Annuler une partie de la dette grecque. L’idée du nouveau gouvernement grec avait fait bondir la dynastie européenne qui ne pouvait tolérer que les effets collatéraux soient pris en charge par les citoyens européens. Non, ce n’est pas à eux à payer la dette grecque ! Le discours était tout autre lorsqu’il a fallu sauver le secteur privé…
Ce que le dossier grec révèle avec force est l’hypocrisie de la dynastie européenne qui dit tout haut le contraire de ce qu’elle fait tout bas. Tout haut : La Grèce doit être juste envers « les gens en Allemagne et en Europe qui se sont montrés solidaires [1]. ». Tout bas : Le secteur public a sauvé le secteur privé engagé dans la dette grecque. Pour paraphraser, les gens d’Allemagne et en Europe se sont montré solidaires du secteur privé en 2012. S’est-il montré juste ? Laissons aux juges l’appréciation de la justice et attachons-nous à ce qui s’est fait tout bas.
Mais, d’abord, pour mémoire. Depuis son élection à la tête du gouvernement grec, Alexis Tsipras, épaulé par son ministre des Finances Yanis Varoufakis, a entrepris un véritable marathon de rencontres avec les représentants européens. Si, à l’heure actuelle, le gouvernement Tsipras n’évoque plus l’idée d’une annulation et / ou restructuration de la dette grecque, il veut mettre fin aux programmes d’aide imposés par l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, la Banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne (BCE) et le Fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
monétaire international (FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
), la "Troïka" dans le langage médiatique. Programmes qui pèsent lourdement sur la population hellène depuis 5 ans et dont le dernier se termine le 28 février. Athènes veut mettre en place son propre « plan national de réformes [2] » et faire de la dette grecque une dette perpétuelle [3]. L’avenir proche nous dira comment David s’est défendu contre Goliath.
Mais revenons sur l’idée de l’annulation d’une partie de la dette grecque. Non que nous soyons nostalgiques de sa non application mais l’écho que son hypothétique réalisation a eu auprès des Institutions Européennes et des États membres nous intéresse tout particulièrement. En voici donc le contexte, fait de dits (tout haut) et de non-dits (tout bas)…
Le secteur privé sauve ses plumes
En 2012, la dette grecque s’élève à 304,7 milliards. Au bord du défaut de paiement, le gouvernement hellène annonce la restructuration de sa dette publique
Dette publique
État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
détenue par le secteur privé [4]. Ce dernier détient alors 206 milliards [5], soit 67,6 % de la dette grecque totale.
Ce qui est dit tout haut : L’échange est encensé. « L’Allemagne a salué vendredi la réussite de l’échange de dette publique grecque par le secteur privé, parlant d’un "grand pas sur le chemin de la stabilisation et de la consolidation" de la Grèce [6] ». Le ministre des Finances français, François Baroin qualifie sur RTL le résultat de « beau succès » qui permet d’atteindre « tous les objectifs que nous nous étions fixés », « sur une base volontaire » [7]. Le secteur privé s’est donc montré fort solidaire de la cause grecque en acceptant d’échanger ses créances pour des obligations qui valaient moitié moins que les précédentes. L’effort consenti a permis d’effacer 107 milliards de la dette totale grecque. Et pour couronner le tout, la main des investisseurs privés s’est tendue volontairement.
Ce qui est fait tout bas : L’effort est, en fait, beaucoup moins important qu’annoncé. Beaucoup, beaucoup moins. Les créanciers se défont des titres qui, en réalité, n’avaient plus aucune valeur puisque la Grèce menaçait de faire défaut. En échange, ils reçoivent des titres garantis par le Fonds Européen de Stabilité Financière et les États européens et émis sous la loi britannique. Concrètement ? Sur une obligation
Obligation
Emprunt à long terme émis par une entreprise ou des pouvoirs publics ; il donne droit à un revenu fixe appelé intérêt.
(en anglais : bond ou debenture).
de 46,50 €, 31,50 € sont des obligations grecques, et 15€ sont des titres émis par le FESF. Les États membres se portent donc garants pour une partie de ces nouveaux titres, ce qui les rend très sûrs. La loi britannique fait, quant à elle, sortir les titres du champ juridique grec et évite ainsi qu’un futur gouvernement grec (de gauche radicale, peut-être ?) puisse y toucher unilatéralement. Pour parfaire l’échange, les pauvres créanciers ont reçu une somme d’argent frais en guise de consolation. La Grèce a dû, en effet, verser, avec les fonds des plans d’aide accordés par la Troïka, 34,6 milliards d’euros au secteur privé comme prime d’incitation pour obtenir l’accord des créanciers sur la restructuration [8]. Ce qui s’est donc fait tout bas et que l’on n’a pas dit tout haut, est une pirouette assez ingénieuse permettant, d’une part, au secteur privé de se désengager quasi totalement de la dette grecque sans perdre beaucoup de ses plumes et, d’autre part, la roue du paon européen a remplacé dans le panier privé les pommes pourries par des titres juteux de sûreté. Bon appétit !
Dans une tribune du Financial Times [9], l’économiste américain Nouriel Roubini synthétise parfaitement la roue : « Un mythe est en train de se développer, selon lequel les créanciers privés accepteraient des pertes significatives dans le cadre de la restructuration de la dette de la Grèce, tandis que les créanciers officiels (BCE, FMI…) seraient dédouanés de tout effort. (…) La réalité est que les créanciers privés ont obtenu un accord très avantageux, tandis que l’essentiel des pertes actuelles et futures a été transféré vers les créanciers officiels. »
Ainsi, aujourd’hui, la dette grecque est détenue à 80 % par les créanciers publics internationaux (FMI, FESF, États européens).
On comprend donc pourquoi le secteur privé s’est volontairement penché avec tant de bienveillance sur la restructuration de la dette hellène. Mais là, encore, l’on se trompe ... Est-ce réellement les conditions de l’accord Private Sector Involvement qui ont fait changer d’avis les investisseurs privés, fermement opposés à une quelconque restructuration ? Ou, est-ce l’ampleur des pertes liées aux CDS émis par certains investisseurs privés qui a changé la donne ? CDS ? Allons-y !
En 2012, à quelques encablures du défaut de payement, la Grèce aurait pu décider unilatéralement de faire défaut sur la totalité de sa dette souveraine, détenue, à ce moment, presque entièrement par des investisseurs privés. Une catastrophe pour les détenteurs des fameux CDS (Credit Default Swap
Credit default swap
Contrat permettant à une firme de prendre en charge le risque de crédit d’un émetteur d’obligations si celui-ci fait défaut contre une commission. C’est un produit dit dérivé. Généralement, ce sont des sociétés financières qui proposent ce produit.
(en anglais : credit default swap)
), sorte d’assurance sur les prêts effectués à la Grèce. Le mécanisme des CDS est le suivant : si la Grèce fait défaut, cela sera considéré comme un « évènement de crédit ». Or, tout « évènement de crédit » enclenche les CDS qui permettent aux malheureuses fourmis ayant si gentiment prêté à la cigale d’être remboursés. Toutefois, une restructuration volontaire n’est pas jugée comme étant un « événement de crédit » … D’où la pression des émetteurs de CDS (essentiellement les banques d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
américaines telles Goldman Sachs ou Merrill Lynch [10]) pour que la restructuration de la dette grecque se fasse « volontairement »…
Les citoyens européens : des pigeons ?
La restructuration de 2012 a en fait permis aux investisseurs privés de se désengager encore un peu plus de la dette grecque en s’en tirant à bon compte. Si on en n’attendait pas moins d’eux, reste que leurs investissements (car une dette est bien un investissement, rappelons-le) ratés ont donc été pris, tout bas, en charge par le citoyen européen. Cette restructuration, pardon, nationalisation
Nationalisation
Acte de prise en mains d’une entreprise, autrefois privée, par les pouvoirs publics ; cela peut se faire avec ou sans indemnisation des anciens actionnaires ; sans compensation, on appelle cela une expropriation.
(en anglais : nationalization)
paneuropéenne de la dette a été présentée, tout haut, comme une réussite par les médias dominants, les gouvernements occidentaux et la Troïka. Les mêmes, aujourd’hui, qui refusent, tout haut, que la dette grecque soit payée par les autres Européens si Tsipras décide de la restructurer. Aujourd’hui, donc, la quasi-totalité de la dette se retrouve dans les mains des États membres via des prêts bilatéraux ou des mécanismes de prêts européens. Voilà qui assigne à ces États, et plus spécifiquement à la France et à l’Allemagne, un remarquable pouvoir. Mais, aujourd’hui, la donne a changé. Si, en 2012, à suivre le raisonnement des représentants européens, le contribuable voulait bien prendre en charge la dette du secteur privé, il ne veut plus prendre celle de la Grèce, pays membre de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
… Ainsi, le chef de groupe du Parti Populaire Européen au Parlement européen, Manfred Weber affirme que « les contribuables européens ne seront pas prêts à payer pour les vaines promesses de M. Tsipras [11] ». Si nous n’abordons pas, ici, le prix que devraient payer les citoyens européens, notons que l’argument est particulièrement anti-européen. Dans la bouche d’un parlementaire (et donc un représentant de la voix du peuple) européen, c’est fâcheux. Opposer les pigeons entre eux, tout haut, alors qu’ils ont contribué ensemble, tout bas, au sauvetage du secteur privé, est un coup fort bas. La solidarité du secteur public n’était qu’un leurre et pourtant leur participation involontaire à la restructuration de 2012 a été donnée comme telle. Aujourd’hui, alors que les représentants européens pourraient être « solidaires [12] », l’argument ne sort pas !
En fin de compte, cette nationalisation de la dette n’aura servi qu’à pérenniser le mécanisme de la dette puisqu’actuellement l’argument de « faire payer la dette grecque par le reste des contribuables européens » contraint la Grèce à rester débiteur
Débiteur
Acteur qui a une dette vis-à-vis d’un autre acteur.
(en anglais : debtor)
au risque de passer pour le responsable de nos futurs déficits … Dans toute bonne crise, il faut toujours un bouc émissaire pour déresponsabiliser les décideurs. Et puis, quoi de mieux que pigeonner les citoyens européens en jetant la pierre au dindon de la farce ?