L’histoire de Delphi, ex-division de General Motors et géant de la production de composants automobiles, c’est un peu une descente aux enfers dont les paliers successifs (toujours un cran plus bas), depuis sa mise sous concordat
Concordat
Situation juridique accordée à une société privée en difficulté pour lui permettre de négocier avec ses créanciers et d’ainsi se redresser.
(en anglais : bankruptcy settlement ; cela correspond quelque peu au chapitre 11 sur la loi des faillites aux États-Unis, le Chapter 11)
en octobre 2005 ne manquent pas d’être instructifs. Car pour relancer l’entreprise moribonde et lui trouver repreneur, ce sont les travailleurs de Delphi qui se sont trouvés dans le point de mire, façon laboratoire : combien de concessions salariales peut-on leur arracher en vue de rendre la mariée plus belle ? telle est la question qui va intéresser les marchés, toujours intéressés par le "signal" que lui lancerait pareil précédent.
En 2006, ainsi, la direction de Delphi présentera au tribunal des faillites un plan de restructuration qui, en plus de suppressions d’emplois (34.000 immédiatement, 8.500 d’ici à 2008) et de ventes de sites de production (21 sur les 29 existant aux États-Unis), proposera tout bonnement... de jeter les conventions collectives à la trappe.
En 2007, c’est mieux, car un groupe de fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
spéculatifs emmené par Appaloosa Management et associant le français Pardus Capital Management (déjà présent dans le capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
des équipementiers Valeo et Visteon) va entrer dans la danse : il se dit prêt à racheter Delphi pour 2,55 milliards de dollars [1]. Comme quoi, démentant le bon sens, même une entreprise faillie peut être une affaire juteuse ? La réponse se trouve dans l’accord intervenu, sous pression de General Motors et du chantage à la fermeture pure et simple, avec le syndicat United Auto Workers, qui a accepté une nouvelle échelle des salaires permettant de rémunérer à 14 dollars de l’heure un travail auparavant fixé à 27 dollars [2]. A ce compte-là, en effet, l’affaire devient plutôt intéressante. Pour bien comprendre comment Delphi en est arrivé là, cependant, il y a lieu d’examiner la crise qui secoue l’industrie automobile américaine.
L’automobile made in Detroit : new deal..
Dans les années 70, les constructeurs américains sont encore florissants. Ils font partie des plus grandes sociétés du monde, avec les bénéfices les plus élevés. Mais, déjà, la pression des concurrents japonais se fait sentir. Lors de la crise de 1979, Chrysler est en faillite et sauvé in extremis par le gouvernement américain de Jimmy Carter. Par la suite, la politique de Reagan sera d’imposer, durant les années 80, des quotas volontaires d’importations de voitures nipponnes. Ce n’est qu’un répit. Les firmes japonaises installent des unités d’assemblage en Amérique du Nord et continuent à grignoter des parts de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, même si c’est à un rythme plus réduit.
Dans les années 90, les compagnies américaines profitent d’une conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
avantageuse. D’abord, la chute de l’URSS place les États-Unis comme puissance mondiale incontestée, ce dont ils vont utiliser pleinement pour relancer une nouvelle croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique. Ensuite, cet essor s’accompagne d’un changement de la demande des consommateurs plus fortunés vis-à-vis de modèles plus imposants comme les vans, monospaces ou 4x4. Les firmes américaines se précipitent sur ce nouveau marché, alors que leurs rivales nipponnes sont lentes à réagir.
Ce n’est que partie remise. En 2001, la Bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
de l’Internet chute, entraînant une crise économique d’ampleur aux États-Unis. Peu de temps après, les prix pétroliers grimpent. Or, les modèles plus importants vendus par les constructeurs américains consomment davantage d’essence. Ils deviennent plus chers, donc moins attrayants. La bataille entre sociétés fait rage. En trois ans, de 2003 à 2005, les prix moyens des voitures dégringolent de 25%. Les compagnies offrent des rabais de plus en plus considérables. En mai 2004, ceux-ci s’élevaient à 2.507 dollars en moyenne par véhicule (soit environ 2.000 euros). Ces incitations étaient d’ailleurs les plus élevées pour General Motors, Ford et Chrysler : 3.461 dollars en moyenne. Et ils étaient les plus bas chez les firmes japonaises : 899 dollars [3].
En conséquence, les profits baissent de façon notable. Cela donne le tableau suivant, avec les résultats des compagnies américaines en Amérique du Nord.
Tableau 1. Évolution des bénéfices opérationnels des constructeurs américains dans la vente de véhicules en Amérique du Nord de 2001 à 2006 (en millions de dollars)
2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 | Total | |
---|---|---|---|---|---|---|---|
GM | 1.270 | 2.900 | 811 | 1.583 | -8.156 | -4.619 | -6.211 |
Ford | -5.488 | 1.914 | 67 | 824 | -2.111 | -15.308 | -20.102 |
Chrysler | -4.729 | 576 | -581 | 1.775 | 1.906 | -1.405 | -2.458 |
Total Big 3 | -8.947 | 5.390 | 297 | 4.182 | -8.361 | -21.332 | -28.771 |
Source : Rapport annuels des différentes sociétés, différentes années.
Note : GM, Ford et Chrysler sont appelés les Big Three (les Trois Géants). Pour conversion, un euro vaut environ 1,25 dollar. Les bénéfices opérationnels sont ceux réalisés sur l’activité centrale des firmes automobiles : soit ici la vente de véhicules en Amérique du Nord.
Ainsi, sur cinq ans, les trois constructeurs américains ont accumulé près de 29 milliards de dollars de pertes : 9 milliards en 2001, 8 milliards en 2005 et 21 milliards en 2006. C’est énorme et indique l’ampleur de la crise de l’industrie américaine.
Conséquences : les firmes américaines sont virtuellement en faillite. En effet, leurs fonds propres
Fonds propres
Ensemble des fonds représentant ce que l’entreprise possède en propre. Il s’agit essentiellement du capital décomposé en parts de capital (ou en actions) en valeur nominale, d’une part, et des bénéfices réservés accumulés au fil des années d’autre part.
(en anglais : shareholders’ equity)
, c’est-à-dire ce qu’elles avancent comme capital
Capital
par elles-mêmes (le reste étant des dettes), sont négatifs : 5,4 milliards pour GM et 3,5 milliards pour Ford (Chrysler faisant partie de DaimlerChrysler, il n’y a pas de compte spécifique pour elle). Dit autrement : leurs actifs – et même davantage – sont entièrement couverts par des dettes.
Ce qui les sauve, c’est l’ampleur des liquidités : 24 milliards de dollars pour GM et 50 milliards pour Ford (mais avec sa filiale financière). Ainsi, elles peuvent faire face à des difficultés à court terme. Pour pouvoir assurer ce matelas financier, elles vendent d’ailleurs tout ce qu’elles peuvent. GM s’est débarrassé de la majorité de ses participations dans Fuji Heavy, Suzuki et Isuzu. Elle a vendu 51% de sa filiale financière (GMAC) – la seule quasiment à apporter des profits (entre 2 et 3 milliards de dollars par an) – à un consortium
Consortium
Collaboration temporaire entre plusieurs entreprises à un projet ou programme dans le but d’obtenir un résultat.
(en anglais : consortium)
purement financier dirigé par Cerberus. De cette façon, elle devrait bénéficier d’un apport de 14 milliards de dollars sur trois ans.
Quant à Chrysler, la compagnie mère Daimler (Mercedes), basée à Stuttgart, l’a vendue – à perte, sans doute un des plus grands flops du récent cycle mondial de consolidation. Les deux grands groupes de démantèlement financier, KKR et Cerberus, sont sur la liste des repreneurs potentiels. Pour pénétrer en profondeur le secteur, Cerberus s’est adjoint les services de Wolfgang Bernhardt, le patron démissionnaire de VW.
Avec pour conséquence, des pertes d’emploi à la pelle. En 2006, il y a eu 34.400 suppressions de postes chez GM. C’est un chiffre similaire pour Ford.
Cherchez la femme ? On dirait une Toyota
Pendant que la position se détériore pour les constructeurs américains, celle de Toyota ne cesse de s’améliorer. Pour le premier trimestre de 2007, la firme nipponne a même dépassé General Motors comme plus grand producteur mondial de véhicules. Aux États-Unis, elle a pris la place de Chrysler comme troisième firme du marché, avec plus de 15% de parts.
Ses bénéfices, contrairement à ses concurrents américains, n’ont jamais été aussi élevés, comme en témoigne le tableau suivant.
Tableau 2. Évolution des bénéfices nets de Toyota de 2001 à 2006 (en millions de dollars)
2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 | Total |
---|---|---|---|---|---|---|
4.925 | 7.753 | 10.288 | 10.898 | 12.120 | 14.056 | 60.040 |
Source : Rapport annuels de Toyota, différentes années.
Note : L’année fiscale se termine au 31 mars pour la plupart des firmes japonaises dont Toyota.
Ainsi, pendant que les Big Three accumulent près de 29 milliards de dollars de pertes dans leurs activités américaines, Toyota engrange plus de 60 milliards de dollars de gain (dont près de 20,5 milliards en Amérique du Nord [4]). De ce fait, pendant que GM divise son dividende
Dividende
Revenu de la part de capital appelé action. Il est versé généralement en fonction du bénéfice réalisé par l’entreprise.
(en anglais : dividend)
par action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
[5] par deux, Ford par quatre, Toyota le quadruple. Ses fonds propres, loin d’être négatifs, passe de 55 milliards de dollars en 2001 à plus de 100 milliards en 2006. Soit un doublement. De quoi être en état de reprendre l’entièreté de l’industrie américaine.
La source des performances de Toyota réside dans son système de production, appelé communément le toyotisme
Toyotisme
Système de production fondé après la Seconde Guerre mondiale dans les usines automobiles de Toyota, sous l’impulsion de l’ingénieur Taiichi Ohno. Il consiste essentiellement en plusieurs éléments : 1. autonomation, c’est-à-dire la capacité des machines à s’arrêter automatiquement dès qu’elles rencontrent un problème ; 2. qualité du premier coup ; 3. just-in-time ; 4. teamwork ; 5. management participatif ; 6. sous-traitance.
(en anglais : toyotism)
. Sans entrer dans les détails, nous dirons qu’il s’appuie sur trois éléments clés : le just-in-time
Just-in-Time
Système de production tirée par la demande et dite à flux tendus. D’un côté, cela veut dire que les firmes et les usines ne produisent pas davantage que ce qui est requis par la demande. De l’autre côté, il faut fabriquer en temps voulu et à la qualité déterminée. Cela implique une énorme flexibilité du travail pour correspondre à ces exigences.
(en anglais : just-in-time)
qui entraîne une flexibilité à outrance pour les salariés, le management by stress qui tire une charge de travail maximale sur chaque ouvrier et la sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
. Cette dernière fonctionne à la manière d’une pyramide. Au sommet, le constructeur qui achète des modules, ensembles de composants, aux fournisseurs "de premier rang" (souvent assez importants en ventes et en effectifs) lesquels, à leur tout, s’approvisionnent auprès de firmes plus petites : c’est le ’rang 2’ en dessous duquel, même petit ballet, on a des entreprises encore plus réduites (composants basiques) du "troisième rang", et ainsi de suite. Les conditions de travail, de sécurité, de salaire, se dégradent au fur et à mesure que l’on descend dans la pyramide. Au Japon, si l’emploi à vie est garanti au niveau des constructeurs, si les salariés des unités d’assemblage sont représentés par des syndicats (parfois maisons), le bas de l’échelle ne dispose d’aucune protection et sa situation avoisine celle de certains pays du Tiers-monde.
Toyota profite de cette situation pour accumuler les profits créés à tous les étages de la chaîne. Ainsi, elle pratique un prix plancher pour l’achat des modules. Dans celui-ci, il n’y a normalement pas de profit. Si au cours de l’année, le fournisseur parvient à accroître la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
, il peut conserver le gain jusqu’à la fin de l’année. Mais, l’année suivante, le nouveau tarif demandé par Toyota incorporera l’avantage obtenu chez le sous-traitant. De cette façon, les gains de productivité tout au long de la filière sont accaparés par le constructeur japonais. Celui-ci peut soit les introduire dans le prix de vente des voitures finales et ainsi gagner des parts de marché, soit les garder et les accumuler pour le futur. Il semble que la firme nipponne utilise ces deux moyens, ce qui met une pression fantastique sur tous les concurrents, en particulier américains.
Et voici Delphi, sorte de phénix
L’avantage de la sous-traitance est très net pour ou plutôt contre les Big Three. Ceux-ci sont issus de la grande révolution industrielle du début du XXe siècle. A ce moment, la grande majorité de la production était réalisée en interne. General Motors, Ford et Chrysler disposait donc à la fois d’effectifs dans l’assemblage, la production de moteurs, mais aussi dans celle de nombreux composants (électroniques, climatisation, frein, etc.). Seulement, au lieu d’être payés à des conditions moins élevées, les travailleurs de ces secteurs bénéficiaient des mêmes avantages que tous les constructeurs américains. Ainsi, officiellement, un salarié des trois grands gagne en moyenne quelque 30 dollars par heure, contre 20 dollars pour celui qui œuvre dans la fabrication de composants. Et cela peut aller même jusqu’à 16 dollars chez certains (en carrosserie par exemple) [6].
C’est cette différence qui pousse General Motors à se séparer de sa fabrication de composants en 1998. La nouvelle firme sera appelée Delphi. Mais le contrat qu’elle est obligée de signer avec le syndicat de l’automobile américain (UAW [7]) ne lui permet ni de se séparer brutalement des "anciens de GM", ni de diminuer leurs salaires et autres avantages arrachés au cours de décennies de luttes sociales. Seuls les nouveaux venus peuvent avoir un contrat moins avancé.. Deux ans plus tard, c’est au tour de Ford de scinder sa production et de créer une nouvelle entreprise sous le nom de Visteon.
Face à la concurrence japonaise, cette solution apparaît vite bancale.
Tableau 3. Évolution des bénéfices nets de Delphi et de Visteon de 1999 à 2006 (en millions de dollars)
1999 | 2000 | 2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 | Total | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Delphi | 1.083 | 1.062 | -370 | 343 | -56 | -4.753 | -6.369 | -5.464 | -14.524 |
Visteon | 735 | 270 | -118 | -352 | -1.213 | -1.499 | -270 | -163 | -2.610 |
Source : Rapport annuels des différentes sociétés, différentes années.
A partir de 2001, les pertes s’accumulent. Elles atteignent près de 17 milliards de dollars pour Delphi en trois ans (de 2004 à 2006) et 3,6 milliards pour Visteon en six ans (de 2001 à 2006). Résultat : comme pour les constructeurs, les sociétés de composants n’ont plus de fonds propres. Ceux-ci sont en effet négatifs de 188 millions pour Visteon et de plus de 12 milliards pour Delphi. Comme Ford et GM ont conservé les liquidités lors des opérations de séparation, les fournisseurs sont fortement fragilisés. Leurs liquidités ne se montent qu’à peine à un milliard de dollars. Même si les constructeurs se sont engagés à soutenir leurs anciens départements de composants [8], c’est une situation intenable. Contrairement aux constructeurs, les firmes de composants ont arrêté la distribution de dividendes.
C’est pourquoi en octobre 2005 Delphi s’est déclarée en faillite. En fait, elle s’est mise sous le chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites. Cela lui permet de continuer à produire, sans devoir rembourser directement les créanciers. Ainsi, 17,5 milliards de dollars sont placés sous dettes pouvant être rééchelonnées. En échange, la société doit restructurer en profondeur ses activités. Depuis 2001, Delphi a perdu 40.000 emplois, dont près de 15.000 en 2006, et cela continue, on l’a vu.
Delphi n’est pas la seule société américaine de composants automobiles en difficultés. Federal Mogul se trouve, elle aussi, sous le chapitre 11 de la loi sur les faillites. Ses fonds propres sont négatifs de 1,7 milliards de dollars : depuis 2000, elle a accumulé 4,3 milliards de dollars de pertes. De même, Dana est, elle aussi, en déficit et ses fonds propres deviennent négatifs. Même Lear, le géant de la production de sièges, connaît des années difficiles, avec un total de 2 milliards de dollars de pertes pour 2005 et 2006.
C’est pour mieux te financiariser, mon enfant...
La situation explosive de l’industrie automobile américaine attire les financiers, en particulier ceux qui, comme des vautours, veulent se payer sur la bête agonisante. GM a inauguré les opérations en vendant sa filiale financière, GMAC, à un consortium contrôlé par Cerberus, mais qui comprend également Citigroup, la plus grande banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
.
Il faut dire que GM est, aujourd’hui, contrôlé par des groupes financiers, comme le montre le tableau suivant.
Tableau 4. Évolution de l’actionnariat de General Motors de 2001 à 2006 (en %)
Actionnaires | 2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 |
---|---|---|---|---|---|---|
State Street Bank | 13,0 | 14,3 | 18,0 | 18,3 | 16,5 | 14,8 |
Brandes Investment | 10,6 | 9,0 | ||||
Capital Group | 1,0 | 11,1 | 11,8 | 14,3 | 7,5 | |
Southeastern Asset | 1,2 | 1,4 | 7,1 | 7,1 | ||
Tracinda | 9,9 | |||||
Morgan Stanley | 5,1 | |||||
US Trust Corporation | 5,0 | 4,9 | ||||
Fiat | 4,4 | |||||
Oppenheimer Capital | 1,0 | |||||
Total | 23,6 | 22,6 | 29,1 | 30,1 | 63,5 | 38,4 |
Source : GM, Proxy Statements, différentes années.
Note : Seuls les montants dépassant les 5% du total des actions mentionnées. Les séries ne sont donc pas complètes. En 2001 et 2002, vu l’existence de différents types d’actions, nous avons pris le total des droits de vote.
Chez Delphi, l’actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
connu le plus important est la State Street Bank, qui possédait en 2004 14,6% des actions. Cela signifie qu’on passe de plus en plus vers une logique purement financière, où seul le rendement financier compte, le démantèlement de l’outil productif ne posant aucun problème.
Voir ainsi les sociétés qui étaient sur la ligne de départ pour racheter Chrysler : les fonds spéculatifs KKR, Cerberus et Tracinda, le holding
Holding
Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
de Kirk Kerkorian, milliardaire qui a déjà été actionnaire de Chrysler par le passé et de GM de mai 2005 à novembre 2006. Delphi, de même, a été convoitée par le fonds Cerberus avant de se retirer du groupe formé par Appaloosa, tablant sur baisse salariale contre laquelle le syndicat United Auto Workers a su un temps résister.
Cerberus Capital Management mérite une mention spéciale. Créé en 1992 par Stephen Feinberg [9], un jeune loup aux dents impériales, le fonds n’est nullement contrôlé par les organes de régulation boursière [10]. Ses avoirs sont estimés à quelque 18 milliards de dollars [11]. Sa particularité est de rassembler tous les dirigeants responsables d’un investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
, d’engager un vaste brainstorming (échange d’idées) pour dégager les pistes de rationalisation et de restructuration les plus intéressantes. Car, autre caractéristique du fonds, il investit surtout dans les sociétés en difficulté. Il a des liens extrêmement étroits avec le parti républicain. Outre ses financements réguliers aux campagnes présidentielles, il a pris comme directeur Dan Quayle, vice-président sous l’administration de Bush père (1989-1993). Et Donald Rumsfeld, ancien secrétaire à la Défense, en est devenu actionnaire [12].
Du côté de l’Europe
Delphi Europe représente environ un quart de la production du groupe américain. Pendant un temps, elle a eu des liens avec le groupe Fiat, étant donné le rapprochement qui s’était opéré entre GM et la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
italienne. La production conjointe de composants était dans les plans de deux constructeurs. Mais, aujourd’hui, Fiat a repris son indépendance. Cela permet, néanmoins, à Delphi Italie et Pologne d’approvisionner les usines de la firme italienne.
Il est malaisé d’établir une évaluation propre à l’Europe, étant donné que la compagnie ne diffuse aucune précision en ce qui concerne la situation de rentabilité par région, et encore moins par pays. Les pertes semblent concentrées aux États-Unis, puisque c’est la filiale américaine qui a déposé un dossier auprès des instances judiciaires.
Néanmoins, les difficultés outre-Atlantique ont des répercussions en Europe. En effet, il faut rentabiliser au maximum tous les outils pour redresser la barre. C’est sans doute ce qui a poussé Delphi à annoncer le 27 février 2007 la fermeture de son usine de Cadix, qui fabriquait des pièces du châssis et de la direction. 1.600 postes y sont supprimés. Tels sont les effets de la guerre infernale que se livrent les géants de l’automobile.
Au niveau international, on a une compétition à l’échelle globale avec différents fronts régionaux dont les États-Unis représentent actuellement le point de conflit maximal, avec des pertes importantes pour les acteurs traditionnels de l’industrie et des conséquences sociales dramatiques. Les autres régions, notamment l’Europe, ne sont nullement à l’abri, on l’a vu avec Delphi. Plane au-dessus, une intervention croissante de financiers dont les objectifs de rentabilité et d’enrichissement des seuls actionnaires invitent à s’interroger sur la rationalité d’un système qui n’est en rien au service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
des gens. Une autre économie est certainement possible.