Ce numéro retrace l’histoire de l’insertion socioprofessionnelle (ISP) en Belgique francophone depuis les années 1970, date à laquelle émergent les premières structures d’ISP pour répondre au problème du chômage de masse.
Si, à l’origine, il s’agit d’initiatives éparses animées d’un idéal communautaire, dans le courant des années 1980, on assiste à l’institutionnalisation de ces activités. Une reconnaissance à double tranchant : le secteur bénéficie désormais d’une sécurité juridique et de subventions, mais il doit également s’adapter et répondre aux exigences des pouvoirs subsidiant. Des contraintes d’autant plus difficiles à vivre qu’elles s’inscrivent dans un tournant néolibéral qui fait de la responsabilisation des chômeurs l’une des clés de voûte des « politiques de l’emploi ».
C’est ainsi que ces initiatives militantes se sont trop souvent converties en des outils de gestion de la précarité, des lieux de formatage, de contrôle et parfois même d’exclusion… bien loin donc d’une insertion par et pour les utilisateurs plutôt que par et pour le marché.
Ce numéro du Gresea Échos tente de comprendre comment on en est arrivé là, comment cette « insertion » affecte tant les bénéficiaires que les travailleurs du secteur et comment il est possible de penser une autre insertion qui répondrait aux besoins fondamentaux de l’ensemble de la collectivité.
Édito
Itinéraire d’un dévoiement
L’insertion socioprofessionnelle (ISP pour les initiés), est un objet social relativement méconnu et source de confusion en Belgique. Cette confusion tient d’abord à des contours relativement flous. Au sens large, l’insertion réunit en effet tous les opérateurs, publics ou privés, qui œuvrent d’une façon ou d’une autre à la (re)mise à l’emploi des personnes qui en sont « le plus éloignées », pour reprendre la terminologie officielle. On y retrouve donc aussi bien des CPAS que des agences publiques (comme le FOREM ou Actiris) et même des agences d’intérim privées.
Au sens strict toutefois, l’ISP réunit des structures – essentiellement associatives – qui visent à la fois un objectif d’émancipation sociale et d’insertion professionnelle. Ce « secteur ISP » plus étroitement conçu est régi par des décrets spécifiques et compte quelques centaines d’opérateurs (pour la plupart des ASBL) qui emploient plusieurs milliers de travailleurs et forment chaque année des dizaines de milliers de « stagiaires », du moins en Wallonie et à Bruxelles.
En effet, la deuxième source de confusion concernant « l’insertion » en Belgique découle de son caractère fortement régionalisé. Dans les années 1970, dans la foulée du premier choc pétrolier et de l’explosion du chômage, c’est pour répondre à des situations de l’emploi et de la précarité qui ne sont pas les mêmes en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles que les premières structures émergent. En Belgique francophone, en particulier, les conséquences de la crise économique sont plus profondes et structurelles, faisant progressivement de la lutte contre le chômage de masse et de longue durée des travailleurs peu qualifiés un enjeu beaucoup plus critique qu’en Flandre.
En outre, en partie en raison de ces divergences socioéconomiques, les années 1980 sont le théâtre d’une accélération et d’un approfondissement de la logique de fédéralisation de l’État belge. Dès lors, les premières reconnaissances institutionnelles et juridiques de l’ISP vont se faire directement à travers les entités fédérées, communautaires d’abord, régionales ensuite, aboutissant à renforcer davantage les trajectoires différentes de l’insertion dans les trois Régions du pays.
Des questionnements communs
Au-delà de ces divergences, la logique et le déploiement de l’insertion en Belgique à partir de la fin des années 1970 soulèvent toutefois des enjeux communs (que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres pays) : celui que pose la fin des mal nommées « Trente Glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
» et de leur mythe d’une citoyenneté sociale accessible à tous via le plein-emploi ; celui du rôle de l’État et de l’évolution des politiques sociales dans le cadre du tournant néolibéral ; celui du rapport au travail et à l’emploi, notamment dans le monde associatif et militant…
Le présent GRESEA Échos propose d’analyser ces enjeux à partir de la situation du secteur de l’ISP (au sens strict donc) en Wallonie et à Bruxelles. Pourquoi exclure la Flandre ? Parce qu’il n’y a pas d’équivalent en Flandre des secteurs de l’ISP wallons et bruxellois, que ça soit d’un point de vue strictement juridico-institutionnel, mais aussi et surtout, en termes d’histoire, de pratiques et d’acteurs. À l’inverse, s’il existe bien des différences entre l’ISP wallonne et bruxelloise, leur origine, leur fonctionnement et les défis qu’elles rencontrent aujourd’hui sont néanmoins largement similaires.
Or, c’est bien de ce secteur de l’ISP étroitement conçu dont nous voulons parler ici, précisément en raison de son histoire et de ses caractéristiques si particulières : celles d’initiatives militantes devenues trop souvent, au fil du temps, de simples outils de gestion de la précarité ou, pire, des lieux de formatage, de contrôle, et parfois même d’exclusion…
Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les limites et les contradictions qui traversent aujourd’hui le secteur de l’ISP ? Comment affectent-elles la réalité des bénéficiaires et des travailleurs de l’insertion ? Une autre insertion est-elle possible, ou même souhaitable ? Voici quelques-unes des questions qui structurent ce numéro.
Pour y répondre, le premier article se penche sur l’histoire et les évolutions du secteur de l’ISP en Belgique francophone, depuis la création des premières initiatives dans un climat de débrouille et d’idéaux communautaires jusqu’aux instrumentalisations actuelles en passant par les vagues successives de professionnalisation du « secteur ». Le second texte vise à remettre cette histoire dans le contexte du tournant néolibéral intervenu au même moment en Europe, et au-delà, et qui a profondément affecté non seulement l’état du marché du travail et la nature des politiques sociales, mais qui s’est aussi traduit, plus largement, par une guerre de l’emploi contre le salaire dans laquelle l’ISP s’est trouvée enrôlée, souvent malgré elle. L’article suivant propose d’analyser un couple de notions destinées à se renforcer mutuellement : l’« insertion » d’un côté et la « flexibilisation » de l’autre… Dans la foulée, le quatrième texte (qui en regroupe trois en réalité) cherche à illustrer les conséquences des contradictions actuelles de l’ISP sur le bien-être et les droits de ses travailleurs et bénéficiaires, notamment avec deux textes d’interpellation rédigés directement par des collectifs de travailleurs et de bénéficiaires.
Enfin, le dernier article s’intéresse à la question qui ressort inévitablement à la lecture des précédents : à quelles conditions peut-on imaginer une « insertion » qui se fasse véritablement par et pour les premiers concernés, plutôt que par et pour le marché (du travail) ?
Sommaire Gresea Échos N°106 - juin 2021 ; 60 pages.
Éditorial : Itinéraire d’un dévoiement
Cédric Leterme Gresea-Cetri
Histoire de l’insertion socioprofessionnelle en Belgique
Cédric Leterme Gresea-Cetri
L’emploi contre le salaire la contre-offensive néolibérale à l’échelle de l’UE
Corinne Gobin ULB
Flexibiliser pour insérer ? Ou insérer pour flexibiliser ?
Bruno Frère ULiège, Thierry Müller (feu)Riposte.cte
Travailleurs et usagers de l’ISP : les deux faces d’un même malaise
Frédéric Vanlerberghe CSC BW, Les Demandeurs d’emploi engagés de Belgique, le Collectif "Inser-titudes"
Insérer autrement ?
Cédric Leterme Gresea-Cetri
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