L’information économique, serait-on tenté de croire, se limite au temps présent. Les choses sont, cependant, plus complexes. Les faits liés à la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
économique sont déterminés par des choix passés. Voilà pourquoi l’information économique relève aussi de l’histoire et des rapports de force qui lui donnent son orientation. En faisant appel à la dimension de la mémoire collective, ce sont les rapports de forces entre groupes sociaux, comme moteur de l’histoire, que l’on interroge.
Depuis une vingtaine d’années, les opérations de privatisation et de libéralisation
Libéralisation
Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur.
se succèdent. Le discours dominant les présente comme de simples options de gestion dont on suppose qu’elles permettront la meilleure allocation possible des ressources. Dans la réalité, il s’agit de projets de société dont on ne peut apprécier les effets qu’en adoptant l’angle du temps long. Exemple avec le démantèlement du pôle public bancaire belge. Avec le rachat de Fortis par la banque BNP Paribas, la Banque de La Poste est devenue propriété, à hauteur de 50%, du géant français. A première vue, la Banque de la Poste, en raison même de son nom, devrait relever du public. Pourtant, la Banque de la Poste, c’est, en partie, du privé. Depuis une dizaine d’années, la Banque de La Poste consiste en une joint-venture dont le capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
se partage à 50% entre La Poste et Fortis.
Contrairement à Fortis qui est engluée dans le marasme du subprime
Subprime
Crédit accordé à une famille qui ne possède pas les conditions pour obtenir celui-ci, c’est-à-dire avoir des rentrées financières stables ; ce prêt est considéré comme étant risqué ; dont le taux d’intérêt pratiqué ne sera pas celui d’un risque normal, appelé aux États-Unis « prime rate » (taux de base), mais celui d’une catégorie « en dessous » (subprime).
(en anglais : subprime).
, la Banque de la Poste consiste en une banque de dépôt et de crédit qui a pour mission la collecte de l’épargne et l’octroi de prêts. Le passage de la Banque de la Poste dans le giron de BNP ne devrait d’ailleurs rien changer à ce fonctionnement. Après tout, la Banque de la Poste est en bonne santé. En effet, alors que Fortis affichait des pertes pour l’exercice 2007, la Banque de la Poste dégageait du bénéfice pour le même exercice comptable.
Le décalage des performances entre la banque "old school" et la finance branchée est interpellant. Nous aurions pu éviter la crise si davantage de banques avaient fonctionné comme la banque de la Poste. Pendant longtemps, on a compté en Belgique des banques dont les principes de fonctionnement étaient similaires. Par exemple, la CGER ou le Crédit Communal.
Du temps de la CGER
En 1999, la Caisse générale d’épargne et de retraite (CGER) se retrouve englobée dans le groupe Fortis. Fortis terminait alors d’avaler une proie dont elle contrôlait le capital Capital depuis 1993. Et "en 1995, la banque belge Crédit à l’Industrie tombe dans le giron de Fortis par le biais de la CGER". [1]
Auparavant, "la CGER était une institution publique qui, après 1980, a été convertie en banque et a reçu un statut de banque privée. À peu près chaque Belge y avait un livret d’épargne. De même, la gestion des versements pour les pensions des travailleurs y était en de bonnes mains. Via les sociétés de crédit reconnues par la CGER, des prêts logement bon marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
étaient consentis. Longtemps, les services bancaires sont restés en grande partie gratuits". [2]
Sous l’influence de la doctrine de la Commission européenne stipulant que les entreprises publiques doivent travailler aux conditions du marché, la privatisation du pôle public bancaire belge pouvait commencer. Tout profit pour les privés. Le professeur émérite Piet Frantzen (VUB), ancien membre de la direction de la CGER, avait qualifié la cession de cette dernière d’"arnaque du siècle". "En trois ans à peine, Fortis avait récupéré le prix de la transaction avec les seuls bénéfices de la défunte CGER" [3].
Avec l’arrivée du privé, les choses vont changer au sein de l’ex-CGER. Marc Tarabella (PS), ministre à la Région wallonne et à la Communauté française, se souvient : "Dès la première année, lors d’une soirée du personnel, je me souviens que l’on nous a expliqué [NDLR que la nouvelle direction] voulait 12% de rentabilité sur fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
propres. (…) Dans la cotation
Cotation
Affichage public des cours de titres qui évoluent continuellement au gré des opérations d’achat et de vente.
(En anglais : valuation ou pricing)
des agents, l’un des critères visait à déterminer s’ils avaient bien vendu ce que vendait la banque. Là, on a senti que le client commençait à être lésé" [4]. Vendre tout et n’importe quoi sans égard pour le client pourvu qu’on tire 12% de rendement, voilà en quoi a consisté l’apport du privé.
En somme, la privatisation de la CGER a donné lieu à un hold-up sur l’épargne. "L’écrémage des institutions publiques de crédit est allé de pair avec l’apparition de toutes sortes de produits financiers qui ne servaient qu’à attirer le bas de laine des travailleurs vers le circuit (…) de la spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
bancaire. En même temps, le prix des services (…) augmentait systématiquement" [5]. Si l’on couple ces données avec la sous-évaluation des actifs, on voit pourquoi le passage de la CGER entre les mains de Fortis a constitué une juteuse affaire.
Ce virage à 180 degrés, on le retrouve également dans l’évolution du Crédit communal.
Vous avez dit banque des communes ?
En 1860, l’Etat belge se dote d’un outil de financement qui accorderait des crédits aux communes. Le Crédit communal est fondé sous forme de société anonyme. Ses actionnaires seront les communes qui, pour emprunter à des taux préférentiels, doivent souscrire au capital de la nouvelle compagnie.
Le Crédit communal va prospérer tant et si bien qu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale, il devient une des plus importantes institutions financières du Royaume. Progressivement, les activités du Crédit communal vont se caractériser par une internationalisation croissante dont la naissance du groupe Dexia constitue l’apogée.
En 1996, le Crédit Communal de Belgique, première banque du secteur public belge, et le Crédit Local de France, établissement de référence du financement des collectivités locales françaises, unissent leurs destinées pour former Dexia. Dexia, c’est un pari : devenir leader mondial des services financiers du secteur public.
A la fin de l’année 1999, le groupe "unifie ses structures en fusionnant ses deux holdings de tête en une seule compagnie : Dexia [qui] contrôle les deux sociétés opérationnelles, à l’origine de sa création, Crédit Communal de Belgique et Dexia Crédit Local, et, au travers d’elles, la Banque Internationale à Luxembourg." [6] Donc, à partir de 1999, Dexia, c’est un holding
Holding
Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
(Dexia Holding SA) qui assure la direction de différentes sociétés dont elle détient des participations. Il s’agit de Dexia Banque Belgique, de Dexia Credit Local (France) et de Dexia Banque internationale (Luxembourg).
En 2000, Dexia Holding SA, fidèle à sa stratégie d’expansion, acquiert la compagnie américaine Financial Security Assurance Inc. (FSA), filiale à 90% du Credit Local (France)". L’ancien Crédit communal (belge) souffrira de ce choix posé, à l’origine, par le Crédit Local de France et avalisé par le Conseil d’administration de Dexia Holding SA dans lequel des Belges siégeaient.
"A priori, FSA ne faisait guère le même métier que Dexia. Dexia accordait des prêts à des communes alors que FSA était active dans le secteur de l’intermédiation financière. Cela n’aurait guère porté à conséquences si FSA s’était contentée de garantir les prêts des municipalités américaines. (…) Malheureusement, FSA ne va pas se limiter aux collectivités locales et, au contraire, étendra son champ d’activités aux crédits subprimes" [7]. Avec les conséquences que l’on sait.
La préférence pour les hauts rendements a amené la banque des communes à risquer le financement des pouvoirs locaux dans des opérations de haute voltige financière. Ce qui, en Belgique, fera, en octobre 2008, paniquer plus d’un municipaliste. C’est qu’au plat pays, Dexia pèse pour 80% du financement des communes.
La privatisation, prétexte et faux semblants
L’élimination des établissements publics bancaires du paysage financier belge a été saluée par certains. C’était, disait-on, une nécessité afin de soulager les finances publiques. C’est ce qu’on peut lire sur le site du holding communal, unique actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
jusqu’en 1996, du Crédit communal.
A la fin des années 90, le site du Holding communal signale " un réaménagement de l’actionnariat dans la banque des pouvoirs locaux belges. Cet actionnariat fut transféré à la SA Holding Communal en 1996, qui avait comme actif les actions de Dexia Belgique. Une partie de cette participation fut rapidement mise en bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
et le provenu en fut distribué aux actionnaires du Holding Communal. La diminution des dettes qui en résultait n’allégeait pas seulement les finances locales, mais améliorait par la même occasion la position belge envers les critères de Maastricht et contribuait ainsi à la possibilité de participer à l’euro" [8]. Le Holding communal ne fait rien d’autre que répéter la vulgate économique libérale qui veut que l’on privatise les entreprises publiques (en ce compris, les établissements bancaires) pour désendetter l’Etat. Vulgate qui est peu soucieuse des réalités comptables.
Auteur d’une étude sur les privatisations en Belgique [9], Jacques Moden fait les comptes [10]. Il relève, chiffres à l’appui, que les privatisations n’ont pas œuvré à une amélioration des finances publiques belges. Les privatisations auraient rapporté, selon le chercheur, 17 milliards d’euros. En comparaison, la dette belge atteignait 300 milliards d’euros dans les années 90.
Bref, les privatisations n’ont pas renfloué les caisses de l’Etat. Et si les raisons de ce grand chambardement ne se trouvaient ni dans les livres de comptes des banques ni dans les manuels d’économie politique ? Mais dans nos têtes ? "On était dans l’irrationnel, une sorte de brouillard idéologique", confiait le ministre Tarabella à l’hebdomadaire Trends-Tendances [11].
Constat de bon augure ? En tout état de cause, reconquérir les reins et les cœurs semble maintenant à portée de main pour les progressistes. Bonne nouvelle !
Pour citer cet article :
Xavier Dupret, "Banque de la Poste, ex-pôle public bancaire belge ?", Gresea, décembre 2009. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1679