Le verdict est tombé à la Court of Appeals for the Second Circuit (Cour d’appel de 2e instance). Il casse le verdict de 2013 énoncé par une cour de district new-yorkaise. Celle-ci, présidée à l’époque par le juge Thomas Griesa, avait estimé que la banque centrale Banque centrale Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
argentine était l’alter ego de l’État argentin. Elle autorisait donc que des dettes de l’État soient récupérées auprès de la banque centrale. C’était une erreur, estime aujourd’hui la Cour d’appel des États-Unis. [1] Ce jugement représente une nette victoire juridique pour l’Argentine. “Il pose un précédent international et garantit que des réserves de la banque centrale ne puissent pas être saisies à la demande des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
vautours," a déclaré Alejandro Vanoli, gouverneur de la Banque centrale de l’Argentine. [2] Le pays se fatigue depuis bientôt 15 ans pour se libérer de la strangulation de ses dettes extérieures.

Les dettes ont été amassées dans les années 1970, ’80 et ’90. Mais l’origine du dossier date de 1994, lorsque le président Carlos Menem, ultra-libéral, mettait en circulation un nouveau paquet d’obligations argentines. Je les appellerai les titres-Menem, dans ce qui suit. En décembre 2001 l’Argentine n’était plus en mesure de rembourser ses dettes, et le pays imposait un moratoire sur le remboursement des dettes extérieures. En 2003, le président progressiste Nestor Kirchner accède au pouvoir. Il réussit à réduire considérablement les obligations de remboursement.

En deux étapes (en 2005 et 2010), l’Argentine se met d’accord avec la grande majorité des détenteurs de titres-Menem. 91 % d’entre eux acceptent une restructuration de la dette : ils ne recevront qu’un quart (25 à 29%) de ce que l’Argentine leur doit, et le remboursement sera étalé sur une période plus longue. Le raisonnement était : mieux vaut recevoir un quart que rien du tout. Ensuite, leurs titres-Menem ont été remplacés par de nouveaux titres de créance, que j’appellerai, les obligations échangées (Exchanged bonds)

 La dette abusée politiquement

Un petit groupe de créanciers a refusé toute restructuration. Parmi eux, des investisseurs individuels, mais surtout des fonds vautours (des holdouts dans le vocabulaire de la presse spécialisée anglophone). Ce sont des groupes financiers qui spéculent sur les dettes de pays en difficulté.

Dans le cas de l’Argentine des fonds vautours ont acheté des titres-Menem sur le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
secondaire, après 2001 et à des prix dérisoires (10 à 15% du prix original). Mais ils exigent d’être remboursés à la valeur nominale de ces titres avec évidemment tous les intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
en plus. S’ils ont gain de cause, ils encaissent de sérieux profits, ce qui est leur seul et unique objectif. Ces fonds mènent une guerre juridique et politique contre l’Argentine depuis 2003, pour arracher le remboursement complet des titres-Menem qu’ils possèdent.

Les créanciers qui ont refusé les restructurations de la dette se sont rassemblés derrière les grands fonds d’investissement Fonds d'investissement Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
Aurelius et NML Capital Limited. NML fait partie du groupe d’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
du milliardaire américain Paul Singer et de son fonds de levier Elliott Management (qui en 2014 gérait quelque 25 milliards de dollars de fonds investis) [3].

Singer dispose d’une longue expérience de pratiques "vautours". En 1996, par exemple, il a acheté pour 11 millions de dollars d’obligations de l’État péruvien, suite à quoi il a obligé le Pérou par des actions en justice (entre autres en Belgique) à lui rembourser la valeur nominale de ces titres qui était de 58 millions de dollars, un profit de 400 pour cent. Mais, Paul Singer est avant tout un investisseur lié au Parti républicain des États-Unis.

Il a fait entendre à plusieurs reprises qu’il ne se ferait pas avoir par un pays du Tiers-monde tel que l’Argentine. Une bonne partie de la propagande, qui veut que l’Argentine porte atteinte aux règles internationales et refuse opiniâtrement de rembourser ne fut-ce qu’un peso des dettes engagées, émane des cercles de Singer et de ses alliés.

 Blocage volontaire

Ce front de spéculateurs et d’investisseurs a obtenu en 2012 un verdict qui leur est favorable du juge new-yorkais déjà cité, Thomas Griesa. Ce jugement bloque depuis lors le dossier de la dette de l’Argentine. Griesa reprend les arguments des fonds vautours et affirme que l’Argentine ne traite pas ses créanciers équitablement, parce que le pays se dit prêt à rembourser les détenteurs d’obligations échangées, mais pas ceux qui détiennent des titres-Menem. Thomas Griesa juge ensuite en octobre 2012 que l’Argentine doit verser 1,33 milliard de dollars aux holdouts avant la fin de l’année.

L’affaire est toujours serrée à bloc en juillet 2014. Griesa impose comme échéance fin juillet, pour que l’Argentine aille à la rencontre des fonds vautours. Faute de quoi le pays se trouvera en situation de défaut de paiement. Dettes et intérêts ont entretemps grimpé pour atteindre un total de 2,4 milliards de dollars.

En réalité, l’Argentine ne fait pas défaut, elle a les fonds pour rembourser des créanciers. À cette fin, elle a même déposé la somme de 539 millions de dollars à la Bank of New York Mellon. Cette banque devait normalement verser cet argent à des créanciers disposant d’obligations échangées. Mais cet argent est bloqué. Dans l’esprit du jugement-Griesa cette somme ne pourra être débloquée que lorsque l’Argentine versera la même somme aux fonds vautours.

L’Argentine propose une nouvelle restructuration, mais les fonds vautours la refusent à nouveau. Aucun accord n’a été trouvé et l’industrie financière a déclaré que le pays se retrouvait donc en situation de défaut de paiement, pour la deuxième fois depuis 2001.

 L’Amérique du Sud soutient l’Argentine

Les fonds vautours tiennent l’Argentine en otage, de manière juridique, financière et politique. Leur action va droit à l’encontre des besoins de la population argentine. La question ne concerne pas que l’Argentine. Elle est devenue tellement urgente que l’Assemblée générale des Nations unies s’est penchée sur la question de la dette en septembre 2014. Elle plaide alors pour plus de coopération internationale afin d’alléger les dettes de pays souverains pour que ces pays puissent se faire leur propre chemin.

Les pays souverains, dit l’Assemblée, ont le droit de restructurer leurs dettes. Une telle restructuration ne peut être contrariée ou gênée ni par d’autres États, ni par “des créanciers opérant aux conditions du marché, notamment des fonds de placement Fonds de placement Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
spécialisés tels que les fonds spéculatifs, qui se livreraient, à des fins de spéculation Spéculation Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
, à des achats sur le marché secondaire Marché secondaire Lieu des transactions d’actifs financiers déjà existants. Par opposition au marché primaire, il est parfois appelé « marché de l’occasion ». Le volume de ces transactions y est de fait beaucoup plus important.
(En anglais : secondary market ou aftermarket)
de titres de la dette sinistrée assortis d’une forte décote, en vue d’en obtenir le remboursement intégral par voie de justice". Ceci est une allusion claire et nette aux fonds vautours. [4]

Les pays de l’Amérique du Sud et des Caraïbes s’unissent pour soutenir l’Argentine. Cette solidarité s’est manifestée début 2015 lors de leur conférence au Costa Rica. Là, ils ont condamné sans équivoque les actions des fonds vautours qui empêchent que l’Argentine puisse trouver une solution définitive pour ses dettes avec ses créanciers. [5]

 État de nécessité

L’Argentine est coincée. Le pays ne peut pas rembourser les fonds vautours pour la totalité de la somme qu’ils réclament. Si elle le fait, le risque existe que les détenteurs d’obligations échangées invoquent le principe d’égalité et réclament à leur tour d’être remboursés pour la totalité de la valeur des titres originaux. L’Argentine veut rembourser ses dettes aux détenteurs d’obligations échangées (restructurées) mais ne peut le faire à cause des actions des fonds vautours.

Des aspects politiques sont en jeu aussi. Ici un principe du droit international est applicable. Il dit que de rembourser des dettes extérieures ne peut en aucun cas toucher la population du pays concerné. Si un pays se trouve en état de nécessité (State of Necessity), il est bien légitime qu’il suspende de manière unilatérale le remboursement de la dette. Ce principe a été invoqué cette année encore par le Comité pour la Vérité sur la Dette, créé par le parlement grec. [6]

L’Argentine correspond à la définition d’état de nécessité. Contrairement à ce que font croire les fonds vautours, l’Argentine paie bel et bien ses dettes, et pas pour des miettes. Selon un document du sénat argentin, l’Argentine a remboursé pour 173,7 milliards de dollars de dettes entre 2003 et 2013 : 41 milliards de dollars à son propre secteur public, 81,5 milliards de dollars à des privés, détenteurs d’obligations au pays même, et étrangers, et 51,2 milliards de dollars à des institutions multilatérales de crédit (à savoir le Fonds monétaire international Fonds Monétaire International Ou FMI : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
, la Banque interaméricaine de développement, la Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
et la Corporacion Argentina de Fomento). [7] Cet effort représente une saignée financière importante, et on peut s’interroger sur ce que l’Argentine aurait pu réaliser, par exemple, dans le domaine social et de l’éducation, si elle n’avait pas dû rembourser cet argent.

 


Pour citer cet article :

Custers, Raf, "Argentine-Fonds vautours : 1-0", Gresea, septembre 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1413


Notes

[1EM Ltd et al. v. Banco central de la Republica Argentina et al., US Court of Appeals Second Circuit, 31 août 2015, 43p.

[2Lukin, Tomas, Esta vez fue un No para el apetito buitre, Pagina12, 1 septembre 2015.

[3Abelson, Max & Porzecanski, Katia, Paul Singer will make Argentina pay, Bloomberg, 7 août 2014.

[4Établissement d’un cadre juridique multilatéral applicable aux opérations de restructuration de la dette souveraine. Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 9 septembre 2014, Nations unies A/Res/68/304.

[5Declaracion espacial de respaldo a la posicion de la Republica Argentina en la reestructuracion de su deuda soberana, III Cumbre de la Comunidad de Estados Latinoamericanos y Caribeños (CELAC), Costa Rica, 28-29 janvier 2015.

[6Preliminary Report, The Truth Committee on Public Debt, Hellenic Parliament, Athènes, 18 juin 2015, p.61-62.

[7Canje de deuda, Senado de la Nacion, Republica Argentina, 112/1, Buenos Aires, 27 août 2013, facsimile (document scanné), 17p.