La gratuité des transports s’étend à des dizaines de villes dans le monde. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, la Belgique a connu quelques rares expériences de gratuité, mais qui ont pris fin depuis. Retour sur ces expériences, et sur celles à venir.
La gratuité des transports n’est pas un sujet nouveau en Belgique puisqu’elle a été pratiquée pendant près de 20 ans. Mais ces expériences ont été stoppées pour diverses raisons.
Des expériences passées
En Belgique, en 1996, la ville d’Hasselt en Flandre a défrayé la chronique en instaurant la gratuité totale des transports sur ses 9 lignes de bus. Cette initiative a perduré jusque fin 2013. Des coupes budgétaires y ont ensuite mis fin. Avant d’instaurer les bus gratuits, la ville a étoffé l’offre avec de nouvelles lignes, en augmentant les fréquences, mais également en rendant l’utilisation de l’automobile moins attrayante : avec des zones piétonnes, en supprimant des places de parking, en augmentant le prix du stationnement.
La fréquentation des transports en commun a fortement cru après l’instauration de la gratuité (nombre de voyages multiplié par 10 [1]), notamment pour les trajets vers l’hôpital, les supermarchés, mais aussi pour des trajets liés au shopping dans le centre-ville. Un tiers des utilisateurs étaient de nouveaux usagers des transports. Deux tiers des anciens utilisateurs ont accru leur utilisation.
Comme à Dunkerque (voir article Gratuité des transports : d’abord une volonté politique p.13-19), la ville d’Hasselt a choisi d’instaurer la gratuité comme alternative à un autre investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
public. Le choix budgétaire en faveur de la gratuité est d’autant plus important que le projet concurrent consistait en un contournement routier de la ville. Ce fut donc un choix politique. La question de la place prédominante de la voiture et des embouteillages qui en découlent était au centre des préoccupations. Entre 1987 et 1999, le nombre de propriétaires de voiture avait cru de 25 %, tandis que la population n’avait augmenté que de 3 % [2]. Les faibles fréquences des transports avaient probablement joué un rôle dans ce boom de la voiture individuelle.
La gratuité a été supprimée en 2013 par la majorité SP.A (parti socialiste) – CD&V (chrétiens-démocrates). C’est pourtant le SP.A et son bourgmestre Steve Stevaert qui avaient instauré la gratuité dans les années 1990. Précisons qu’en Belgique, les transports en commun sont régionalisés depuis 1991. En Flandre, les bus dépendent donc de la Vlaamse Vervoermaatschapij, plus connue sous le nom « De Lijn ». Le gouvernement flamand – qui prenait à sa charge une partie du financement du projet avec la ville d’Hasselt – n’a pas non plus souhaité poursuivre sur la voie de la gratuité. Seuls les plus de 65 ans et les moins de 20 ans ont pu conserver un accès gratuit au réseau de transport. Pour la population domiciliée, le prix du voyage est passé à 60 centimes par trajet. Les autres voyageurs ont été priés de s’acquitter du prix ordinaire fixé par De Lijn.
En 2015, le nouveau gouvernement flamand de droite et centre droit (NVA, CD&V, Open-VLD) supprimait la gratuité pour les personnes âgées, pour la remplacer par un abonnement à prix réduit [3]. On peut raisonnablement se demander si le principe même de la gratuité ne dérangeait pas plus les dirigeants en question, que l’effort financier nécessaire qui ne semblait pas insurmontable.
Les transports gratuits à Hasselt ont tout de même permis un léger report de l’automobile vers le bus. 16% des nouveaux usagers des transports en commun étaient des automobilistes. Une partie du report s’est faite depuis les cyclistes et piétons. Les congestions liées à la voiture n’ont pas disparu avec la gratuité.
À Mons, en Wallonie, la gratuité a été instaurée sur 4 lignes « intra-muros » desservant le centre historique et une zone commerciale dès 1999. L’expérience s’est terminée en 2019, après que la ville ait raboté la subvention qu’elle octroyait à la société publique wallonne de transport en commun (TEC), de 400.000 à 177.000 euros par an !
La fin de la gratuité s’est accompagnée d’une refonte et d’une « rationalisation » [4] des lignes concernées. Des titres à 6 euros pour 20 voyages sont désormais proposés sur une partie des lignes anciennement gratuites. Des formes de gratuité partielles demeurent en Belgique pour certains publics ou à certaines heures comme pour les bus de nuit à Leuven, lors d’évènements comme les réveillons ou en cas de pics de pollution.
Vers un renouveau de la gratuité ?
La gratuité des transports en commun a été remise au centre des débats lors des élections régionales et communales de 2018 et 2019. La question a été soulevée en Wallonie. La déclaration de politique régionale affirme qu’elle rendra les transports en commun « progressivement » gratuits pour les moins de 25 ans et les plus de 65 ans ainsi que pour les publics précarisés. Le sujet est revenu sur la table lors des élections communales. La ville de Liège a déclaré qu’elle ne passerait pas aux transports gratuits. À Charleroi, le bourgmestre avait évoqué l’idée pendant la campagne, tout en précisant que si la gratuité devait être mise en place, cela débuterait par une gratuité partielle pour certains publics cibles.
La majorité en Région de Bruxelles-Capitale a inscrit la gratuité pour les moins de 25 ans et les plus de 65 ans dès 2020 dans l’accord de gouvernement. En 2017, la ville de Bruxelles avait fait l’expérience de navettes gratuites, les « free shoping bus ». Il ne s’agissait pas d’offrir un meilleur accès aux transports pour les habitants, mais plutôt de faire le lien entre deux zones commerciales. L’essai a été arrêté au bout d’un an. La ligne a été remplacée par de plus petits bus, électriques, mais payants comme le reste du réseau. Jusqu’à 2013, les plus de 65 ans bénéficiaient d’abonnement gratuit sur le réseau bruxellois. La majorité PS-CDH-ECOLO a supprimé cette offre pour proposer des abonnements à 60 euros l’année. Les partis de la coalition majoritaire en Flandre n’ont pas émis de telles propositions.
Tant en Wallonie qu’à Bruxelles, les directions des compagnies de transports publics (respectivement, la TEC et la STIB) se sont montrées réticentes à l’instauration de la gratuité, par peur de perdre en autonomie financière ou de voir le budget de fonctionnement in fine réduit.
Les montants en jeu
En 2018, les recettes provenant de la vente des tickets représentent 215,7 millions d’euros pour la STIB (Société des Transports Intercommunaux de Bruxelles), soit environ 36% des dépenses de fonctionnement (d’un total de 587 millions d’euros). Ceci nous donne une estimation du coût de la gratuité complète du réseau [5].
Un coût qu’il faut néanmoins mettre en parallèle avec d’autres dépenses. Quelques études ont tenté de mesurer les coûts de la congestion automobile pour l’économie. Selon l’OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
, les embouteillages coûtent 1 à 2% du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
aux différents pays, soit entre 4 et 8 milliards d’euros pour la Belgique [6]. Le coût de la pollution de l’air pour le pays, dont une part non négligeable est le fait du transport automobile, s’élèverait chaque année à plus de 18 milliards d’euros selon l’OMS [7]. Les transports sont responsables de 22% des émissions de gaz à effet de serre en Belgique (dont plus de 97% pour le transport automobile) [8].
Par ailleurs, la Belgique propose des déductions fiscales pour les voitures de sociétés, comme avantage « extralégal ». On estime qu’environ 1 million [9] de voitures de sociétés sont en circulation actuellement. Ce dispositif aurait coûté entre 20 et 35 milliards d’euros à l’État en 10 ans selon les estimations [10].
La gratuité des transports semble donc réalisable au vu des sommes exposées ci-dessus. Sa mise en œuvre est plus à lier à des choix dans l’allocation des ressources et à une volonté politique qu’à un réel problème budgétaire. Si la contribution publique est la première solution avancée pour financer cette gratuité, la mise en place d’une contribution des entreprises n’est que très peu débattue alors qu’elle pourrait constituer un appoint non négligeable pour financer la mesure dans un contexte où l’impôt des sociétés et les cotisations sociales ont diminué lors des dernières années.
Précisons aussi que le millefeuille institutionnel belge répartit ces coûts et ces recettes sur des entités différentes qui devraient trouver un accord pour mettre la gratuité en œuvre. En effet, une gratuité pour les seuls Bruxellois, comme à Tallinn, exclurait de fait les Flamands et les Wallons qui viennent travailler dans la capitale, ce qui pourrait induire des discriminations et diminuer fortement l’impact de la mesure. Une participation des autres régions et du fédéral pourrait intervenir, mais celle-ci semble difficile, voire impossible à négocier au vu des sensibilités politiques dans les différentes régions et du refus du principal parti flamand, la N-VA, de nouveaux transferts budgétaires entre les régions.
En contrepartie de la gratuité, des mesures de restriction de l’usage de la voiture devraient être promues. C’est déjà le cas avec le piétonnier et les zones 30 km/h en région bruxelloise, bien que cela ne soit pas suffisant pour réduire l’utilisation de la voiture. Il est encore possible de jouer sur le prix du stationnement pour décourager les automobilistes ou encore d’étudier la mise en place de péage pour accéder à la ville en voiture – un sujet qui a fait l’objet de vives polémiques au sein de la majorité début 2020 – en veillant à ne pas interdire cet accès à ceux ayant de faibles moyens, voire en instaurant une progressivité du péage.
Et le train ?
Concernant le réseau ferré, la gratuité n’est pas vraiment à l’ordre du jour, comme c’est le cas chez le voisin luxembourgeois. En 2016, les économistes Olivier Malay et Samuel Sonck publiaient une tribune [11] en faveur de la gratuité du réseau ferroviaire. Selon eux, la gratuité aurait un coût d’environ un milliard et demi d’euros par an. Il faudrait combler la perte de recette liée à la vente des billets (1,1 milliard en 2018 moins les frais liés aux contrôles et à la vente des billets), mais également consacrer quelque 500 millions d’euros pour investir dans de nouveaux véhicules, et accroître les fréquences afin de gérer l’affluence supplémentaire liée à la gratuité.
Si le report modal n’est pas toujours spectaculaire en ce qui concerne les transports urbains, surtout lorsqu’il n’y a pas de mesures d’accompagnement, la gratuité du réseau ferré pourrait permettre un meilleur report de la voiture vers les trains sur des trajets plus longs.
La tendance en Belgique a été à la diminution de la participation publique ces dernières années. Entre 2015 et 2019, plus de 3 milliards d’euros d’économies ont en effet été réalisés par l’État sous la houlette du gouvernement MR-NVA-VLD-CD&V [12], tandis que la desserte des plus petites gares se réduisait et que les prix des billets ont augmenté en parallèle.
La gratuité, une question avant tout politique
La question de la gratuité des transports est d’abord une question de choix politiques dans l’allocation des ressources. Les montants en jeu sont certes importants, mais ne sont pas insurmontables, surtout comparés à ceux de la pollution de l’air, des embouteillages ou du soutien aux voitures de société.
Il ne faut pas perdre de vue les avantages pour les plus précarisés ni les effets bénéfiques pour l’environnement. La Belgique s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre avec l’accord de Paris. Il est évident qu’une réduction de l’usage de la voiture est un élément primordial pour espérer atteindre ces objectifs. Comme nous l’a montré la crise des gilets jaunes, le coût ne pourra pas peser sur les seuls automobilistes ou résidents des zones périphériques. La gratuité pourrait être une bonne alternative aux restrictions nécessaires de l’usage des moyens de transport carbonés.
Prix des transports et mouvements sociaux
Lors des dernières années, des hausses de prix des transports ont été à l’origine de plusieurs mouvements sociaux. Si le prix des transports n’est que rarement l’unique cause de ces contestations, ils en ont souvent été les déclencheurs. Voici quelques illustrations de ce phénomène.
En 2013 au Brésil, à un an de la coupe du monde de football organisée dans le pays, des manifestations rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes à Sao Paulo et Rio de Janeiro avaient eu lieu pour protester contre la hausse des prix des transports en commun (+ 6 %). Ces manifestations se déroulent dans un contexte d’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
, d’affaires de corruption (Petrobras, travaux publics) et de dépenses somptuaires pour la coupe du monde.
Mais ces révoltes ne sont pas neuves au Brésil, un pays dans lequel les dépenses liées au transport représentent une part importante du budget des ménages. En 2003, à Salvador, la « revolta do buzu » (révolte des bus) avait réuni plusieurs dizaines de milliers de manifestants, dont une grande partie d’étudiants, pour protester contre la hausse des prix des tickets. Une partie des revendications reprenait l’idée de la gratuité des transports pour les étudiants. À Florianopolis, en 2004 et 2005, des manifestations avaient éclaté contre l’augmentation du prix des bus (« revolta da catraca » - révolte des tourniquets). Des collectifs vont se former dans les années qui suivent à Vitoria, Sao Paulo, Teresina, Porto Allegre (Villes rebelles : De New York à São Paulo comment la rue affronte le nouvel ordre capitaliste mondial, Ouvrage collectif – lire un extrait ici : https://www.contretemps.eu/a-lire-un-extrait-de-villes-rebelles/)
En octobre 2019, c’est le Chili qui s’embrasait à cause de la hausse du prix des transports publics, la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Là encore, les bas salaires, les inégalités, les retraites, la répression héritée de la dictature, les affaires de corruption ou la mainmise de grands entrepreneurs sur des pans entiers de l’économie sont la cause profonde du mouvement.
En Suède, un collectif (planka.nu) a décidé de s’attaquer au prix des transports de manière originale, en mutualisant les risques en cas de contravention. Le collectif a en effet créé un fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
, alimenté par les cotisations de ses membres (11euros par mois). Ce fonds prend en charge les contraventions (130 euros) pour les personnes n’ayant pas les moyens de payer les transports ou celles considérant que les services publics devraient être un moyen de réduire les inégalités. Le mouvement « planka.nu » s’est créé en 2001 à Stockholm en réaction à une hausse du prix des transports. Il fait depuis des émules dans toute la Scandinavie.
En Belgique, en janvier 2020, une manifestation s’est déroulée à Bruxelles pour protester contre une hausse des tarifs des tickets papier – sous couvert de responsabilité sociale et environnementale. Les manifestants ont scandé : « À qui appartient la STIB [la société publique de transports bruxellois] ? À nous ! » et réclamé la gratuité des transports.
Cet article a paru dans le Gresea Échos 102 "La gratuité : révolutionnaire ?"
Pour citer cet article, Romain Gelin, "La gratuité en Belgique : flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow) et reflux", Gresea, mars 2022.