La « guerre culturelle » que mène aujourd’hui avec zèle la droite conservatrice repose notamment sur des figures rhétoriques que l’on retrouve un peu partout à travers le monde. Parmi celles-ci, la dénonciation du « dogmatisme écologique » ou encore des « tabous de la gauche » sont devenus des passages obligés. Elles en disent toutefois plus long sur leurs auteurs que sur leurs cibles supposées.

Dans l’interview qu’il a accordée à La Libre, le 4 janvier dernier, David Clarinval (MR), vice-Premier ministre du gouvernement De Croo en affaires courantes et négociateur du MR au sein de la probable coalition « Arizona », a répété une formule qui fait aujourd’hui florès à droite : les écologistes seraient « dogmatiques » [1]. Entendez : ils défendent des positions irrationnelles par pur aveuglement idéologique. Dans ce cas précis, l’accusation portait sur l’attitude supposée du parti Ecolo dans le cadre de la Vivaldi. Mais on retrouve aussi cette étiquette accolée au mouvement environnemental en général, dont les activistes ou simples sympathisants sont régulièrement taxés de « Khmers verts » ou encore « d’Ayatollahs de l’écologie » [2]. Le but de la manœuvre, qui dépasse de loin les frontières du débat politique belge, est assez évident : exclure les mouvements visés et leurs revendications du cercle de la raison, en s’évitant, au passage, de devoir leur répondre sur le fond.

On peut pourtant difficilement accuser les militants environnementaux d’exagérer l’urgence et la gravité de la situation. On devrait même considérer qu’ils font plutôt preuve d’une surprenante retenue, compte tenu de l’importance des enjeux. Qu’on en juge : sur les neuf limites planétaires identifiées par la communauté scientifique comme condition du maintien de l’habitabilité de la terre pour les humains, six ont déjà été dépassées [3]. Parmi celles-ci, le réchauffement climatique approche dangereusement des points de non-retour à un rythme qui dépasse les pires scénarios envisagés jusqu’ici [4]. Il est également établi que les engagements pris par les États pour y faire face ne sont pas à la hauteur, et que ces engagements insuffisants ne sont de toute façon même pas respectés [5].

Face à ces constats, des personnages comme M. Clarinval parviennent néanmoins à se présenter comme « raisonnables » et « pragmatiques » en expliquant, contre toute évidence scientifique, qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer et qu’il est surtout urgent… d’éviter d’en faire trop [6]. Selon eux, on peut même continuer d’appuyer sur l’accélérateur puisque des solutions technologiques viendront « peut-être » nous sauver la mise un jour, avant qu’il ne soit trop tard. Dans n’importe quel autre contexte, un aveuglement aussi suicidaire serait rapidement balayé comme le comble du dogmatisme. Mais il semble qu’en matière de politique environnementale, cette étiquette n’est réservée qu’à ceux qui ont décidé de prendre les avertissements scientifiques – unanimes – un peu au sérieux…

Dénoncer les « tabous », l’autre marronnier de la droite

La dénonciation du « tabou » est l’autre figure rhétorique dont raffole la droite. Le tabou désigne un sujet dont on ne peut pas parler en vertu des règles sacrés d’un groupe. Après leur victoire aux élections du printemps 2024, les partis de droite ont ainsi annoncé que de nombreux « tabous de la gauche » allaient tomber : indexation des salaires Indexation des salaires Mécanisme d’ajustement automatique des revenus des travailleurs à la hausse des prix. Chaque fois que les prix à la consommation (pondérés pour un revenu moyen) augmentent de 2%, le mois suivant les salaires croissent d’autant. Un tel mécanisme n’existe plus qu’en Belgique et au Luxembourg.
(En anglais : wage indexation)
, pension, chômage illimité dans le temps, nomination des enseignants, cordon sanitaire, etc. [7] Là aussi, il s’agit de désamorcer à l’avance toute opposition en la présentant d’emblée comme le fruit d’un attachement irrationnel à des principes déconnectés de la réalité. Mais peut-on vraiment parler de « tabous » ? Après tout, les débats et les réformes se sont multipliées ces dernières décennies dans tous ces domaines, y compris avec le soutien de la « gauche » (sauts d’index, recul de l’âge de la pension, réformes du chômage sous le gouvernement Di Rupo). À l’inverse, le MR se montre quant à lui beaucoup plus intransigeant lorsqu’il s’agit de refuser par principe toute augmentation de taxe sur les plus fortunés [8], malgré un contexte budgétaire qu’il qualifie lui-même de « catastrophique » et alors que les inégalités ne cessent de se creuser dans notre pays [9].

Mais les véritables « tabous » sont peut-être à chercher à nouveau en lien avec l’urgence environnementale. Une urgence qui devrait commander une réorientation radicale et immédiate de nos modes de production et de consommation. Las, alors que la planète brûle et que nous faisons face à un défi civilisationnel inédit, des mesures aussi minimales que l’interdiction de la publicité pour les SUV, par exemple, demeurent largement inaudibles, car il ne faudrait pas brider la liberté du commerce [10]. Et que dire de la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique, qui continue de guider tous nos choix politiques, alors qu’il est évident qu’elle ne peut se poursuivre indéfiniment sur une planète aux ressources limitées [11]. Un constat purement factuel, mais dont la simple formulation vous vaudra rapidement d’être accusé de vouloir en revenir à la bougie… Vous avez dit tabous et dogmatisme ?


Cette texte est la version longue d’une carte blanche publiée dans La Libre le 17 janvier 2025.


Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Tabous et dogmatisme", Gresea, janvier 2025.


Illu : Zarateman, CC0, via Wikimedia Commons.

Notes

[1Plus précisément, il a déclaré ceci : « Les écolos sont dogmatiques, ils venaient avec leurs lubies incompréhensibles… ». Pour l’interview complète : F. Chardon, « David Clarinval (MR) : "Il faut mettre en place une norme énergétique afin de protéger les entreprises les plus énergivores" », La Libre, 4 janvier 2025.

[2À ce propos, lire par exemple : J.-L. Cassely, « Des « Khmers verts » aux « djihadistes verts », histoire du point Godwin de l’écologie politique », Slate.fr, 29 octobre 2014.

[3T. Wagner, « La 6e limite planétaire est (officiellement) dépassée », Bon Pote, 7 janvier 2024.

[4M. Bernaerts, « "Les modèles climatiques actuels sont encore trop optimistes" », La Libre, 10 janvier 2025.

[5En vertu de l’Accord de Paris sur le climat, les États signataires doivent limiter le réchauffement à 2°C maximum et idéalement 1,5°C. Néanmoins, la somme des engagements pris par ces mêmes États en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre place plutôt la terre sur une trajectoire à + 3°C… Et l’immense majorité des États sont déjà mal partis pour respecter ces objectifs. Lire : « Premier bilan de l’accord de Paris : il faut faire "beaucoup plus, maintenant, sur tous les fronts", selon l’ONU », RTBF, 8 septembre 2023.

[6Lire par exemple la carte blanche publiée en 2019 par M. Clarinval et Corentin de Salle (directeur du centre Jean Gol) dans laquelle ils affirmaient, entre autres, que « à rebours du catastrophisme ambiant, il faut combattre cette idée fausse et pessimiste que l’environnement se dégrade à un rythme accéléré et que les politiques environnementales menées ces dernières décennies auraient toutes échoué » (D. Clarinval & C. de Salle, « Plus une société se développe économiquement, plus elle est à même de lutter efficacement contre la pollution », La Libre (opinion), 13 février 2019).

[7Sur le nouvel axe « Mr-Engagés » en Wallonie, par exemple, lire : B. Hermann, « Entre le MR et Les Engagés, la mayonnaise a pris : pourquoi ça va secouer (analyse) », Le Vif, 12 juillet 2024.

[8À ce propos, lire l’autre partie de l’interview accordée par David Clarinval à La Libre le 4 janvier dernier, dans laquelle il affirme notamment ceci : « Cette taxation des "épaules les plus larges" est très compliquée pour le MR » (F. Chardon, « David Clarinval (MR) sur les négociations "Arizona" : "De nouvelles taxes, pour le MR, c’est un No Go" », La Libre, 4 janvier 2025).

[9À ce propos, une étude récente a démontré que les inégalités de revenus en Belgique étaient plus importantes que ce que l’on pensait jusqu’ici, et qu’elles s’étaient aggravées ces dernières décennies : Decoster A., Decancq K, De Rock B. et Gobbi P., Inégalités en Belgique : un paradoxe ?, Racine, 2024.

[10A.-R. Kokabi, « Publicités de SUV : « Les lobbies bloquent toute tentative de régulation » », Reporterre, 15 octobre 2024.

[11À ce propos, lire : R. Gelin, « En finir avec le mythe de la croissance verte », L’Arrosoir, mai 2024.