Fin janvier 2020, tout désignait la Chine pour être l’un des États les plus durement affectés par la pandémie de covid et ses conséquences économiques et politiques. Aujourd’hui, elle apparait plutôt comme l’un des « grands gagnants » du confinement. Ce revirement spectaculaire s’explique à la fois par un habile mélange de bâtons et de carottes, mais aussi par les errements du camp occidental, États-Unis en tête. Attention toutefois à ne pas surestimer les ingrédients de cette « victoire ».

Qui aurait pu prédire en janvier dernier que la Chine sortirait renforcée de la pandémie mondiale de coronavirus ? À l’époque, en effet, la situation paraissait pour le moins compliquée. D’un point de vue sanitaire, tout d’abord, le gouvernement chinois avait laissé la situation lui échapper en refusant durant de longues semaines de reconnaître la gravité de la situation. Quand il finit par s’y résoudre, il ne lui reste plus d’autres choix que d’imposer des mesures de confinement particulièrement drastiques à la population et d’investir massivement dans ses infrastructures de soin [1].

Ces décisions vont avoir un coût énorme, à la fois direct (en termes de dépenses) et indirect (en termes de ralentissement économique et de manque à gagner fiscal). On estime ainsi la contraction du PIB PIB Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
chinois à 6,8% sur le premier trimestre de 2020 [2]. Et pour l’année entière, les prévisions de croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
vont de 3% pour Goldman Sachs à 1,2% pour le FMI FMI Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
 [3], soit dans tous les cas le niveau le plus bas enregistré depuis 1976 et la mort de Mao. De leur côté, les revenus fiscaux ont chuté de 14,3% sur le premier trimestre par rapport à 2019, tandis qu’en parallèle le gouvernement multipliait les mesures de soutien à l’économie qui ont donc creusé encore plus son déficit [4].

Mais c’est peut-être aussi et surtout politiquement que la facture s’annonçait salée. En interne, le mythe de l’infaillibilité de l’État a notamment particulièrement souffert du déni et des hésitations qui ont caractérisé la réponse étatique dans les premières semaines. Les autorités s’étaient même aliéné une partie importante de la population en réprimant les quelques voix qui avaient essayé de tirer la sonnette d’alarme. Parmi celles-ci, le cas de Li Wenliang a probablement suscité le plus d’indignations. Cet ophtalmologiste avait prévenu de l’imminence de l’épidémie dès décembre, mais il a été « rappelé à la loi » par le pouvoir et contraint à confesser des « propos calomnieux »… avant de mourir de la covid quelques semaines plus tard [5].

En externe, la crise survient aussi au plus mauvais moment pour la Chine qui doit faire face, depuis plusieurs années, à un ralentissement de son économie et à une méfiance croissante au sein du camp occidental. Dans ce contexte, la position internationale de la Chine semble se fragiliser au début de l’épidémie, les reproches fusent quant à son manque de transparence vis-à-vis de l’OMS et plus largement de la communauté internationale.

 Un retournement spectaculaire

Pourtant, dès le mois d’avril, des voix commencent s’élever pour faire de la Chine l’un des possibles « grands gagnants de l’après-covid » [6]. D’abord, parce qu’elle semble avoir réussi à juguler l’épidémie sur son territoire. Dès la fin mars, on n’enregistre presque plus de nouvelles contaminations et les dernières mesures de confinement sont dès lors levées le 10 avril. Or, en parallèle, l’épicentre de l’épidémie s’est déplacé vers l’Ouest en touchant tout particulièrement l’Italie puis le reste de l’Europe occidentale avant de s’installer aux États-Unis, mettant systématiquement à genoux l’économie et les systèmes de santé de ces pays pourtant « développés », qui ont en plus disposé de plusieurs semaines d’avance pour s’y préparer. C’est alors au tour de la Chine de vanter la supériorité de sa gestion sanitaire, et plus largement du modèle de société qui l’a facilitée [7].

En interne, cela permet au gouvernement de regagner en légitimité après avoir surtout joué la carte répressive et sécuritaire. De ce point de vue, d’ailleurs, la gestion du confinement et de l’épidémie auront été l’occasion pour le régime de pousser à l’extrême des dispositifs de surveillance et de répression déjà bien installés. Déjà à l’origine du système de « crédit social » dont le gouvernement chinois souhaite doter le pays à brève échéance [8], le groupe Alibaba, par exemple, a développé une application gouvernementale permettant de tracer et d’encadrer les déplacements de chaque citoyen chinois au moyen d’un code couleur calculé en fonction de différents paramètres (qui n’ont pas été rendus public) et dont l’attribution permet ou non d’accéder à certains lieux ou zones : « L’obtention d’un code vert permet de circuler dans tous les lieux publics comme le métro ou les centres commerciaux, mais aussi les restaurants ou d’accéder à un simple taxi. Un code jaune contraint à une mise en quarantaine préventive de sept jours, alors que le code rouge indique que l’utilisateur doit rester chez lui durant 14 jours, correspondant à la période d’incubation du virus. » [9] De son côté, dès le 1er janvier, l’application de messagerie WeChat, particulièrement populaire en Chine, censurait certaines associations textuelles contenant des références au virus pour éviter de nourrir le mécontentement de la population [10]. À travers ces procédés, Pékin a non seulement su utiliser la crise pour renforcer son emprise sur la société chinoise, mais elle en a également profité pour renforcer son avance dans le domaine des technologies de pointe [11].

Enfin, c’est également sur la scène géopolitique mondiale que la Chine a réussi en quelques mois à inverser la tendance. Encore une fois, elle a été aidée en ce sens par les choix politiques et stratégiques occidentaux, en particulier ceux du gouvernement américain. En effet, fidèle à ses convictions isolationnistes et à son mantra de « l’Amérique d’abord » (America First), Donald Trump s’est refusé à endosser le moindre rôle de leadership mondial dans ce qui constitue pourtant l’une des pires crises internationales de l’histoire. Au contraire, les États-Unis ont multiplié les actes hostiles, voire carrément illégaux, y compris à l’encontre de pays alliés. En avril, un sénateur allemand du Land de Berlin a ainsi accusé les États-Unis de « piraterie moderne » après qu’une cargaison de masques destinée à la police berlinoise ait été interceptée par les autorités américaines à l’aéroport de Bangkok [12]. Plus grave, Washington est resté sourd aux appels à assouplir les sanctions pesant sur des pays comme l’Iran pour leur permettre de faire face à une crise sanitaire et humanitaire historique [13]. Mais c’est peut-être la décision américaine de se retirer de l’OMS en pleine pandémie, privant ainsi l’organisation de son principal contributeur, qui a le plus marqué les esprits. Officiellement, les Américains ont justifié cette décision par les accointances supposées entre la Chine et l’organisation, et les conséquences que celles-ci ont eues sur la mauvaise gestion initiale de l’épidémie [14]. Ces accusations traduisent toutefois surtout la volonté de Donald Trump d’utiliser l’OMS et la Chine comme bouc émissaire pour détourner l’attention de la façon catastrophique dont son administration a répondu à la crise, une réalité que peu d’observateurs internationaux ignorent.

Or, en parallèle, la Chine s’est quant à elle rapidement efforcée d’apparaitre comme un acteur fiable et une force positive dans la gestion mondiale de la pandémie. En effet, passé les premières semaines, Pékin a cette fois joué la carte (quoique tardive et ambivalente) de la transparence sur la communication des chiffres de l’épidémie. S’il reste ainsi des doutes quant à la fiabilité des chiffres communiqués, la situation est difficilement comparable avec le blackout quasi complet qui avait prévalu en 2003, lors de la précédente épidémie de SRAS. Plus largement, la Chine a surtout misé sur le multilatéralisme dans la continuité de sa politique de (ré)investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
des principales agences internationales, notamment onusiennes, de ces dernières années. Suite à l’annonce du gel des contributions américaines à l’OMS, elle a ainsi immédiatement annoncé une contribution extraordinaire de 20 millions de dollars pour la lutte contre la covid-19. Enfin, elle a également déployé d’importants efforts d’assistance humanitaire et sanitaire non seulement dans les pays en développement, et notamment en Afrique, mais aussi en Europe et même aux États-Unis. Il ne faut pas y voir un accès d’humanisme de la part de la seconde puissance mondiale. Ces efforts s’inscrivent surtout dans la continuité du (re)déploiement international de la Chine, accélérée en 2013 après l’élection de Xi Jiping à la tête du pays et dont le programme des « nouvelles routes de la soie » (qui comprend justement un volet sanitaire, voir encadré 1) constitue le fer de lance [15].

Des routes de la soie sanitaires [16]
Dès le départ, la santé a été intégrée dans le projet des nouvelles routes de la soie lancé en 2015. La Chine s’est engagée à des collaborations sanitaires avec certains pays partenaires ainsi qu’à apporter assistance médicale ou aide médicale d’urgence si nécessaire. La prévention des épidémies est au centre de cette stratégie, impliquant un partage de l’information et des procédures communes d’intervention ou encore la formation du personnel soignant. Cette politique est particulièrement avancée en Afrique, terrain de jeu historique des ONG occidentales.

Cette collaboration sanitaire n’est pas dénuée d’intérêt pour Pékin. En soutenant ses partenaires le long des routes terrestres ou maritimes du projet, elle facilite l’acceptation par les autorités et les populations des pays concernés des accords sur le commerce et l’investissement qui sont le véritable cœur des nouvelles routes de la soie. De plus, ces nombreuses collaborations sont une vitrine, et donc un marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
potentiel, pour son industrie pharmaceutique et d’équipements médicaux. Plus fondamentalement peut-être, la Chine est sans doute consciente que l’initiative Belt and Road ne manquera pas de faire émerger de nouvelles menaces sur la santé ou de nouvelles épidémies. Elle anticipe ainsi les probables conséquences de ses projets de développement géoéconomique.

  Vers un « siècle chinois » ?

Les pronostics sur l’avènement prochain d’une hégémonie chinoise ne sont pas neufs, mais il faut reconnaître que la crise mondiale du coronavirus pourrait bien constituer l’un des tournants clés dans leur réalisation. Attention toutefois à ne pas surestimer la position chinoise actuelle ni à sous-estimer celle de son rival américain. Économiquement, la Chine devra, comme les États-Unis, se relever de cette récession Récession Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
. Mais, les réserves dont elle dispose pour le faire sont moindres qu’en 2008-2009. En outre, les investissements massifs réalisés à l’époque n’ont pas vraiment entraîné les résultats escomptés, révélant toutes les limites du modèle chinois en matière de surproduction Surproduction Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
et de surendettement, notamment, sans parler de ses conséquences environnementales de plus en plus intenables. Or, la volonté annoncée par le gouvernement de miser sur les « nouvelles infrastructures » (essentiellement numériques) pour sortir de la crise par le haut continue de soulever les mêmes questions. Il est généralement admis que la stabilité politique chinoise commencerait à être menacée si le taux de croissance du pays passait durablement sous la barre des 7-8% [17]. Une situation qui pourrait bien se matérialiser dans les années à venir. À voir alors si l’impressionnant dispositif de contrôle et de surveillance mis en place par l’État depuis plusieurs années suffirait à compenser la perte de légitimité qui s’ensuivrait…

Il est difficile d’évoquer la situation de la Chine, sans la comparer à celle de son « partenaire-rival » américain. La Chine et les EU s’affrontent certes sur le plan géopolitique et géoéconomique, mais ils sont aussi liés par le fait que la Chine est le premier créancier des États-Unis depuis 2019 et que cette dette publique Dette publique État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
américaine est une condition de la croissance chinoise.

Dans ce contexte, il semble que l’élection présidentielle prévue pour le mois de novembre prochain sera cruciale. À l’heure actuelle, la présidence de Donald Trump s’est certes accompagnée d’une perte importante de leadership moral des États-Unis sur la scène internationale, mais leur supériorité militaire reste (de loin) inégalée et ils gardent toujours un important contrôle sur la plupart des organisations internationales les plus influentes (ONU ONU Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
, Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
, FMI…). En outre, même fragilisée, leur supériorité économique reste elle aussi importante et ils continuent de miser, pour l’heure en tout cas, sur le « privilège exorbitant » que leur confère le statut de monnaie Monnaie À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
de réserve et de paiements internationaux du dollar. Dans ce contexte, le principal risque semble donc surtout venir de leur situation politique interne, qui atteint des degrés de polarisation proche d’un climat de guerre civile…


Article paru dans le Gresea Échos 103 "La démocratie sous le masque : chroniques d’un confinement", septembre 2020.


Pour citer cet article : Cédric Leterme, "La Chine et le confinement", Gresea, avril 2022.


Source photo : Gauthier Delecroix-Control-Flickr-CC BY 2.0