Ce texte est une version longue d’une carte blanche proposée au journal Le Soir, en réaction à un article paru le 23 juin 2023, intitulé « Notre Banque nationale est-elle de droite ? ». La carte blanche originale est disponible ici.

En écho aux polémiques entre le PS et Ecolo, d’un côté, et le gouverneur de la BNB, de l’autre, Le Soir publiait le 23 juin 2023 un article intitulé « Notre Banque nationale est-elle de droite ? ». Il faut saluer la volonté de faire de la pédagogie autour d’une institution aussi fondamentale que méconnue. Mais, force est de constater que certains aspects essentiels ont échappé au débat politique et médiatique.
Les récentes sorties de Pierre Wunsch [1] (gouverneur de la BNB) ont été l’occasion de mettre à nouveau en lumière une institution aussi fondamentale que méconnue : la Banque nationale de Belgique (BNB). Dans un article intitulé « Notre Banque nationale est-elle de droite ? » [2], Le Soir commence par rappeler que : « La Banque nationale n’est pas une banque comme la vôtre. C’est la "banque des banques" – autrement dit : la banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
. À ce titre
Titre
Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
, elle est chargée de mettre en œuvre la politique monétaire – d’influencer le niveau des taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
– selon les décisions prises avec la Banque centrale européenne (BCE) et les autres banques centrales nationales des États partageant la monnaie
Monnaie
À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
unique. La BNB a également pour mission de surveiller les banques afin d’assurer la stabilité financière – comprenez : d’éviter la faillite d’une ou plusieurs banques. »
Ces missions d’intérêt public, poursuit l’article, la BNB doit les mener en toute « indépendance » du pouvoir politique – une caractéristique présentée comme « essentielle » et qu’elle partagerait d’ailleurs avec « les Banques centrales des autres pays avancés ». Une « évidence » qui aurait toutefois mérité d’être remise en contexte.
Une notion récente
L’indépendance des Banques centrales est en effet une notion relativement récente qui ne s’est largement imposée au niveau mondial que dans le cadre du tournant néolibéral des années 1980, dont elle fut – et reste à ce jour – un instrument majeur [3]. Il ne s’agit en rien d’une théorie robuste, mais plutôt d’un présupposé politique, popularisé par les monétaristes en Europe et aux États-Unis, parmi lesquels Milton Friedman, l’un des pères fondateurs du néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
[4]. Cette indépendance vise un double objectif : éviter les conséquences que peuvent avoir des choix politiques sur l’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
pour protéger les capitaux et promouvoir l’idée d’une « constitution économique ». Dans cet ordre d’idées, Milton Friedman considérait par exemple la démocratie comme une menace à circonscrire pour le « bon » fonctionnement de l’économie (capitaliste) [5].
Des dispositifs comme l’indépendance des Banques centrales, mais aussi la multiplication des traités de libre-échange ou encore la levée des contrôles sur la circulation des capitaux poursuivent donc un seul et même objectif fondamental : limiter les marges de manœuvre des gouvernements nationaux face à des demandes « populaires » qui risqueraient de nuire au marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
! [6] Il s’agit donc bien de discipliner ces mêmes gouvernements par la sanctuarisation du marché, au nom de prétendues « lois économiques supérieures »… que les Banques centrales sont pourtant les premières à enfreindre lorsqu’il s’agit de voler au secours de financiers peu scrupuleux.
Le fait est qu’il n’y a pas de « lois économiques », du moins pas de lois indépendantes des rapports de force qui structurent nos sociétés. L’économique est nécessairement encastré dans le politique, comme l’a démontré l’économiste Karl Polanyi [7]. Toute politique économique
Politique économique
Stratégie menée par les pouvoirs publics en matière économique. Cela peut incorporer une action au niveau de l’industrie, des secteurs, de la monnaie, de la fiscalité, de l’environnement. Elle peut être poursuivie par l’intermédiaire d’un plan strict ou souple ou par des recommandations ou des incitations.
(en anglais : economic policy).
– y compris monétaire – est donc toujours une affaire d’arbitrage
Arbitrage
Opération qui consiste à jouer sur la différence de prix d’un même actif sur deux marchés financiers différents ou d’un produit dérivé par rapport à son produit sous-jacent. Ces gains sont généralement faibles, mais obtenus à grande échelle et recherchés en permanence par des travailleurs spécialisés (les arbitragistes) ils peuvent occasionner d’importants bénéfices (et parfois aussi des pertes considérables).
(en anglais : arbitrage, mais parfois aussi trading ou hedge).
entre différents intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
. Prétendre le contraire, c’est simplement œuvrer à reproduire une société à l’identique qui protège de facto les intérêts dominants.
Le paroxysme européen
Pour en revenir à la question posée par Le Soir, une Banque centrale « indépendante » est donc par construction de droite (ou du moins « néolibérale »), dans la mesure où cette indépendance traduit précisément une idée (néolibérale) selon laquelle l’économie (capitaliste) doit être sanctuarisée dans son fonctionnement face aux aléas de la vie politique démocratique. On ajoutera d’ailleurs que c’est d’autant plus le cas au sein de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, qui a poussé cette logique à son paroxysme [8].
D’abord, en faisant de la lutte contre l’inflation l’unique priorité de la BCE (là où la Fed, par exemple, doit à la fois lutter contre l’inflation et promouvoir le plein-emploi, deux objectifs potentiellement antagonistes entre lesquels elle doit essayer de trouver un équilibre). Mais aussi et surtout en gravant l’indépendance de la BCE dans le marbre des traités, selon l’ordo-libéralisme
Libéralisme
Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence.
[9] allemand (n’oublions pas que la BCE, basée à Francfort, a été créée sur le modèle de la Bundesbank). À l’inverse, comme le souligne l’économiste Thomas Grjebine, « dans la plupart des autres pays de l’OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
, l’indépendance est fonctionnelle (une certaine liberté d’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
dans le cadre d’objectifs fixés par le parlement) et n’a qu’un simple statut législatif, c’est-à-dire qu’elle peut être modifiée par la loi » [10].
Une institution doublement antidémocratique
La politique monétaire européenne s’accompagne en outre d’une politique budgétaire « qui ne dit pas son nom », renforcée à la suite de la crise de la dette de 2010 [11] et qui vise essentiellement à encadrer les salaires et la dépense publique pour garantir les objectifs de la BCE. Comme l’analysait déjà Anne Dufresne en 2004 : « La logique globale de la BCE est d’atteindre une réelle discipline (budgétaire et salariale) pour réduire le risque de tensions inflationnistes à court terme, et pouvoir mener à moyen terme une politique monétaire moins restrictive qui, en maintenant les taux d’intérêt faibles, favorise l’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
, la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
et donc l’emploi. Selon la banque, seules des "réformes structurelles sur le marché du travail" ainsi qu’une concurrence accrue sur les autres marchés doivent accompagner cette politique monétaire restrictive » [12].
Par contre, ces politiques ne s’accompagnent toujours pas d’un mécanisme de solidarité entre États membres « digne de ce nom ». Résultat : on se retrouve avec une politique monétaire contre-démocratique et une politique budgétaire influencée par une institution non élue, dont « l’indépendance » sert d’abord et avant tout les intérêts des classes sociales et des États les plus puissants de la zone euro, Allemagne en tête.
De ce point de vue, le problème n’est donc pas tant la personnalité « trop libérale » de Pierre Wunsch, mais bien le cadre structurel dans lequel ce dernier, la BNB et la BCE sont amenés à exercer leurs missions. Un cadre structurellement néolibéral, dont il est urgent de sortir pour répondre aux multiples crises (sociales, écologiques, démocratiques) actuelles.
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "La BNB est structurellement néolibérale", Gresea, juin 2023.
Source photo : Tiger rus, Национальный_банк_Бельгии_(Nationale_Bank_van_België,_Banque_nationale_de_Belgique)_-_panoramio, CC BY 3.0.