On connaît l’adage "Qui paie ses dettes, s’enrichit." C’est une manière de voir les choses – qui s’applique assez mal au tiers-monde.

Un des paradoxes (apparents) du système économique mondial tient en effet au fait que, globalement, l’épargne des pauvres finance la consommation des riches : les flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
financiers vont majoritairement des pays du Sud vers les pays du Nord (cadeau de quelque 125 milliards de dollars en 2003) et non l’inverse.

Un ressort puissant dans cette peu glorieuse redistribution à l’envers est constitué par l’endettement des pays pauvres. Là, on peut le dire avec certitude : en la payant, ils ne s’enrichissent pas eux-mêmes, ils en enrichissent d’autres, et pas un peu.

C’est un aspect que l’adage met peu en évidence. Son sujet central, c’est l’endetté, et c’est naturellement à lui – petite tape sur l’épaule – que le message s’adresse : si tu ne paies pas, tu n’iras pas au paradis ou, variante maffieuse, on te casse les deux jambes. Le grand absent, naturellement, c’est le créancier Créancier Acteur (ménage, entreprise ou pouvoirs publics) qui possède une créance, un prêt sur un autre acteur.
(en anglais : creditor)
, celui qui s’enrichit dans l’ombre. Il y a là comme un déséquilibre...

Là, intéressant : le Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) a choisi de remettre les choses à l’endroit dans le cas du Congo, en soumettant à un audit Audit Examen des états et des comptes financiers d’une firme, de sorte à évaluer si les chiffres publiés correspondent à la réalité. L’opération est menée par une société privée indépendante appelée firme d’audit qui agrée légalement les comptes déposés. Quatre firmes dominent ce marché : Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers.
(en anglais : audit ou auditing)
critique et citoyen la gigantesque dette de ce pays délibérément appauvri. Ouvrir la boîte noire, voir à qui profite le crime, c’est de tous temps ainsi qu’on résout une énigme policière où l’argent entre en jeu.

Travail de longue haleine. Un coin du voile, cependant, a déjà été soulevé lors du colloque que le CADTM a organisé sur ce thème, le 20 octobre 2006, au Sénat, à l’invitation du sénateur Pierre Galand. Qui en a bien situé l’importance : vis-à-vis d’un pays qui doit consacrer un quart du budget national à payer une dette – "archétype de la doctrine de la dette odieuse" – qui représente en quelque sorte la négation du principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dit-il, "nous avons un devoir d’inventaire". Pas moins. Il fallait que ce soit dit. C’est dit.

 Acte d’accusation

Il y a quelque chose d’hallucinant, en effet, dans l’emballement de la malédiction usurière à laquelle la jeune nation congolaise sera sans cesse soumise après son Indépendance en 1960. Le règne de Mobutu se terminera sur une ardoise de quelque 13 milliards de dollars, dont plus d’un tiers (5 milliards) propulsé par le simple poids des intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
. S’en suivra, sur toile de fond de guerre civile assassine (4 millions de morts) et de privatisations tous azimuts, une nouvelle flambée de prêts rapaces, dont un milliard, très opaque, consenti par le Ducroire, l’agence belge de promotion des investissements à l’étranger... La démocratie naissante, issue des urnes aujourd’hui ? Plombée d’une dette de plus de 9 milliards de dollars. Lorsqu’on parle d’un nouveau départ pour le Congo, il faut donc comprendre, en réalité : business as usual.

A cela, il y a eu des étapes, comme les différents intervenants au colloque l’ont rappelé. Reprenons-les, en résumant au grand galop. (L’ensemble des interventions seront sous peu accessibles sur le site du CADTM ; la lecture qui en est faite ici n’engage que l’auteur.)

Première étape, la période coloniale (1884-1960). Comme l’a mis en exergue Dieudonné Ekowana Hiemo, le pays est mis sous coupe réglée. Ressources naturelles "trustées" par des conglomérats belges (Société générale, Union minière) et britanniques. C’est l’époque où on "civilise" l’indigène. Cela a un prix. Pour son "développement", le Congo sera ainsi amené durant les dix dernières années de la colonisation, à "débourser plus de 64 milliards de francs", ce qui va entraîner une "augmentation démesurée de l’endettement public" puisqu’il passe, "en moins de 10 ans de 3,7 milliards à 47 milliards" (un petit milliard de dollars de l’époque). C’est le cadeau empoisonné, dans lequel figure encore quelques dettes de l’époque de Léopold II, que le colonialisme lègue à la jeune nation en lui souhaitant, avec quelque hypocrisie, bon vent...

Ce "bon vent" prendra rapidement, 1965, la forme d’un coup d’État ouvrant le règne kleptocrate de Mobutu. C’est l’étape deuxième, elle va durer trente deux ans, avec des fortunes diverses : jusqu’en 1989 ("chute du Mur"), comme l’ont bien souligné Christine Van Daele et Victor Nzuzi, la fonction géopolitique de rempart anticommuniste africain avec laquelle Mobutu a habilement su jouer lui assurera une complaisance aveugle des prêteurs de tous bords (injections massives à partir de 1963) – qui fermeront aussitôt les vannes après cette date. Ce sera la période noire des rééchelonnements de la dette (neuf en tout), qui atteindra en 1996 treize milliards de dollars. En guise de messe d’adieu, c’est cette fois le néocolonialisme qui signe le cadeau empoissonné.. La dette, gonflée par une série de Grands Travaux Inutiles (le barrage d’Inga – et ses contrats juteux – représentera à elle seule la moitié de la dette), va plomber l’économie du pays, 13 milliards de dollars en bout de piste : bon vent... Rappelons, en passant, que la responsabilité des institutions financières internationales est ici écrasante. Malgré les clignotants faisant état de pratiques mafieuses et d’une corruption généralisée (rapport Blumenthal, 1968), elles continueront à arroser le régime, jusqu’en 1991 pour le FMI FMI Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
, jusqu’en 1993 pour la Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
.

Troisième et dernière étape, la descente aux enfers, de 1997 jusqu’à la veille des élections présidentielles et législatives de 2006, la guerre, les massacres et, comme Virginie de Romanet l’a utilement rappelé en citant des rapports onusiens, un pillage méthodique orchestré par des "réseaux d’élites composés d’un petit noyau de dirigeants politiques et militaires et d’hommes d’affaires, et dans les zones occupées de certains chefs rebelles et administrateurs". Avec, comme de bien entendu, une nouvelle fournée de contrats opaques et une batterie de "prêts odieux". Rien qu’entre 2002 et 2003, quelque 7,4 milliards de dollars s’ajouteront au passif, dont un milliard de notre agence de promotion des investissements à l’étranger, le Ducroire. Ajoutez à cela, décrite dans le détail par Arnaud Zaccharie, l’opération dite de "consolidation" (2002), un tour de passe-passe par lequel 60% des créances sur le Congo changent de main, l’arriéré se transformant, via de nouveaux prêts, en... nouveaux emprunts. A bien y regarder, cela correspond, comme Eric Toussaint l’a bien pointé, à une gigantesque "opération de blanchiment" : les États occidentaux qui y participent à l’aide de leurs contribuables (Belgique, France, Suède, Afrique du Sud) passent à la caisse, remboursent des créanciers qui s’évanouissent dans l’anonymat, tandis que le peuple congolais, lui, reste plus endetté que jamais, étant désormais placé sous la tutelle des programmes PPTE (pays pauvres très endettés) de la Banque mondiale... Résumée, cette étape tient en une ligne : pour reconstruire aujourd’hui le pays et lui redonner espoir, le peuple congolais devra faire une croix sur environ 30 à 40% de son maigre budget rien que pour assurer le paiement du service Service Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
de la dette – les intérêts, donc : la dette elle-même vient en sus.

 Devoir d’inventaire

On en est là. Et c’est dire l’intérêt de l’initiative du CADTM d’entreprendre, en plus d’une procédure judiciaire contre la Banque mondiale via les agissements coupables de la société Anvil Mining, un audit critique de cet endettement, que Renaud Vivien a esquissé à grands traits. Il visera ainsi à "déceler les circonstances des prêts consentis par la Belgique à la RDC depuis son indépendance et le transfert de la dette belge au moment de l’indépendance du Congo afin de justifier l’annulation des créances belges ayant un caractère illicite et exiger la réparation des dommages écologiques et humains. " L’audit répondra donc aux questions : "combien la RDC doit-elle réellement ? A qui ? Et pour quoi ?"

Reste, si on veut bien, le problème "poids" des multinationales. Pour justifier de "répudier" – le terme est d’Eric Toussaint – cette dette colonialiste, il est d’ordinaire fait référence à la doctrine avancée en 1927 par Alexander Sack, doctrine qui considère qu’une dette peut être qualifiée d’odieuse dès lors qu’elle a été contractée par un régime despotique, non selon les besoins et les intérêts de l’État mais pour fortifier sa mainmise sur le peuple et le réprimer. Si elle remplit ces conditions, elle correspond à une "dette de régime" qui n’engage en rien le peuple et qui peut être à ce titre dénoncée par celui-ci. Des précédents existent.

Il ne faudrait pas cependant s’arrêter en si bon chemin. Les dépenses somptuaires du régime, les biens mal acquis, les fortunes bâties sur comptes suisses grâce à la corruption n’auraient pas existé sans corrupteurs, sans une exploitation délibérée des opportunités ainsi offertes aux banques et entreprises, qui savaient très bien ce qu’elles faisaient. L’audit devrait pour bien faire, avec précision, les identifier. Ce sont là autant de "prêts odieux", de "contrats odieux" et "d’investissements odieux".

On connaît l’image satirique célèbre d’Hitler dont la main, levée dans un salut nazi, se remplit de billets de banque. Ces billets ne tombent pas du ciel. Au Congo, non plus...

P.-S.

Ce texte condense et amplifie les travaux du séminaire organisé le 20 octobre 2006 par le CADTM au Sénat de Belgique, à l’invitation du sénateur Pierre Galand et auquel le Gresea a participé.