Ce 8 mars, des milliers de femmes de différents pays du monde font la grève du travail non rémunéré, des études, de la consommation et du travail rémunéré. En questionnant la division sexuelle du travail, elles nous rappellent que le travail ne se limite pas au salariat. Un postulat qui fait écho à une généalogie des luttes féministes dont cet article vise à mettre en débat deux apports majeurs, ceux du mouvement féministe du « salaire au travail ménager » et ceux du féminisme communautaire d’Abaya Yala*.
*Abaya Yala est le nom donné par les ethnies kunas au continent américain avant sa colonisation.
Des perspectives féministes
Pour mieux cerner l’apport des analyses sur le « travail gratuit » des femmes, il faut tout d’abord rappeler les origines de ce travail. En effet, la notion de gratuité n’a pas toujours existé. Son émergence est indissociable de la « non-gratuité », une formation historique consolidée par la privatisation des ressources (les communs) et la formation du travail rémunéré, propres aux sociétés marchandes.
En Europe occidentale, le processus de privatisation des communs émerge dans l’Angleterre du 12e siècle, avec les premiers mouvements d’enclosures qui privatisent le principal moyen de production
Moyen de production
Ensemble de biens qui permettent à l’aide du travail humain de produire : terres, bâtiments, argent, machines, outils…
(en anglais : mean of production)
: la terre. La privatisation des communs est fondamentale dans la formation d’une société marchande en transition vers le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
. Si les premiers mouvements d’enclosures débutent au 12e siècle, ces pratiques se consolident à la fin du 16e, transformant radicalement les rapports socioéconomiques dans certaines régions de l’Angleterre au 17e siècle, où le système traditionnel de coopération et de communauté d’administration des terres disparaît au profit d’un système de propriété privée des terres [1].
Avec la privatisation de la terre, une grande part de la population est dépossédée des moyens nécessaires à la production des biens essentiels à leur survie. Cette population est dès lors poussée à faire de son corps une marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
: la force de travail
Force de travail
Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
.
Ce processus donne naissance à une division sociale du travail, entre les travailleur.euse.s et les propriétaires des moyens de production, spécifique aux sociétés capitalistes. Le capitalisme implique une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
permanente de la production, vente et consommation des marchandises (au détriment des travailleur.euse.s et de la nature). Cette reproduction du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
[2] ne peut se faire sans travail humain. Les machines, la terre, les commerces, voire même les plateformes numériques comme Uber ou Deliveroo ne créent pas de valeur sans intervention humaine, c’est-à-dire sans travail. La division sociale du travail désigne ainsi un rapport d’exploitation puisque la classe capitaliste parvient à reproduire son capital
Capital
de départ et à dégager du profit grâce au travail réalisé par les travailleur.euse.s. Ce profit correspond à la partie du travail non rémunérée que s’approprient les capitalistes.
Mais ce mode d’exploitation du travail n’aborde que l’emploi, oubliant la diversité des formes d’appropriation du travail. Une des formes la plus répandue correspond au travail ménager. Un travail qui, sous l’angle de la division sexuelle du travail, sera analysé par les féministes comme gratuit.
Les apports du mouvement du « salaire au travail ménager »
Le mouvement du « salaire au travail ménager » constitue un apport majeur à la réflexion sur la gratuité du travail domestique. Bien qu’il ne s’agisse pas du seul courant de pensée à avoir étudié la question, ces analyses aident à comprendre la gratuité dans un système caractérisé par le salariat, où gratuité et non-gratuité ne sont pas des phénomènes autonomes. Si l’exploitation et l’oppression des femmes préexistent au système capitaliste (et donc, au salariat), ces analyses montrent comment la division sexuelle du travail a été transformée par la création de « l’homme salarié » et de « la femme ménagère », fruits d’un long processus notamment analysé par l’historienne Silvia Federici, depuis le Moyen Âge tardif (XIVe – XVe siècle) jusqu’au développement du capitalisme [3].
Le féminisme du « salaire au travail ménager » émerge au début des années 1970, porté par des militantes et intellectuelles marxistes qui, en mobilisant de manière critique le matérialisme historique et l’analyse du rapport de classe, mettent en lumière le travail domestique.
En 1972, la militante italienne de Lotta Femminista [4], Mariarosa Dalla Costa, et la féministe américaine (exilée en Angleterre) Selma James, publient Le pouvoir des femmes et la subversion sociale [5]. Cet ouvrage condense les débats de l’époque sur un aspect fondamental, délaissé par ses collègues et camarades marxistes (majoritairement masculins) : le travail ménager, effectué par la moitié de la population. Ces réflexions donnent naissance à une diversité d’organisations féministes révolutionnaires, regroupées au niveau international dans le mouvement du « salaire au travail ménager ». Le travail ménager est conceptualisé par ces féministes en tant que « travail reproductif », définit comme l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite. Il englobe donc du travail matériel et immatériel et inclut une combinaison d’activités physiques, émotionnelles et sexuelles [6].
L’ouvrage Le pouvoir des femmes et la subversion sociale contient deux articles : l’un rédigé par Mariarosa Dalla Costa [7] et l’autre par Selma James. La première présente les réflexions développées par les féministes autonomes de Lotta Femminista. Ce mouvement promeut l’auto-organisation des femmes et, se différenciant d’autres courants féministes, mais aussi marxistes, affirme que l’exploitation du travail ménager est un élément essentiel du capitalisme. Selon leurs analyses, capitalisme et patriarcat ne constituent pas deux systèmes différenciés contre lesquels on pourrait lutter de manière séparée et hiérarchisée. À travers l’analyse matérialiste du mode de production capitaliste, elles étudient le travail reproductif comme un élément central dans le processus d’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capital. Dans cette optique, la consolidation du capitalisme implique une reconfiguration de la division sexuelle du travail à partir de laquelle les hommes sont assignés au salariat (considéré comme travail « productif ») et les femmes au travail ménager (travail reproductif). Dans ce même mouvement, l’imposition du salariat implique une séparation entre sphère publique et domestique, reconfigurant les univers « féminins » et « masculins » et forgeant également de nouvelles formes de rapports hiérarchiques selon l’utilité (re)productive des individus. Ceci conduit à la création progressive d’espaces et d’activités pour les exclu.e.s du monde de la (re)production comme les « enfants », les « ancien.ne.s » ou les personnes « non valides » pour qui des garderies, des écoles, des maisons de retraite et de soins, des asiles (devenus des hôpitaux psychiatriques) ou des centres pour personnes handicapées seront créés.
Le travail de reproduction créateur de valeur
Qu’elles soient salariées ou pas, toutes les femmes sont aussi des « ménagères ». Leur travail de reproduction consiste, selon ces féministes, à produire et à reproduire la marchandise la plus essentielle pour la production de la valeur (et donc du profit) : la force de travail. Les « travailleur.euse.s » existent parce que les femmes se chargent non seulement d’enfanter, mais aussi de la santé (hygiène, alimentation, affect, etc.) et de l’éducation des enfants en tant que futur.e.s travailleur.euse.s, c’est-à-dire en tant que marchandise, « force de travail » qui doit donc être éduquée dans les valeurs et la discipline de l’emploi et à la soumission devant la hiérarchie. De plus, même arrivée à l’âge adulte, cette force de travail déjà « produite » doit être « reproduite ». Si après une longue et épuisante journée de travail salarié il faut se charger du travail ménager, cette force de travail devient moins rentable, car une main-d’œuvre épuisée perd en intensité.
Par exemple, les enseignements ménagers en plein essor depuis la fin du 19e siècle en Europe occidentale (mais aussi imposés dans les colonies) viseront à préparer les filles d’ouvriers à gérer le budget du ménage afin que des salaires minimums suffisent aux besoins élémentaires de la famille. On apprend aux filles à lutter contre l’alcoolisme et les « désordres sociaux », laissant à la « bonne ménagère » la responsabilité de résoudre la « question sociale » [8].
Si la force de travail est la seule marchandise dont la valeur d’échange (salaire) est inférieure à la valeur qu’elle produit (d’où la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
), ces féministes affirment que le « secret de cette rentabilité » de la force de travail se trouve en fait dans la gratuité du travail reproductif des femmes, chargées de produire et reproduire cette marchandise. Le travail domestique des femmes n’est donc pas uniquement exploité par les hommes de l’entourage (maris, pères ou frères, amis, amants, voisins, camarades de militance ou collègues). Pour ces féministes, il s’agit aussi d’un travail gratuit au profit des capitalistes et, plus généralement, du système capitaliste qui s’écroulerait sans celui-ci. La division sexuelle du travail spécifique au capitalisme est ainsi analysée comme le résultat d’un système qui ne reconnaît pas la production et la reproduction de la force de travail comme étant une activité socioéconomique et comme source d’accumulation du capital. D’où la mystification de ce travail en tant qu’activité propre à la nature de la femme qui exercerait un service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
personnel aux membres de la famille. Une mystification nécessaire à l’invisibilisation, à la gratuité et donc au profit engendré par ce travail.
« Les femmes et la subversion sociale »
Les analyses du mouvement du « salaire au travail ménager » ne s’arrêtent pas à la description sociohistorique de la condition et du travail des femmes dans le capitalisme patriarcal. Ce mouvement ne place pas les femmes dans le rôle des victimes de la domination et de l’exploitation. Au contraire, cette place socialement assignée aux femmes les rend aussi potentiellement capables de subvertir le cycle de production capitaliste et donc son processus d’accumulation. À partir du lieu même de leur exploitation, les femmes disposent d’un espace où développer leur propre autonomie et leur propre pouvoir. Le mouvement du « salaire au travail ménager » luttait pour la construction et l’organisation de ces espaces où les femmes acquièrent le statut d’actrices sociales et de sujets politiques. Cette analyse et cette mobilisation des potentialités subversives des femmes étaient inédites à cette époque où une grande part des analyses documentait les conditions des femmes comme facteurs explicatifs de leur passivité. À l’image des analyses misérabilistes concernant la « classe ouvrière » ou les « classes populaires » [9], les femmes étaient (et sont) davantage présentées comme victimes que comme actrices sociales. Au contraire, comme le souligne Louise Toupin, le mouvement du salaire au travail ménager « mettait en évidence à la fois le système qui en faisait des ‘victimes’ de domination et leur pouvoir de résistance et de subversion en tant qu’actrices sociales et sujets politiques » [10].
Le pouvoir des femmes et la subversion sociale inclut également un texte rédigé en 1953 par Selma James sur la condition des femmes ouvrières [11]. À cette époque, James travaille comme ouvrière aux États-Unis. Son texte témoigne des vécus des femmes en tant que ménagères et ouvrières. À travers la description d’une diversité des cas, James souligne les différences entre celles qui travaillent comme salariées parce qu’elles en ont besoin et celles qui le font parce qu’elles le désirent. Elle montre comment l’emploi représente pour beaucoup de femmes une source d’autonomie financière vis-à-vis de leurs maris, car « bien que vous avez donné votre part de travail, qui est largement aussi importante que celle de votre mari, la paie que vous remet ce dernier n’est jamais vraiment à vous, même si il vous la donne pour les besoins de la famille ». Cette autonomie financière implique parfois d’autres possibilités pour les femmes qui sont plus à même de pouvoir divorcer. Pour certaines femmes, l’usine peut aussi être un lieu de socialisation. Cependant, nous rappelle James, leurs salaires sont tellement bas que beaucoup ne choisissent pas l’emploi, elles y sont contraintes. Celles qui le font par nécessité ont peu de marges de manœuvre pour faire face aux abus des employeurs et des maris. Cette oppression est redoublée par une réalité propre à toutes les travailleuses : que ce soit par choix ou non « ce n’est pas parce qu’elle a un travail à l’extérieur qu’elle cesse d’être ménagère ». Une double charge, magistralement décrite par James en prenant en compte une diversité de réalités et de vécus des ouvrières (célibataires, mariées avec ou sans enfants, dans des rapports plus ou moins asymétriques avec leurs compagnons, etc.).
La publication de Le pouvoir des femmes et la subversion sociale en 1972 marque la naissance du courant de pensée et du mouvement du « salaire au travail ménager ». La même année, l’International Wages for housework Campaign est fondée. Cette campagne est présente dans six pays où se sont formés divers groupes de base : Italie, Angleterre, États-Unis, Canada, Allemagne et Suisse.
Ce combat s’inscrit dans un contexte particulier que ces féministes cherchent à subvertir. En effet, les années 1970 sont marquées par le développement du secteur tertiaire
Secteur tertiaire
Partie de la production (et de l’économie) qui n’est ni primaire, ni secondaire. On associe souvent celui-ci au secteur des services. En réalité, il n’en est rien, même s’il y a évidemment beaucoup de recoupements. Le tertiaire est défini comme un secteur par défaut. Cela correspond à la distribution, au commerce, au transport, à l’immobilier, à la finance, au service aux entreprises (comptabilité, services informatiques, conseils juridiques…), à la communication, aux garages, aux réparations, à la santé, à l’éducation, à l’administration, aux loisirs, au tourisme, à la culture, au non-marchand…
(en anglais : tertiary sector)
caractérisé par un certain nombre d’activités dites « féminines » (service, soins, nettoyage, etc.), moins bien rémunérées que les emplois « masculins ».
Entre la fin du 18e siècle et les années 1950, les efforts mis en œuvre par les États visaient à réduire l’emploi des femmes au profit du modèle de famille nucléaire avec la « mère ménagère » et le « père pourvoyeur de revenus ». Dès les années 1960-1980 (selon les pays), les États commencent à promouvoir l’entrée des femmes sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de l’emploi par des investissements publics (généralisation des crèches, des écoles maternelles, des garderies ou des maisons de repos) et par des (dé)réglementations du travail comme la généralisation des contrats à temps partiel (présentée comme une mesure visant à faciliter la combinaison du travail salarié et de la vie de famille pour les femmes [12]).
L’entrée des femmes sur le marché de l’emploi s’est surtout faite au travers d’emplois précaires et flexibles dans un contexte de montée du chômage, d’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
et de « modération salariale » impliquant une diminution de la part des salaires dans les revenus nationaux [13].
Migrantes et chaîne globale de soins
Dans les régions appauvries du monde (qu’on nomme aussi pays du Sud ou anciennes colonies), les femmes sont également intégrées au marché de l’emploi. Cette salarisation des femmes se passe dans un contexte « d’accumulation du capital par dépossession » [14] (désignée par certain.e.s comme néolibérale) qui provoque l’appauvrissement d’une grande partie de la population mondiale. Les plus touchées sont les communautés autochtones, paysannes et les populations pauvres urbaines (dont beaucoup sont des migrant.e.s ruraux.les). Parmi celles-ci, les femmes et les enfants (très majoritairement à leur charge) sont particulièrement affecté.e.s. Politiques d’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
, accélération du processus d’accaparement de territoires habités par des communautés paysannes et autochtones, endettement croissant des ménages (notamment par la généralisation des microcrédits dont les femmes représentent 80% de la clientèle), localisation d’une partie de la production des multinationales dans les pays du Sud (et formation des zones franches, libres de toute régulation et affranchies du droit de travail, dans lesquelles une forte main-d’œuvre féminine est employée dans des conditions déplorables et avec des salaires extrêmement bas), programmes d’ajustements structurels, traités de libre-échange, accentuation des conflits armés et catastrophes climatiques et environnementales sont quelques éléments caractéristiques de cette accumulation du capital qui attaquent directement la vie des plus précaires produisant une véritable « crise de la reproduction sociale », c’est-à-dire, de la reproduction de la vie dans les pays du Sud [15].
Beaucoup de femmes commencent à migrer seules, en recherche d’un emploi. Un processus fortement accentué durant les années 1990 qui sera conceptualisé comme « féminisation de la migration ». Actuellement, les migrantes représentent trois figures majeures dans les pays et les villes les plus « riches » : les nounous, les femmes de ménage et les prostituées [16]. Une main-d’œuvre fortement demandée dans les régions « riches » du monde.
En effet, la « salarisation » des femmes n’a pas impliqué la disparition du travail domestique. Au niveau international, 76,2% du temps consacré aux activités ménagères non rémunérées est effectué par des femmes [17]. De plus, les restrictions budgétaires (s’attaquant aux services publics, aux salaires, aux conditions, aux cadences et au temps de travail [18]) retombent lourdement sur les femmes, redoublant leur travail domestique et salarié. Dans ce contexte, les ménages appartenant aux couches sociales les plus favorisées font de plus en plus appel à une main-d’œuvre précaire, majoritairement migrante [19] pour s’occuper des travaux de reproduction. Ce processus donne naissance à la formation des chaînes globales des soins caractérisées par une salarisation des femmes qui n’est souvent possible que parce qu’elles délèguent les activités domestiques à des femmes migrantes qui, ne disposant pas des moyens pour payer les services de soins de leurs propres enfants, doivent recourir aux autres femmes de la famille, souvent restées dans les pays d’origine [20].
Une mise en lumière du travail gratuit
Les effets de la « salarisation » massive des femmes nous permettent de mieux cerner les différences entre la stratégie du « salaire au travail ménager » des années 1970 et celle de la plupart des mouvements féministes (ou des femmes) de l’époque, prônant la généralisation du travail salarié des femmes. Ils nous permettent également de mieux comprendre les enjeux contre lesquels ces féministes se battaient, cherchant à mettre en lumière le fait que l’emploi ne libère pas du travail domestique et à exiger la reconnaissance sociale et économique du travail ménager.
Pour les féministes du « salaire au travail ménager » cette revendication n’a « jamais été envisagée comme une fin en soi, mais plutôt comme un point d’appui pour renverser le rapport de forces entre hommes, femmes et capital » [21]. En effet, pour ces féministes, l’accès des femmes au marché de l’emploi ne pouvait être dissocié de la reconnaissance du travail ménager, car l’emploi féminin se caractérisait justement par le prolongement du travail domestique (un travail gratuit et invisible).
La sous-rémunération des emplois « féminins », leur précarité et leur flexibilité [22] doivent être comprises dans le cadre de la gratuité du travail ménager, incorporée de manière invisible dans les emplois [23]. Un phénomène prenant de plus en plus d’ampleur, notamment depuis les années 1990 avec la généralisation du travail gratuit par la création et la multiplication du « bénévolat », du « volontariat », des stages non rémunérés, voire même par des systèmes dits « d’échange culturel » comme les « filles au pair » (une alternative pour des jeunes filles des pays appauvris pour accéder à un visa pour pouvoir migrer) [24]. Dans ce sens, le combat du mouvement du « salaire au travail ménager » était clairement avant-gardiste.
En effet, ce mouvement ne se limitait pas au travail gratuit des femmes. En 1972, Dalla Costa affirmait que « l’exploitation du travailleur sans salaire est organisée à travers le salaire » [25]. Un an plus tard, Selma James analyse diverses catégories d’individus et d’activités présentées comme « extérieures au rapport capital-travail salarié » du fait que ces travailleur.euse.s ne perçoivent pas de salaire. Des personnes en chômage, celles travaillant dans des conditions d’esclavage ou des ouvrier.e.s (agricoles ou industriels) des anciennes colonies (ou émigré.e.s de ces pays) forment « une masse de sans-salaire » fournissant un travail gratuit ou quasi gratuit. Elles font donc aussi partie (de manière invisible) du cycle de production et de reproduction du système économique, constituant une source cachée de plus-value. La « race », le sexe, mais aussi l’âge et la nation sont, selon Selma James, des éléments indispensables d’une division hiérarchique du travail. Et, chacune de ces couches de la hiérarchie des forces de travail forme « l’usine de reproduction mondiale » [26]. James offre ainsi les premiers éléments pour analyser les rapports sociaux de pouvoir entre sexes, « races », nations et générations selon la position occupée par chacunes de ces strates dans la hiérarchie des salaires : la population blanche par rapport à la population « racisée », les hommes par rapport aux femmes, la population nationale par rapport à la population « étrangère » (elle aussi hiérarchisée selon les nationalités), les « adultes » par rapport aux « vieux.illes » ou les personnes cisgenres [27] par rapport aux transgenres [28]. En effet, à la hiérarchie des salaires correspond la hiérarchie des genres, des « races », des nationalités ou des âges.
La revendication d’un salaire au travail domestique visait donc à politiser le travail ménager et de reproduction sociale en constituant un levier pour la réflexion, l’organisation et l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
des femmes dans une perspective féministe, antiraciste, anticapitaliste, et en fin de compte, dans une perspective antihiérarchique. En appréhendant l’imbrication des rapports sociaux sous-jacents au rapport salarial, ces féministes ont non seulement révélé la manière dont le capitalisme a réorganisé le patriarcat, mais aussi, le nationalisme, le racisme et l’âgisme.
Féminisme communautaire
La stratégie préconisant l’émancipation des femmes par l’emploi s’est imposée dans la plupart des mouvements de femmes et/ou féministes. Elle est également devenue l’un des combats des organisations non gouvernementales (ONG) comme stratégie pour l’empowerment [29] des femmes des pays « sous-développés ». Les femmes entrent à l’agenda de l’aide au « développement » durant les années 1970. Notamment à partir de 1975, lorsque les Nations Unies organisent à Mexico un cycle d’évènements décennaux sur le thème des femmes : « la première décennie de la femme ».
Les stratégies, les revendications et les analyses véhiculées par les « expertes internationales en genre » seront questionnées dès le début par des collectifs de femmes rurales, ouvrières et indigènes du Sud. Invitée pour intervenir à cette première « décennie de la femme », Domitila Barrios de Chungara, membre du Comité des Ménagères (Bolivie) [30], écrira quelques mois plus tard : « …pour moi, ça a été un choc très violent. Nous parlions des langues complétement différentes…Et en plus, les micros étaient très contrôlés. Alors nous avons formé un groupe de Latino-Américaines et nous avons renversé tout ça »…« …elles ne savaient pas, comme nous, ce que c’est de se lever à quatre heures du matin et de se coucher à onze heures ou à minuit, rien que pour arriver à accomplir son travail domestique… » [31].
En effet, les femmes du Sud seront nombreuses à se méfier des « expatrié.e.s » en mission dans leurs pays pour « libérer » des femmes qu’elles emploient comme nounous ou nettoyeuses. La tension est aussi palpable avec des femmes diplômées, parfois beaucoup plus à même de remplir les fonctions des expatriées, mais n’ayant pas la nationalité requise pour décrocher ces postes réservés aux femmes du Nord. Des rapports fort complexes qui reproduisent tout en redoublant des rapports sociaux liés aux nations, aux classes et aux « races » correspondant à la hiérarchie des salaires.
De plus en plus de voix commenceront à se faire entendre au Sud contre ces formes de « féminisme institutionnel » et « néocolonial ». De nouveaux courants de pensée et des collectifs féministes indépendants des institutions (États, ONG ou Fondations) apparaissent au Sud. Sous des angles et dans des registres différents, ces analyses cherchent à intégrer les rapports de genre, de classe, de « race » et coloniaux. Parmi la diversité de féminismes décoloniaux, en Amérique latine, des femmes issues de communautés indigènes se démarquent non seulement par leur lutte, mais aussi par l’élaboration d’un corpus théorique innovant. Parmi ceux-ci, le féminisme communautaire [32] nous semble être un apport majeur pour penser la question de la rémunération du travail.
Le féminisme communautaire cherche à déconstruire le « féminisme dominant » (eurocentré) afin de construire un féminisme correspondant aux réalités de celles qui le portent. En effet, le féminisme dominant préconise ce que la féministe communautaire aymara [33], Julieta Paredes, définit comme processus néocolonial « qui nous est tellement difficile à déconstruire »,… « car nous avons appris à penser nos idéaux féministes comme universels, représentant donc les nécessités de toutes les femmes ». Or, poursuit Paredes, ce féminisme émerge avec la Révolution française et la formation de l’État moderne, propre au capitalisme et aux idéaux libéraux des droits citoyens et individuels qui ont garanti le droit à la propriété privée et au suffrage, tout en excluant les femmes de cette idée de « fraternité, égalité et liberté ». Ce féminisme surgit donc en Europe dans un contexte particulier (de consolidation du capitalisme patriarcal) comme réponse « à une société libérale bourgeoise qui affirme les droits individuels des hommes bourgeois, mais pas ceux des femmes bourgeoises » [34]. La matrice de ce féminisme européen est donc, entre autres, l’individualisme, les droits civils et la propriété privée. Contrairement aux « droits civils des individus » la matrice du féminisme communautaire est la communauté, l’autonomie des corps, territoires et connaissances [35].
Des corps, des territoires et des connaissances fortement attaquées depuis le colonialisme. Dès 1990, ce processus a été accentué par l’accélération de l’accaparement des terres des communautés paysannes et autochtones qui, expropriées de leur territoire, sont obligées de migrer. La dépossession de leurs terres, c’est-à-dire, de leur principal moyen de production, implique la destruction radicale de leurs formes de produire et reproduire leurs vies. C’est-à-dire, de leurs modes de coopération, de leurs connaissances, mais aussi de leurs communautés conçues comme corps collectifs (et dont la destruction est provoquée par la migration) et de leurs corps individuels, violentés afin de les exproprier de leurs territoires, mais aussi dépossédés (lorsque cette expropriation
Expropriation
Action consistant à changer par la force le titre de propriété d’un actif. C’est habituellement le cas d’un État qui s’approprie d’un bien autrefois dans les mains du privé.
(en anglais : expropriation)
est aboutie) par le fait que, sans ce territoire, ces populations sont souvent poussées à migrer dans des villes ou des villages où elles doivent trouver un emploi (souvent informel) et où leurs corps individuels deviennent des marchandises (force de travail).
Une lutte pour célébrer la vie
Plutôt que de célébrer la vente de la force de travail des femmes, le féminisme communautaire vise à construire un monde où l’on peut célébrer « les soins de la vie » [36], ce que les féministes du « salaire pour le travail ménager » appellent la « reproduction de la vie », consistant à construire une vie désirable pour toutes et pour tous. Ces luttes impliquent un long processus de déconstruction des valeurs et des pratiques propres à un système capitaliste, patriarcal et colonial où l’individualité, la compétition et la hiérarchisation nous amènent inévitablement à (re)produire des rapports de domination et d’exploitation.
Une lutte pour la vie ou, comme disent les féministes communautaires aymaras, une lutte pour la Pachamama [37], définie comme la communauté formée par la terre et les humains qui ne peut être réduite à une propriété privée, telle que prônée par le capitalisme patriarcal et colonial, incapable de penser au-delà des rapports de propriété et de l’individu. Cette Pachamama implique en fait des formes économiques de coopération communautaire, détruites depuis longtemps sur nos territoires par la privatisation des communs et attaquées partout dans le monde par la colonisation et l’imposition du capitalisme qui continue à avancer avec force sur des territoires où des communautés paysannes et indigènes ont résisté durant des siècles et résistent toujours. Pour ces communautés, le « travail gratuit » n’a aucun sens si ce n’est que l’expropriation de leurs territoires, et donc de leurs formes d’organisation communautaire imposent de plus en plus la transformation de leurs corps en marchandises.
Le concept de communauté ainsi proposé par les femmes zapatistes, les féministes communautaires ou les féministes marxistes et écologiques comme Silvia Federici ou Mariarosa Dalla Costa, implique en fin de compte l’élimination de la propriété privée des moyens de production et la distribution non hiérarchique du travail selon les capacités, les habilités et les désirs de toutes et de tous.
Cet article a paru dans le Gresea Échos 102 "La gratuité : révolutionnaire ?"
Pour citer cet article, Natalia Hirtz, "Aux racines du « travail gratuit »", Gresea, mars 2022.
Source photo : Awoman’s work is never done, Angleterre, See Red Women’s Workshop.