La concurrence libre nous garantirait des biens au meilleur prix. C’est le fondement du discours libéral . Or, dans la pratique, un marché animé par des concurrents égaux n’existe pas. L’actualité du fer le démontre chaque jour. Le fer, deuxième matière première après le pétrole, est dominé par un trio tout puissant de sociétés productrices, les titans du fer. Ce sont elles qui dirigent le marché au détriment des concurrents de moindre taille et des consommateurs.
Nos frigos 40% moins chers ? Parce que le prix du fer est tombé de 40% récemment ? C’est peu probable. Les vendeurs cherchent en effet à maintenir sinon à élargir leur profit. Le fer est la deuxième matière première
Matière première
Matière extraite de la nature ou produite par elle-même, utilisée dans la production de produits finis ou comme source d’énergie. Il s’agit des produits agricoles, des minerais ou des combustibles.
(en anglais : raw material)
de la planète après le pétrole. Il est impossible de s’en passer. Il alimente (avec le charbon) les hauts-fourneaux dont sort l’acier. Et l’acier est partout. Il habille nos frigos, les carrosseries des bagnoles, les squelettes des grattes-ciel, les coques des pétroliers. Les minerais de fer sont donc indispensables au fonctionnement et au développement de nos industries.
Or, chose effrayante : trois entreprises minières seulement dominent la production. Je les appelle les Titans du Fer. En ordre de taille, il s’agit de Vale (Brésil), Rio Tinto (Royaume-Uni) et BHP Billiton (Royaume-Uni/Australie). En 2008, ces trois sociétés ont réalisé un tiers de la production mondiale de fer (34,6% pour être exact). Mais leur puissance réelle ne ressort vraiment que de leurs transports maritimes. Dans la même année, en 2008, ces trois sociétés ont acheminé 850 millions de tonnes de fer par voie maritime, soit 69% du total. [1]
Cette année-là, les prix mondiaux des minerais, et donc aussi celui du fer, connaissent une augmentation rarement rencontrée auparavant. Les Titans en tirent des bénéfices généreux. Leur appétit est insatiable, ils veulent plus. Pour cela, il faut annuler le système de contrats de vente, en vigueur depuis les années 60. Ces contrats étaient négociés annuellement. Lors des négociations fournisseurs et acheteurs se mettaient d’accord sur le prix à la tonne de fer pour l’année suivante. Au début des années 2000, la demande éclate. Les économies dites émergentes cherchent elles aussi à s’approvisionner, en concurrence avec les États-Unis, le Japon et l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
. Cette évolution met les prix des matières premières sous pression. Les Titans veulent adapter le prix du fer régulièrement pour le hausser. Les contrats annuels ne permettant pas cette flexibilité, il faut les remplacer par des contrats de courte durée, trimestriels si possible. La Chine, le plus grand consommateur, s’y opposera farouchement des années durant. Mais en 2010 les Titans du Fer obtiennent gain de cause et la durée des contrats est raccourcie. Le résultat est immédiat. BHP Billiton double carrément son prix jusqu’à 130 dollars la tonne. En 2011, le prix mondial du fer triple.
Profiter au maximum
Cette montée du prix du fer ouvre de belles perspectives aux Titans. Ils décident donc de produire plus, pour profiter au maximum de la hausse du prix.
S’ensuit une énorme augmentation de la production de fer dans le monde. Comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous, Vale,le leader mondial, s’est donné l’objectif d’augmenter sa production de 50%, de presque 300 millions de tonnes en 2008 à 450 millions de tonnes en 2012. Cet objectif n’ayant pas été atteint, Vale l’a repoussé jusqu’en 2018. Rio Tinto veut lui, presque doubler sa production, de 191 millions de tonnes en 2008 jusqu’à 360 millions de tonnes en 2017. BHP Billiton a pour projet d’accroître sa production de 127 millions de tonnes en 2008 à 290 millions de tonnes en 2017.
Perspective d’augmentation de la production de fer (en millions de tonnes) entre 2008 et 2018
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Il y a d’autres acteurs sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. La société australienne Fortescue (créée en 2003) a produit 61 millions de tonnes en 2012 et espère en arriver à une capacité de production de 155 millions de tonnes par an à partir de 2014. La demande chinoise participe également à cette progression. Ses importations ont augmenté de 687 millions de tonnes en 2011 à 880 millions de tonnes en 2014. En outre, elle a aussi accru sa capacité de production. Néanmoins, l’économie chinoise ne croît plus aussi vite qu’avant. Entre 2003 et 2008, elle consommait chaque année 15% de fer en plus. Ce taux de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
, revu à la baisse, est estimé à 4% entre 2013 et 2018. Le ralentissement du secteur de la construction en Chine en est la principale cause.
Dans ce contexte, deux tendances majeures s’affrontent. Du côté de l’offre, un tsunami de fer (pour profiter des hausses du prix), du côté de la demande, un ralentissement (surtout de la demande chinoise). Les résultats sont une surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
de fer et ensuite une forte baisse du prix. Ce retournement du marché a débuté en 2013 et s’est accentué en 2014. Le prix de la tonne de fer a chuté de 40% cette année. En 2013, la tonne de fer s’échangeait en moyenne à 135 dollars. Fin septembre 2014, elle ne dépasse plus les 80 dollars.
Des milliards s’envolent
Paradoxalement, les Titans se réjouissent de cette situation. Le patron de Rio Tinto par exemple, Sam Walsh, a déclaré qu’un nouvel équilibre s’installera. Selon lui, une large portion de la capacité de production disparaitra dans peu de temps. Walsh parle d’une réduction de la capacité totale de 125 millions de tonnes. Cet "ajustement" mettra, selon lui, offre et demande de nouveau en "harmonie". Quel cynisme ! On ne peut que s’indigner de la légèreté avec laquelle ces soit-disant "capitaines d’industrie" légitiment leur manipulation de l’économie de marché. Combien de milliards ont été investis pour créer ces capacités de production supplémentaires ? Aujourd’hui, ces capacités vont être détruites ! En théorie, on désignera cette pratique par le concept de "destruction créative" [3]. Ces investissements gigantesques qui auraient pu servir à rencontrer de vrais besoins, sont gaspillés.
La crise de surproduction qui guette le secteur du fer n’est en rien un problème pour les titans. En effet, les trois géants du Fer ont mis à profit la période propice aux investissements entre autres pour automatiser leurs mines de fer. Ils peuvent donc aujourd’hui produire à moindre coût. Rio Tinto par exemple voudrait baisser le coût de production dans le bassin de Pilbara en Australie de $47/tonne en 2012 à $35,5/tonne en 2020. Même avec un prix du fer en baisse à $80/tonne, Rio et les autres Titans feront donc des profits. Par contre, les petits producteurs de fer se retrouvent en zone périlleuse puisqu’ils n’ont pas les moyens de baisser leurs coûts de production .
Dernièrement, le patron de la société australienne Fortescue, Neville Power s’est fâché contre les grands producteurs. Il a qualifié "d’idiote" (foolish) leur politique d’expansion. [4] Sa colère s’explique, Fortescue n’a que dix ans. La société a annoncé ses projets d’expansion en 2010 et a investi des milliards pour les réaliser. Mais, vu la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
baissière, l’entreprise a difficile d’amortir ces investissements.
Marché libre ? Marché planifié
L’évolution du marché du fer est planifiée par les Titans. Andrew Mckenzie, le patron de BHP Billiton, l’a confirmé à la dernière assemblée générale des actionnaires. "Produire le maximum est raisonnable" a dit Mckenzie, "parce que nous avons toujours pensé que le marché du fer se réduira au lieu de s’élargir". [5] Comprenne qui peut.
Cette évolution fera des victimes. En Afrique, pour commencer, où une série de nouvelles mines ont été ouvertes. La première victime tombe en ce moment même en Sierra Leone. La société London Mining y exploite la mine de Marampa. London Mining peut produire jusqu’à 5,4 millions de tonnes par an, à un coût qui s’élève à près de $60/tonne. Trop peu et trop cher pour survivre ? London Mining a sollicité des injections financières en septembre 2014. Elle n’en a pas suffisamment trouvé et s’est mise sous concordats judiciaires en ce mois d’octobre. Des victimes tomberont sans doute en Chine. Là, les minerais de fer sont de faibles qualités et les coûts de production élevés, jusqu’à $170 par tonne pour certaines mines. La production chinoise est donc très sensible aux chocs du marché international.
Les Titans du Fer sortiront gagnants. "Ils n’ont aucun intérêt à inonder le marché et à faire baisser le prix, sauf de manière temporaire pour forcer la fermeture des mines les plus coûteuses et augmenter leur part de marché", lit-on dans le Cyclope 2014. C’est pourtant exactement ce qu’ils font. Par conséquent, leur capacité à manipuler l’offre et donc le prix sera de plus en plus écrasant. Nos frigos moins chers ? Ce n’est pas pour demain.