Dans ce numéro du Gresea Échos, Frédéric Thomas conclut son article en mettant l’accent sur la nécessité d’un « mouvement social à grande assise » pour sortir des crises révélées par la covid19. En effet, les solutions médicales ou le confinement social ne nous sortiront pas d’un système – le capitalisme néolibéral – qui nous a conduits dans les murs non seulement sanitaires, mais aussi économiques, sociaux et écologiques ces quarante dernières années. À ce titre, l’espoir de voir naître un mouvement social « post-coronavirus » est un enjeu politique, et aussi de santé publique.
Le présent article a pour objectif de formuler quelques hypothèses sur ce que révèlent les mobilisations sociales qui ont eu lieu en Belgique pendant la période, si particulière, du confinement. Partant de l’idée que les acteurs mobilisés durant cette période continueront de l’être, nous interrogeons ici les diverses « luttes confinées » pour y déceler les germes de mobilisations futures et d’éventuelles convergences possibles.
Nous sommes bien conscients des trois principales limites que peut comporter ce premier exercice d’analyse. Tout d’abord, la période étudiée de « confinement social » – qui, bien qu’allégée, n’est pas terminée – ne nous laisse que peu de recul critique. Ensuite, les enquêtes de terrain, difficiles à réaliser pendant cette période, ne permettent qu’une appréhension partielle du phénomène. Enfin, le déclenchement d’un mouvement social reste évidemment imprévisible. Les gilets jaunes l’ont encore prouvé récemment.
Dans cet article, nous aborderons donc successivement les principales « mobilisations confinées » que nous avons répertoriées jusqu’à présent : les actions syndicales, le mouvement de la Santé en Lutte, les mobilisations contre le racisme et, spécifiquement, celles des sans-papiers ainsi que les initiatives de solidarité et d’entraide.
Les luttes syndicales
Sur le plan quantitatif, un premier répertoire des conflits « confinés » montre que la majorité d’entre eux ont eu pour objet les conditions de travail, et pour acteurs principaux, les syndicats. Nous pensons par exemple aux grèves et aux actions contre les conditions de travail dégradées par la pandémie et contre les exigences accrues de flexibilité des directions dans la grande distribution (Delhaize, Aldi, Carrefour, Mestagh et Colruyt) [1] et dans le commerce de détail (Décathlon [2], H&M [3] ou au Brico d’Anderlecht [4]), ainsi qu’aux protestations menées pour faire respecter l’application des mesures de sécurité et de distanciation physique dans l’industrie (Audi Bruxelles, Volvo [5] ou Atlas Coopco). Dans toutes les entreprises où ils sont présents, les syndicats belges ont donc essayé de préserver les conditions de travail des salariés et de faire appliquer les mesures sanitaires, en recourant, dans certains cas, à la grève. Ces luttes, particulièrement difficiles à organiser en période de confinement, contrastent fortement avec la faible contestation qu’affichent les syndicats sur la scène politique nationale depuis un certain temps. Les grèves et les manifestations de 2014 et 2015 ont eu peu d’impact sur les réformes particulièrement dures (saut d’index, réforme du droit du travail, des pensions, des soins de santé, etc.) décidées par le gouvernement Michel (N-VA/MR/CD&V/Open VLD). À partir de 2016, la contestation syndicale a progressivement perdu en intensité. Depuis les grèves de l’automne 2014 et les actions de 2015, les organisations syndicales, comme l’opposition politique, se sont trouvées toujours plus sur la défensive, affaiblies et fragmentées [6]. En renforçant le définancement de l’État et de la sécurité sociale, ces mesures dites « d’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
» ont pourtant participé au désastre sanitaire que nous connaissons. Durant le confinement, les syndicats n’ont pas non plus agi contre certaines mesures de « socialisation des pertes » comme l’utilisation parfois abusive du chômage économique financé par la sécurité sociale [7]. Enfin, ils n’ont pas plus mobilisé largement devant la mise sous cloche de certaines libertés collectives (comme le droit de manifester) ou contre le retour au travail que certains observateurs ou travailleurs jugeaient précipité dans nombre de secteurs.
La grève des chauffeurs de la STIB, un des conflits le plus remarquable du confinement, témoigne assez bien de la position inconfortable des syndicats, entre contestation et institution, durant cette période. Le 30 avril, le front commun signe un protocole d’accord avec la direction afin d’assurer la continuité du service. Mais le 11 mai, celui-ci est rejeté par une partie de la base qui débraye pendant plusieurs jours en invoquant le droit de retrait [8]. Le front commun refuse de couvrir les grévistes. Selon les organisations syndicales, outre l’insécurité juridique liée à la notion de droit de retrait en droit belge, il est primordial de poursuivre la mission de service public pendant cette période de crise [9]. Par cette décision, les organisations syndicales du secteur se coupent de leur base, mais elles semblent également avoir raté l’occasion d’obtenir une jurisprudence en matière de droit de retrait en Belgique.
Ces choix syndicaux exercés pendant le confinement s’expliquent par certaines caractéristiques fondamentales du syndicalisme en Belgique qui prévalaient déjà bien avant la crise de la covid-19 et par des tendances plus récentes qui s’affirment aujourd’hui : un syndicalisme de service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
qui prend le pas sur un syndicalisme « de lutte sociale » ; un syndicalisme à la fois contre-pouvoir et « parcelle de l’autorité publique » [10] ; mais un syndicalisme qui reste prégnant sur les mouvements sociaux.
Premièrement, les syndicats belges sont des organisations qui « associent offre de services et lutte sociale, dimension individuelle et collective (tant dans la mobilisation que pour les services proposés) » [11]. En Belgique, cette activité de service est fortement liée à leur fonction de gestionnaire des allocations de chômage [12]. Dès le début du confinement, les syndicats ont ainsi dû gérer l’afflux massif de chômeurs temporaires (entre 800.000 et 1 million à la fin mars [13]) alors que certains organismes de paiements venaient d’être restructurés. Il a donc fallu que les syndicats gèrent l’urgence du service en affectant plus de permanents à cette tâche. Les difficultés financières que rencontrent actuellement les deux grandes confédérations interprofessionnelles – qui, traditionnellement, ont le mandat de représenter les syndicats dans les processus de convergence de luttes – ont ajouté des tensions supplémentaires au sein des organisations.
Deuxièmement, les syndicats belges sont au cœur d’une ambiguïté fondamentale : ils sont à la fois contre-pouvoir et parcelle de l’autorité publique, c’est à dire, qui se trouve parfois associé au pouvoir. Ce positionnement, particulièrement inconfortable durant la crise que nous vivons, explique pour partie le type de mobilisations syndicales décrites ci-dessus. D’autant que, rapidement, les premières restructurations d’entreprise ainsi que le chantage à l’emploi exercé par les fédérations patronales ont mis sous pression l’acteur syndical. Dans cette situation, « certains permanents syndicaux peuvent perdre de vue le caractère précaire ou partiel des avancées engrangées par la négociation collective et considérer la stabilité de l’organisation syndicale et son positionnement dans le jeu institutionnel belge, comme une fin en soi » [14]. Durant le confinement, les syndicats ont donc assumé leur fonction de parcelle de l’autorité publique, souvent au détriment de celle de contre-pouvoir. Ce n’est pas une tendance nouvelle. Si nous retranchons les années de grandes grèves interprofessionnelles, le nombre de jours de grève tend en effet à s’éroder depuis 1991, surtout dans le secteur privé [15]. Même si la conflictualité sociale ne se limite pas à l’exercice de la grève, elle reste, en Belgique, un indicateur du mouvement de balancier entre les deux fonctions du syndicalisme.
Troisièmement, les syndicats belges jouent depuis la fin du 19e siècle un rôle moteur dans l’organisation, le financement et l’animation des mouvements sociaux. Au sein du mouvement ouvrier d’abord, mais pas seulement. S’ils sont à l’initiative des luttes sociales pour la défense des droits des travailleurs ou la revalorisation des salaires, ils interviennent également, même si plus marginalement, sur d’autres enjeux sociétaux comme l’environnement, le genre, les questions Nord- Sud, ou l’immigration. Dans cette optique, le syndicalisme belge peut servir d’agrégateur et de caisse de résonance à des revendications sociales ou environnementales qui, à première vue, dépassent son objet principal : les questions liées au travail et à l’emploi. Mais, ce positionnement donne également aux syndicats un contrôle et un pouvoir important sur la priorisation des revendications des différents mouvements sociaux et une capacité de régulation de ceux-ci. Par exemple, les revendications antiproductivistes ou anticapitalistes sont marginalisées dans les processus de convergence, car elles remettent en cause, pour ce qui est de la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
et de l’emploi salarié, les fondements du compromis social belge.
Et s’il y a bien des débats entre les délégués syndicaux sur ces questions et des innovations institutionnelles conduites au sein des organisations, celles-ci favorisent toujours l’adaptation du syndicalisme aux mutations du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
et non la transformation des rapports sociaux de domination. Certaines luttes sociales (y compris syndicales) peuvent être porteuses de nouvelles définitions des problèmes sociaux et de pratiques sociales transformatrices. Elles peuvent alors entrer en conflit avec les significations et les pratiques syndicales institutionnalisées. C’est ce que semblent laisser apparaître les divergences qui existent entre certains syndicats et La santé en lutte.
En première ligne, La santé en lutte
Le secteur de la santé, principalement le personnel des hôpitaux dans un premier temps, n’a pas attendu la pandémie de covid-19 pour exprimer son mécontentement face aux coupes budgétaires décidées par le gouvernement Michel I (2014-2018). Selon les calculs de la mutualité Solidaris, entre 2014 et début 2019, une économie de 2,1 milliards d’euros a été réalisée dans les soins de santé [16]. De nombreux conflits ont ainsi émaillé l’année 2019 [17]. En parallèle des actions et des grèves menées respectivement par la CNE (CSC), le Setca (FGTB) et la CGSLB, soit seul ou en front commun, naît le mouvement de La santé en lutte [18]. Le 21 juin 2019, des travailleurs et des travailleuses (syndiqués et non syndiqués) du secteur des soins de santé bruxellois organisent une assemblée générale dans les locaux de la CGSP (FGTB). Cette coordination a des objectifs multiples : d’une part, faire converger les luttes dans le secteur et encourager la mise en place d’un front commun syndical et, d’autre part, élargir la mobilisation aux patients et aux autres métiers du soin, jusqu’aux pompiers.
Au début de l’année 2020, le mouvement tente de s’étendre à Liège et à Charleroi. Durant le confinement, La santé en lutte est très présente sur les réseaux sociaux. Elle va surtout se trouver à l’origine de la mobilisation sociale la plus symbolique et la plus médiatique du confinement. Le 16 mai 2020, alors que la Première ministre Sophie Wilmès visite deux hôpitaux bruxellois, elle est reçue par une haie de « déshonneur » du personnel de l’hôpital Saint-Pierre qui lui tourne le dos en guise de protestation. Cette action va faire le tour du monde. El Mundo en Espagne, la chaîne de télévision internationale japonaise NHK World ou encore celle de SkyNews en Angleterre vont par exemple relayer cette action collective [19].
En pleine première phase de déconfinement, alors qu’il est empêtré dans le désastre des commandes de masques ratées ou d’un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du testing orienté vers les laboratoires privés, le gouvernement fédéral reçoit là une claque de la part de travailleurs et de travailleuses de première ligne autour desquels s’agrègent la solidarité de l’ensemble de la population. Le succès médiatique de cette haie de déshonneur masque par contre de plus en plus difficilement les tensions existantes entre les syndicats et La santé en lutte. Le secteur des ALR [20] de la CGSP Bruxelles soutient ouvertement le mouvement alors que d’autres centrales syndicales (le Setca, la CSGP fédérale ou la CNE) expriment des divergences quant à la stratégie choisie, et en particulier quant au choix du 13 septembre comme date pour une grande manifestation en faveur des soins de santé et de la sécurité sociale. Ces tensions sont riches d’enseignements. Elles expriment tout d’abord un paradoxe qui se trouve à la base du syndicalisme. Si le syndicalisme unit les travailleurs sur la base du métier, du statut socioprofessionnel par exemple, il peut aussi les diviser [21], en excluant les autres professions, ou en donnant moins de poids aux revendications de certaines catégories de la population moins représentées au sein de l’organisation. La santé en lutte se veut un mouvement interprofessionnel qui dépasse les clivages professionnels ou sectoriels. Il se donne pour objectif la convergence des luttes de tous les métiers du soin, des pompiers aux infirmières en passant par le personnel des maisons de retraite. Les centrales syndicales, quant à elles, ont par définition un périmètre sectoriel et, dès lors un agenda qui se concentre d’abord sur les revendications de leurs affiliés, secteur par secteur.
Ensuite, comme indiqué ci-dessus, ces tensions sont aussi la conséquence d’une relation parfois compliquée entre les délégués – la base – et certains permanents syndicaux. Les premiers, qui forment le gros des troupes de La santé en lutte, n’ont pas pour objectif de négocier avec le pouvoir politique ou les directions des institutions de soin. Les seconds, au contraire, doivent trouver un équilibre entre les mobilisations sociales et leur concrétisation par la négociation collective. Dans ce contexte, le plan de 600 millions d’euros décidé par le gouvernement fédéral début juillet et qui vise essentiellement (500 millions) à revaloriser les salaires du personnel des soins de santé vient encore compliquer la tentative de convergence [22]. Certains syndicalistes ont applaudi cette décision gouvernementale [23]. Pour eux, il s’agit maintenant de sécuriser et de concrétiser ces nouvelles subventions dans des conventions collectives de travail. De leur côté, des militants ou des associations membres de la Santé en Lutte trouvent au contraire que ce montant est insuffisant en comparaison des économies budgétaires réalisées dans le secteur ces dernières années.
Adil, le Black Lives Matter, les sans-papiers
Les travailleurs de première ligne ne sont pas les seuls à avoir été impactés par la pandémie. Comme le fait remarquer Natalia Hirtz dans sa contribution, les jeunes des quartiers populaires à Bruxelles ou dans d’autres grandes villes ont particulièrement souffert du confinement. Isolés dans des espaces de vie parfois exigus, surveillés par les forces de l’ordre, ces jeunes ont très tôt bravé le confinement. Le 10 avril, Adil, un jeune anderlechtois est percuté par une voiture de police. Sa mort déclenche des manifestations. La famille, mais aussi les jeunes du quartier, dénoncent les violences policières et les discriminations dont ils font l’objet. Le déploiement policier est impressionnant, des affrontements s’en suivent. La presse et une partie du monde politique condamnent rapidement ces « émeutes ». Les organisations syndicales et le monde associatif resteront, pour leur part, assez silencieux devant ce drame. Un silence inversement proportionnel à la couverture médiatique et au soutien social et politique dont a bénéficié le mouvement Black Lives Matter (BLM) quelques jours plus tard. La mort de Georges Floyd aux États-Unis et celle d’Adil en Belgique sont deux drames qui ont pourtant la même origine : les violences policières et le racisme structurel.
Le 7 juin 2020, plus de 10.000 personnes se mobilisent en Belgique à l’appel du mouvement BLM. Des manifestations ont lieu à Bruxelles, Gand, Anvers et Hasselt. Même s’ils condamnent les incidents qui émailleront la fin de la manifestation et questionnent l’opportunité d’un tel rassemblement à Bruxelles en période de pandémie [24], la presse et le monde politique sont, cette fois, plutôt favorables aux revendications des manifestants. Le Mouvement réformateur (MR), qui avait par l’entremise de son président fait part de son empathie pour la police sans un mot pour la famille d’Adil [25], ira jusqu’à placarder un portait géant de Martin Luther King sur la façade de ses locaux à Bruxelles pour rendre hommage à Georges Floyd et au mouvement BLM !
En Belgique, cette mobilisation BLM a donné un coup d’accélérateur à la campagne en cours depuis quelques années pour la décolonisation de l’espace public. Une mobilisation concernant l’histoire coloniale belge qui verra certaines statues déboulonnées. Cependant, les médias de masse, les discours politiques et les déclarations de la famille royale semblent plutôt chercher à cadenasser la problématique concernant le racisme structurel à une dimension purement culturelle et symbolique tout en minimisant les violences policières, les rapports Nord-Sud, et en invisibilisant surtout la lutte de ceux et celles qui, en Belgique, incarnent le plus fortement ces rapports néocoloniaux : les migrants et migrantes sans titre
Titre
Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
de séjour.
Ces derniers sont pourtant les premiers à se mobiliser. Détenus collectivement dans des espaces où les conditions d’hygiène sont critiques, et privés de visites, les sans-papiers du centre fermé de Vottem entament une grève de la faim dès le 17 mars. La protestation est rapidement réprimée et certaines personnes sont mises en isolement durant plusieurs jours. Mais les détenus et les réseaux de solidarité [26] parviennent à capter le regard des médias [27] et de certains responsables politiques. Au centre de Merksplas, ils parviennent à filmer des images et à les envoyer aux militants qui se mobilisent à l’extérieur pour les faire parvenir aux médias. La RTBF consacre un article et relaye les images : nourriture avariée, cachot pour les personnes qui présentent des symptômes graves, parfois sans même avoir le droit de voir un médecin, pas de désinfection des chambres, distanciation physique non respectée par le personnel, plus d’eau chaude depuis trois mois, absence de savons et de masques (même pour le personnel)... [28]
Suite aux grèves de la faim, aux tentatives d’évasion, aux dénonciations médiatiques et aux interpellations politiques, l’Office des étrangers commence à relâcher certaines personnes en leur donnant l’ordre de quitter le territoire. Mais ces libérations se feront, selon les témoignages de Getting the Voice Out, « au compte-goutte et de façon aléatoire ».
Entre-temps, les personnes sans-papiers, se mobilisent également en dehors des centres fermés. Le 20 avril, une soixantaine de personnes réalisent une action éclair devant les bureaux de la ministre De Block en charge de l’Asile et de la Migration [29]. Au cri de « Nous sommes les oubliés de cette crise et nous mourons à petit feu ! », elles revendiquent : une reconnaissance par l’État belge de leur existence dans ce pays depuis des années, la libération des détenus dans les centres fermés, le respect, et la régularisation de tous et toutes vu le contexte exceptionnel.
Le 25 mai, le Collectif des travailleurs sans papiers et le Collectif des victimes 2009, convoquent un nouveau rassemblement devant la Tour des Finances à Bruxelles. Plus d’une centaine de personnes y participent et finissent par « déconfiner » le droit à manifester. En effet, elles partent en cortège jusqu’à la maison communale de Saint-Josse-ten-Noode pour interpeller le conseil communal afin qu’il adopte une motion en faveur de la régularisation des sans-papiers.
En parallèle, une coalition associative et citoyenne se réactive pour soutenir des démarches entreprises dans plusieurs communes afin qu’elles votent des motions de soutien à la régularisation [30]. Le 29 juin, 11 communes avaient adopté cette motion : Anderlecht, Forest, Ixelles, La Louvière, Liège, Molenbeek, Mons, Namur, Saint-Gilles, Saint-Josse-Ten-Noode et Verviers.
Le 3 juin, plusieurs collectifs bruxellois de sans-papiers [31] convoquent un nouveau rassemblement devant le siège du MR. Plus d’une centaine de personnes y participent durant près de deux heures avant de partir en cortège vers la maison communale de Saint-Gilles, faisant ainsi, encore une fois, usage du droit fondamental de manifester [32]. D’autres collectifs de sans-papiers rejoignent l’initiative [33] et appellent à un nouveau rassemblement le 12 juin devant la station de métro Arts-Loi, pour s’adresser cette fois au gouvernement fédéral.
Le 20 juin, à l’occasion de la journée mondiale du réfugié, des associations et des collectifs de sans-papiers convoquent à un « grand rassemblement » [34]. Si chaque année les associations d’aide aux migrants organisent un évènement pour la journée mondiale du réfugié, la pandémie de 2020 verra les sans-papiers eux-mêmes être à la tête de l’organisation de leur journée. En coordination avec des collectifs de France, d’Allemagne et d’Espagne, les sans-papiers choisissent la rue pour exprimer leur colère et revendiquer leurs droits. En France, ce sera une mobilisation historique. Plusieurs milliers de personnes manifestent dans de nombreuses villes (environ 50.000 à Paris) pour exiger « la régularisation de touTEs les Sans-Papiers, la fermeture des centres de rétention et un logement pour touTE.s » [35].
En Belgique, malgré le slogan « la vie des sans-papiers compte », rappelant la récente manifestation de BLM, seules 300 personnes (selon la police) seront présentes Place de Luxembourg à Bruxelles, un peu plus de 200 à Liège (selon les organisateurs), une centaine à Verviers, une trentaine à Ostende [36] et une quinzaine à Charleroi [37].
Le lendemain, une quarantaine de personnes manifesteront devant les centres fermés Caricole et 127bis à Steenokkerzeel pour montrer leur soutien aux personnes enfermées et exiger la fermeture de centres fermés [38].
Qu’il s’agisse du mouvement international Black Lives Matter, des luttes décoloniales ou des mobilisations de sans-papiers, la question raciale, dans sa grande diversité, a été au cœur du confinement. Mais, cette diversité trahit également une réelle difficulté de convergence sur des revendications qui balaient un spectre très large allant de l’appel à une société plus multiculturelle à la mise en cause plus radicale d’un racisme structurel au sein des sociétés occidentales.
Survie, entraide et auto-organisation
Comme lors de chaque crise, le confinement a créé un sentiment d’urgence dans la population. Des solidarités immédiates et locales, entre voisins, entre collègues, se sont ainsi créées. Dès le 19e siècle, des groupes d’achat commun organisés par les ouvriers visaient à garantir l’approvisionnement en nourriture d’une communauté en période de famine ou de hausse des prix. Plus proche de nous, le mouvement altermondialiste a enfanté de différentes mouvances qui mettent l’accent sur la mise en œuvre d’alternatives locales ancrées dans le quotidien des gens [39]. C’est sans doute dans cette filiation qu’il faut replacer les différentes initiatives de solidarité apparues pendant le confinement.
Sur le modèle apparu dans le nord de l’Italie, particulièrement touché par la pandémie, des brigades de solidarité populaires sont nées en Belgique (à Saint-Gilles, dans le nord de Bruxelles, Watermael-Boitsfort, à Liège…) pour mettre en place des systèmes d’« autodéfense sanitaire » populaire sous le slogan : « La solidarité doit être notre antidote ». Ces brigades appartiennent à un réseau de groupes d’aide mutuelle auto-organisée agissant « pour une autodéfense pour le peuple par le peuple » [40] et ont vocation à s’internationaliser. Selon son site traduit en dix langues, le réseau avance trois objectifs principaux : primo, « notre auto-organisation doit générer des solidarités concrètes, sur une base territoriale afin de venir en aide aux plus précaires : travailleur.euse.s, migrant.e.s, personnes sans domicile fixe, personnes âgées, isolées… ». Pour ce faire, des produits sont collectés (nourriture non périssable, savons, paracétamol, livres) et redistribués aux personnes en difficulté ; secundo, le réseau de solidarité doit aussi « s’attacher à une mise en accusation des politiques néolibérales, dont la situation actuelle, partout dans le monde, démontre une fois de plus la nature criminelle » ; tertio, les brigades souhaitent « s’attacher à l’élaboration de nouvelles formes d’organisation collective ».
Le confinement a été l’occasion de cette élaboration de manière plus générale. De nombreuses initiatives se sont mises en place spontanément. Un site web reprend celles qui concernent spécifiquement les « oublié.e.s du confinement » [41], sans-abris, migrants, prostituées ou encore prisonniers. Sur cette page, sont mises à jour les informations nécessaires à leur survie quotidienne : l’ouverture d’abris de nuit et de jour, de certaines auberges ou d’hôtels, la distribution de nourriture, la collecte de vivres et de matériel ou l’ouverture de lieux pour des soins de première nécessité. Par exemple, le 26 mars, le gouvernement bruxellois annonçait sur ce site 400 places supplémentaires d’hébergement et 315 pour les personnes sans-abris infectées. Pleins pouvoirs étaient alors donnés aux communes avec 30 millions d’euros débloqués pour le secteur d’aide. Avec la crise sanitaire, les associations d’aide alimentaire et les bénéficiaires de celle-ci, qui ont fortement augmenté, ont aussi dû faire face à des difficultés grandissantes : problèmes d’approvisionnement, fermeture de restaurants sociaux, manque de bénévoles, ce qui a mené à des mobilisations spécifiques dans le secteur [42]. De nombreuses initiatives ont également contribué à la production de masques. Des collectifs de femmes sans papiers se sont mobilisés pour en produire à Liège ou faire du bénévolat à Bruxelles.
Dans un premier temps, ces différentes initiatives ont surtout répondu à l’urgence humanitaire et à la gestion parfois désastreuse de la pandémie par les pouvoirs publics. Par la suite, des revendications politiques sur les inégalités de genre ou même sur notre modèle de production se sont parfois greffées à ces démarches humanitaires. Faut-il dès lors y voir les germes de luttes sociales futures ? Tout dépendra évidemment de l’évolution qui sera donnée à ces initiatives d’entraide. Soit elles se replient exclusivement sur l’acte humanitaire concret sans s’agréger pour progressivement changer le quotidien ― elles disparaitront alors plus que probablement avec leur objet, l’urgence sanitaire ―, soit ces initiatives servent de tremplin à la construction de convergences et d’un récit politique plus large ― elles pourraient alors être des laboratoires de nouvelles formes de luttes sociales et permettre l’émergence de nouveaux acteurs.
Perspectives
Les mobilisations sociales citées dans cet article ne doivent cependant pas masquer la relative facilité avec laquelle les pouvoirs publics sont parvenus à suspendre certaines libertés collectives ou individuelles. Le confinement social a finalement été très peu contesté en Belgique, que ce soit par des partis politiques, des organisations syndicales ou le monde associatif. Il y a eu très peu de mobilisations portant spécifiquement sur le confinement en tant que tel et son caractère proprement liberticide.
Ce rapide tour d’horizon des luttes confinées nous permet néanmoins de tirer quelques constats.
Tout d’abord, les tensions structurelles qui traversent les organisations syndicales ont gagné en intensité durant cette période de crise. À la Stib, dans les soins de santé ou, dans une moindre mesure, dans certains commerces, les syndicats ont semblé privilégier leur fonction de parcelle de l’autorité publique et de service à la population, parfois au détriment de celle de contre-pouvoir.
La période de confinement a ensuite vu se mobiliser des acteurs moins coutumiers du fait. Dans des registres très différents, les restaurateurs et les cafetiers bruxellois se sont mobilisés lors d’une action intitulée « Je dépose ma veste de cuisinier » sur la Grand-Place [43]. Les artistes ont également exprimé leur colère contre l’arrêt complet de tout le secteur culturel et l’absence d’aides des pouvoirs publics, en répondant à l’appel de l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
« Still Standing » dans différents lieux publics en Belgique [44]. De nombreux collectifs, des personnalités académiques, des secteurs ont également fait entendre leurs voix à travers un foisonnement de cartes blanches ou de pétitions [45]. Mais, la plupart de ces mobilisations semblent d’une part peu inscrites dans la durée et, d’autre part, ne pas avoir vocation à participer à un processus de convergence des luttes.
On peut aussi s’étonner de la perte de visibilité des luttes environnementales et du mouvement pour le climat pendant le confinement du fait d’une part, de l’importance de ses luttes en 2019 et d’autre part de l’origine écologique de la pandémie [46]. En effet, mis à part quelques actions ponctuelles comme la destruction d’antennes 5G par les gilets jaunes (renommés « les hérissés » en Belgique) dans le Hainaut ou encore la mobilisation de rue à Bruxelles de Extinction Rébellion le 27 juin, le mouvement environnemental et ses acteurs ont semblé quelque peu « étouffés » par l’urgence sanitaire de court terme et les revendications des travailleurs de première ligne. Il en va de même pour les luttes féministes, alors même que les inégalités de genre ont été particulièrement accentuées par le confinement et que le mouvement du 8 mars était aussi particulièrement actif ces deux dernières années en Belgique.
Enfin, un autre enseignement de cette période si particulière est la grande diversité des mobilisations qui y ont vu le jour. Une diversité qui témoigne aussi bien d’une colère partagée au sein de la société que d’une grande difficulté à faire converger les différents collectifs, mouvements, organisations et associations. En Europe, plusieurs initiatives nationales tentent de fédérer les mouvements sociaux. En Belgique, c’est le cas des plateformes Coalition Corona [47] et de Faire Front [48]. La première regroupe les grandes organisations sociales belges et s’est donné pour objectif de repenser l’État. La seconde est plus large. Elle compte actuellement une centaine de membres (syndicats, collectifs, associations de lutte contre la précarité et la pauvreté, ONG...), pour la plupart francophones. Elle a pour objectif de créer des ponts entre les acteurs de différents mouvements sociaux et de soutenir les luttes en cours dans les différents secteurs. Ces plateformes, et plus largement les organisations qui les composent, peuvent-elles servir de levier à un mouvement social « à grande assise » ? Peuvent-elles éviter les écueils passés et réhabiliter le conflit social dans nos démocraties en péril ?
Dans cette perspective, l’étude des luttes confinées ouvre sur une question essentielle, à savoir : comment les identités collectives se transforment ou se reproduisent, confrontées à l’émergence de nouvelles formes de dominations à combattre ?
Article paru dans le Gresea Échos 103 "La démocratie sous le masque : chroniques d’un confinement", septembre 2020.
Pour citer cet article : Anne Dufresne et Bruno Bauraind, "Les mobilisations sociales à l’épreuve du confinement", Gresea, mai 2022.
Photo : Collectif Krasnyi, Karim Brikci Nigassa