L’utilisation des technologies numériques pour révolutionner les moyens de paiement fait couler beaucoup d’encre. On s’intéresse toutefois peu aux conséquences de ces innovations pour les pays du Sud, alors même que ces derniers constituent un terreau étonnamment fertile pour leur développement. Pour le meilleur ou pour le pire ?
Plus une semaine ne passe sans que les « cryptomonnaies » ne s’invitent dans l’actualité. Dernièrement, c’est leur utilisation dans le cadre de la guerre en Ukraine qui a fait les gros titres [1]. Il faut dire que l’essor de ces monnaies particulières a été fulgurant ces dernières années [2], soulevant au passage de nombreuses questions. Peut-on réellement parler de « monnaies », par exemple, alors qu’elles ne remplissent que très imparfaitement les trois fonctions normalement dévolues à la monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
: réserve de valeur, unité de compte et moyen de paiement. Leur grande volatilité, en particulier, les rend peu adaptées aux deux premières fonctions et, pour l’heure, les biens ou services qu’il est possible de payer en cryptomonnaies restent relativement limités. Leur principal usage semble donc relever avant tout de la spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
, ce qui pousse notamment l’économiste français Frédéric Lemaire à parler plutôt de « cryptoactifs » [3].
En outre, lorsqu’elles sont bel et bien utilisées comme monnaies, s’agit-il réellement d’une innovation technologique au service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
de la liberté, comme le soutiennent les « crypto-enthousiastes »… ou plus prosaïquement d’un outil qui profite avant tout au crime organisé et à l’évasion fiscale ? [4] Et qu’en est-il de leur empreinte environnementale, quand on sait qu’aux États-Unis, la plus grande usine à bitcoin du pays devrait consommer… l’équivalent d’un demi réacteur nucléaire ? [5]
Des cryptomonnaies aux monnaies numériques
En parallèle, la multiplication des projets de « monnaies numériques de banques centrales » (yuan numérique, euro numérique, dollar numérique) suscite également son lot d’interrogations [6]. Souvent conçus, au moins en partie, comme une réponse au « succès » des cryptomonnaies, ces projets s’en distinguent toutefois sur toute une série d’aspects clés, à commencer par le fait qu’ils ne reposent pas sur une architecture décentralisée. Les cryptomonnaies reposent en effet sur les blockchains, une technologie de cryptage qui fonctionne littéralement par « chaines de bloc » d’information (dans ce cas des historiques de transactions) que n’importe qui peut valider moyennant la résolution de calculs extrêmement complexes (et gourmands en énergies). Il n’y a donc pas d’autorité centrale garante du système.
À l’inverse, les monnaies numériques de banques centrales sont un équivalent numérique des pièces et billets émis par la Banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
. Simplement, grâce à ce système, tout le monde pourrait avoir un compte (ou portefeuille
Portefeuille
Ensemble de titres détenus par un investisseur, normalement comme placement.
(en anglais : portfolio).
virtuel) directement auprès de la Banque centrale sans devoir passer par les banques commerciales [7]. Néanmoins, les monnaies numériques des banques centrales partagent avec les cryptomonnaies le fait de reposer sur un contournement des institutions financières traditionnelles et d’œuvrer à l’avènement de société sans cash.
Des enjeux cruciaux pour le Sud
Les enjeux que soulève le développement de ces nouvelles formes de « monnaie » sont donc de plus en plus importants. Or, ce constat vaut également – et peut-être surtout – pour les pays du Sud, tant ces derniers se révèlent être un terrain particulièrement fertile pour leur essor [8]. Plusieurs raisons l’expliquent. D’abord, les cryptomonnaies peuvent (paradoxalement) constituer des alternatives intéressantes pour les habitants de pays dont les monnaies nationales et les marchés financiers sont particulièrement instables. C’est le cas en Turquie, par exemple, où l’effondrement de la lire et l’explosion de l’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
ont entrainé une ruée sur les cryptomonnaies contre lesquelles le gouvernement cherche actuellement à sévir [9].
On retrouve les mêmes ingrédients au Venezuela (mais aussi en Argentine), où l’instabilité économique et financière est à la fois plus ancienne et plus profonde. Dans ce contexte, de nombreux Vénézuéliens s’étaient déjà tournés en masse vers les plateformes de travail en ligne pour y trouver des opportunités de rémunération qui faisaient défaut dans leur économie nationale [10]. Depuis peu, le nouvel eldorado prend toutefois la forme des jeux play-to-earn (jouer pour gagner de l’argent), à l’image du populaire Axis Infinity dont les Vénézuéliens – juste après les Philippins – constituent le gros des troupes au niveau mondial [11]. Ces jeux nécessitent en effet de payer un droit d’entrée, mais il est ensuite possible d’y gagner de l’argent à travers des gains en cryptomonnaies – lesquels dépassent souvent de loin le niveau des rémunérations locales.
Alternatives aux systèmes bancaires traditionnels
Les cryptomonnaies constituent également une alternative pour les populations qui n’ont pas accès aux institutions et aux services bancaires traditionnels. Dès les années 2000, l’Afrique a, par exemple, été une pionnière dans le secteur des technologies de paiement mobile (avec notamment le très populaire service M-Pesa lancé au Kenya en 2007), ce qui a permis à des millions d’Africains de recevoir et d’effectuer des paiements sans devoir posséder un compte bancaire [12]. Ce n’est donc pas vraiment une surprise si l’Afrique est aujourd’hui « le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
des crypto-monnaies qui connaît la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
la plus rapide parmi les économies en développement, ainsi que le troisième marché le plus dynamique au monde » [13], avec des pays comme l’Afrique du Sud, le Kenya et le Nigéria parmi les dix principaux utilisateurs mondiaux de cryptomonnaies, essentiellement dans le segment des paiements peer-to-peer [14].
De la même manière, le recours aux cryptomonnaies peut également être intéressant pour les migrants qui souhaitent transférer des fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
dans leur pays d’origine sans devoir s’acquitter des frais souvent exorbitants que leur réclament les opérateurs traditionnels. Comme l’explique un site spécialisé, « alors que les frais de virement international représentent en moyenne 7 % du montant total envoyé et peuvent prendre plusieurs jours pour être effectués, certaines cryptomonnaies permettent d’effectuer des opérations de change et des transferts d’argent pour moins d’un penny américain et traitent les paiements en quelques secondes » [15]. De quoi expliquer que « les transferts de cryptomonnaies associés aux envois de fonds ont connu une croissance rapide, en termes de valeur et de volume, depuis le début de la pandémie de COVID-19 » [16].
De la méfiance à la cooptation étatique
Ces utilités – réelles ou supposées – des cryptomonnaies concernent toutefois surtout les populations du Sud, même si certains États voient également leur développement d’un bon œil. L’exemple le plus connu est le Salvador, dont le président a récemment décidé de faire du bitcoin une des monnaies ayant cours légal au sein du pays, à côté du dollar [17]. Selon lui, cela devrait permettre d’attirer de nouveaux investisseurs, en plus d’offrir une alternative aux 70% de Salvadoriens privés d’accès aux services financiers traditionnels, tout en permettant à ceux qui vivent à l’étranger d’envoyer plus facilement de l’argent à leur famille.
Le pari est toutefois risqué et la plupart des États se méfient plutôt de ces monnaies privées, hautement volatiles, qui échappent à toute forme de contrôle… sans pour autant en ignorer certains des avantages potentiels. C’est dans cette optique qu’un pays comme la Chine, par exemple, s’est lancé dans ce qui constitue aujourd’hui le projet de monnaie numérique le plus avancé du monde [18]. Longtemps un des terrains de jeu favoris pour les amateurs de cryptomonnaies, mais aussi un des marchés les plus dynamiques de la planète en matière de fintech en général, la Chine a récemment resserré la vis en interdisant les cryptomonnaies sur son territoire [19] et en reprenant en main le secteur des paiements en ligne, en commençant par ses principaux acteurs Alipay (Alibaba) et WeChat Pay (Tencent) (qui représentent ensemble plus de 90% du marché chinois des paiements en ligne) [20].
Ce faisant, Pékin cherchait, entre autres, à se doter des meilleures conditions pour le déploiement de sa propre monnaie numérique, dont elle a déjà testé l’utilisation à grande échelle dans différentes villes du pays. Son objectif ? Récupérer le contrôle sur le système financier et les flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
monétaires chinois ; renforcer l’efficacité de sa politique monétaire ; favoriser l’inclusion financière des régions et populations les plus marginalisées, notamment rurales ; mais aussi renforcer l’attractivité du Yuan au niveau international. Ce dernier point est particulièrement important au moment où la guerre en Ukraine rappelle encore une fois à quel point l’hégémonie internationale du dollar est une arme puissante aux mains des Américains [21].
Fausses solutions ou réelles alternatives ?
Dans ce contexte, comment interpréter l’attractivité de ces nouvelles monnaies pour les peuples et/ou États du Sud ? En ce qui concerne les cryptomonnaies, celle-ci semble surtout liée aux défaillances des États et des systèmes économiques et financiers nationaux, mais aussi internationaux. Il s’agit donc d’un « moindre mal », qui ne règle toutefois en rien les causes profondes de ces défaillances, tout en apportant leur propre lot de problèmes et de limites [22]. Parmi ceux-ci, on peut évidemment citer leur volatilité et leur caractère hautement spéculatif, mais aussi et surtout la dépolitisation complète des enjeux monétaires qui les caractérise. Comme l’explique notamment Varoufakis, « le problème du bitcoin n’est pas seulement son offre fixe. C’est la présomption que le taux de variation de la masse monétaire peut être prédit et anticipé par un algorithme. Que la masse monétaire peut être dépolitisée. Donc, ce n’est pas une question de sophistication et de complexité de l’algorithme. C’est plutôt qu’un processus purement politique, inconnaissable, ne peut jamais, jamais, être capturé par un algorithme. Il ne peut pas l’être et, par conséquent, il ne devrait pas l’être. » [23]
De ce point de vue, les projets de monnaies numériques de banque centrale semblent donc plus intéressants, puisqu’ils maintiennent au contraire la possibilité d’un contrôle politique de la monnaie. Mais surtout, comme le souligne également Varoufakis, leur principal avantage consiste à rompre le monopole dont disposent les banques commerciales en matière de circulation monétaire : « Aujourd’hui, l’État garantit un monopole sur les paiements aux banques commerciales. Et ce n’est qu’un premier cadeau fait à l’oligarchie. Un deuxième cadeau, encore plus grand, est que seules les banques commerciales sont autorisées à avoir un compte à la banque centrale. » Le résultat c’est que tout soutien monétaire à l’économie doit dès lors passer par les banques commerciales, qui ne le transmettent qu’imparfaitement (c’est le moins qu’on puisse dire) au reste de la société, à l’image de ce qu’il s’est passé dans la foulée de la crise de 2008 [24].
Une monnaie numérique permettrait donc de créer plus facilement un lien direct entre les citoyens et leur banque centrale. Mais à l’inverse, pour cette même raison, ces projets soulèvent également des craintes par rapport au pouvoir de surveillance et de contrôle accru qui en découle pour l’État [25]. Une situation d’autant plus préoccupante dans des États comme la Chine où les garde-fous et contre-pouvoirs font largement défaut… mais aussi en Europe, où « l’indépendance » de la Banque centrale – et donc son caractère antidémocratique – est coulée dans le marbre des traités. A minima, de tels projets nécessiteraient donc de s’accompagner d’une démocratisation radicale des Banques centrales et plus largement des États dont elles dépendent. Quant à savoir si et jusqu’où ils pourraient offrir aux États et aux populations du Sud un levier pour améliorer le fonctionnement du système monétaire actuel, seul l’avenir nous le dira.
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Cryptomonnaies, monnaies numériques : risque ou opportunité pour le Sud ?", Gresea, avril 2022, https://gresea.be/Cryptomonnaies-monnaies-numeriques-risque-ou-opportunite-pour-le-Sud.