Enfin, les initiatives de transition prônent le développement des transports en commun, le « car-sharing » et le vélo et ambitionnent d’augmenter l’efficience énergétique des logements et de développer les habitats groupés.
Mais, se défendent les adeptes de la Transition, cette relocalisation ne veut pas pour autant dire que la Transition rejette le commerce ni d’une manière ou d’une autre qu’elle plaide le retour, dans une version édulcorée, à un passé imaginaire. Il s’agit simplement de remettre au centre le local ce qui permettra de redynamiser l’économie locale et de créer des emplois. Ce qui, à l’heure actuelle, ne semble pas encore vraiment être le cas.
Si l’extrême droite mise sur le repli identitaire et la haine de l’étranger, le mouvement des villes en transition, lui, mise au contraire sur des solutions positives et une vision positive de l’évolution de la société. Partage équitable des ressources et respect de la terre comme des gens qui l’habitent. En lieu et place du rejet, c’est l’inclusion qui est ici mise à l’honneur. Sera encouragée la création de liens avec les associations locales, les écoles, les entreprises locales et même les pouvoirs publics.
La convivialité que la résilience est censée incarner veut aussi palier à l’image noire que pourrait représenter le choc de la « fin du pétrole ». Outre l’optimisme du discours de la Transition, il a pour mérite de ne pas être culpabilisant, contrairement à celui que l’on retrouve chez certains mouvements d’objection de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
par exemple.
Un autre aspect est celui de la polychromie. Les solutions préconisées à un endroit ne réussiront pas nécessairement ailleurs. Les spécificités sociales, culturelles, démographiques et physiques rendent chaque communauté unique tout comme les solutions et moyens qu’elle élaborera.
Enfin, il s’agit également de la nécessité de requalifier la population, sur base d’un apprentissage non hiérarchique et horizontal de type partage des savoirs, vers des compétences adaptées à une société post-pétrolière.
Passer de la niche au mouvement
Le concept de la transition est né en 2005 à Kinsale en Irlande via une initiative lancée par Rob Hopkins, professeur de permaculture, d’un plan d’action pour une descente énergétique de la ville. Mais c’est Totnes, petite ville de Grande Bretagne qui verra naître le mouvement à proprement parler et deviendra la première « ville en transition ». [4]
Si Rob Hopkins s’inspire beaucoup des « maîtres à penser » de la permaculture comme Masanobu Fukuoka ou Bill Mollisson et David Holgrem et voit la permaculture comme le système de conception et la base philosophique d’une société post pic pétrolier, il l’accuse par ailleurs de se maintenir à distance d’une telle société. S’éloignant du courant dominant, la permaculture inciterait à l’isolement plus qu’à l’interaction. C’est pour sortir de cette dynamique de niches isolées qu’est né le concept des initiatives de Transition. Comme le dit Rob Hopkins, l’idée est avant tout de « rendre notre pensée facilement compréhensible par des gens qui ne sont pas des "alternatifs" » [5] pour toucher le plus de monde possible. Et de fait, ses adeptes n’ont pour la plupart pas l’air d’avoir un passé très militant.
Il ne s’agit pas de proposer un projet clé sur porte mais plutôt un large cadre dans lequel le projet s’insère et que la collectivité s’approprie à sa façon en s’adaptant aux situations locales.
Aujourd’hui, des centaines d’initiatives de Transition ont certes vu le jour dans des villes ou des villages, mais l’avancée, il faut le dire, reste timide. Le mouvement, malgré sa vocation, n’attire pas les masses.
Dans nos pays occidentaux et particulièrement dans les villes, mais de plus en plus également en campagne, les liens sociaux et les dynamiques de quartiers se perdent au profit d’un individualisme grandissant. Or la dégradation du niveau de vie dans ces pays en crise aura plus que jamais besoin de réseaux de solidarité. Avec la raréfaction du pétrole bon marché, on l’a déjà dit, les premiers à en souffrir sont ceux qui sont déjà dans les situations les plus précaires. C’est dans cette optique que de nombreuses initiatives et services de la Transition reposent sur la gratuité.
Paradoxalement, et c’est là que réside peut-être un des écueils majeurs des initiatives des villes en transition, la tranche de la population la plus précaire est la plus absente au sein de ce mouvement qui semble se composer dans sa majorité d’une population, si pas au capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
économique élevé, du moins avec un minimum de capital
Capital
socioculturel.
On peut faire le même constat en ce qui concerne les endroits de la terre où les initiatives de Transition se mettent en place. Il s’agit, mis à part quelques exceptions, de pays occidentaux. [6] Cependant, pensons à Cuba qui a dû faire face à un pic pétrolier suite à la chute de l’Union soviétique et a, à un niveau national, dû repenser et réorganiser notamment le secteur de l’agriculture et du transport. Partant, Cuba constitue l’exemple-type d’une société résiliente et montre d’une part qu’il ne s’agit pas d’un projet impossible et d’autre part que le Nord n’en a pas l’apanage.
Une force révolutionnaire ?
On aurait quelque peu tendance à vouloir qualifier ce mouvement d’apolitique. Ses adeptes n’ont en effet pas l’air de particulièrement vouloir se positionner idéologiquement parlant. Ils partent d’un constat des plus pragmatique. Ne se posent pas la question de savoir si le système économique et politique est bon ou mauvais, ils partent tout simplement de l’idée qu’il n’est pas viable et qu’il va disparaître.
Mais, peut-être cela ne signifie-t-il pas pour autant que le mouvement est apolitique. Ne renoue-t-il pas au contraire avec le sens premier du mot politique, entendu comme l’art et la manière de gouverner la cité ? Ne font-il pas en ce sens de la politique en s’occupant des affaires de la cité, du village ou du quartier ?
« Il fare politica », comme on dit en italien, ne pas rester à l’écart, participer aux changements, être acteur de son propre destin au sein du destin collectif. [7] Tout comme l’écologie en général, le mouvement n’est-il pas en soi essentiellement politique ?
Par ailleurs, l’écologie n’est-elle pas profondément subversive comme le faisait remarquer Cornelius Castoriadis à la fin du siècle passé, « car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et sur la vie des êtres humains. [...] Il ne s’agit donc pas d’une défense bucolique de la « nature » mais d’une lutte pour la sauvegarde de l’être humain et de son habitat. Il est clair, à mes yeux, que cette sauvegarde est incompatible avec le maintien du système existant et qu’elle dépend d’une reconstruction politique de la société, qui en ferait une démocratie en réalité et non pas en paroles. » [8]
Il est cependant indéniable que le mouvement des villes en transition n’a pas le romantisme des mouvements révolutionnaires classiques. Difficile d’y voir, j’en conviens, un mouvement révolutionnaire tout court. Pas de barricades ni d’étendards. Pas d’idéologie non plus. Ses adeptes semblent fuir la conflictualité plutôt que de l’affronter. Or ne s’agit-il pas là d’une des caractéristiques essentielles d’un mouvement de contestation ?
Nous ne trancherons pas ici la question. Mais notons par contre que sous ses airs gentillets et son profond pragmatisme, le mouvement n’en incarne pas moins des pistes vers une réelle alternative au système capitaliste et constitue, par la vision qu’il incarne, un mouvement fondamentalement radical.
C’est probablement lorsque la Transition créera de vrais emplois, à l’instar du mouvement des coopératives, qu’il deviendra réellement significatif et qu’on pourra véritablement le prendre au sérieux. Il s’agit d’un mouvement jeune. A nous de lui donner le temps de s’étendre et de faire ses preuves avant de le juger trop sévèrement