L’histoire de l’insertion professionnelle (ISP) commence avec la crise de la société salariale dans les années 1970. À l’époque, les premières initiatives voient le jour dans un climat de débrouille et d’idéaux communautaires. Quarante ans plus tard, le secteur fait pleinement partie du paysage institutionnel et socioéconomique belge. Pour le meilleur… et parfois pour le pire.
En Wallonie et à Bruxelles, le « secteur » de l’ISP recouvre les organismes − essentiellement associatifs [1] – qui « forment et accompagnent les demandeurs d’emploi fragilisés » [2]. On en compte officiellement 153 en Wallonie [3] et 50 à Bruxelles [4]. Ensemble, ils embauchent environ 3.000 travailleurs qui dispensent plus de 7 millions d’heures de formation annuelles auprès de plusieurs dizaines de milliers de stagiaires. Outre le travail d’accompagnement et de formation professionnels, les structures d’ISP se caractérisent par un travail de (ré)insertion sociale qui s’inscrit dans une perspective d’émancipation individuelle et collective.
Aujourd’hui incontournable, ce secteur trouve son origine dans les années 1970 et la crise de ce qu’on a pu appeler, de manière trompeuse [5], les « Trente Glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
». Cette période, initiée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’est caractérisée par des taux de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
exceptionnels, un relatif plein-emploi et la conquête de droits économiques et sociaux fondamentaux [6]. C’est également la période qui voit le triomphe de la « société salariale » [7], c’est-à-dire une société où, quantitativement, l’immense majorité des travailleurs relèvent d’un emploi salarié et où, qualitativement, les droits, les institutions ou encore les identités du travail sont dès lors définis par rapport à cette « norme » de l’emploi salarié.
En 1973, le premier choc pétrolier et certaines décisions des autorités monétaires américaines [8] viennent toutefois catalyser des contradictions qui se faisaient de plus en plus aigües [9]. En conséquence, le chômage explose – en particulier chez les jeunes et les moins qualifiés – et les recettes keynésiennes traditionnellement mobilisées pour l’endiguer ne semblent plus fonctionner. On voit (ré)apparaître le spectre du chômage de masse et, avec lui, planer une menace sur la « citoyenneté sociale » [10], largement fondée sur la possibilité pour tout le monde d’occuper un emploi. Signe des temps, l’ancêtre du revenu d’intégration, le minimex (pour « minimum de moyens d’existence ») est d’ailleurs créé en 1974, deux ans avant les CPAS, dans l’optique d’offrir un dernier « filet de protection » à ceux, toujours plus nombreux, qui passent entre les mailles de la société salariale.
C’est dans ce contexte qu’émergent les premières initiatives de ce qui deviendra, plus tard, l’insertion socioprofessionnelle. À l’époque, on est encore loin d’un « secteur » à part entière. Il s’agit plutôt d’expériences éparses, « issues du courant communautaire et autogestionnaire dont l’objectif consiste à allier vie privée et vie professionnelle autour d’une idéologie ou d’une croyance (…) tout en y accordant une place significative aux "laissés pour compte" » [11]. François Geradin était jusqu’il y a peu co-directeur de la FEBISP, il explique qu’à Bruxelles « les acteurs les plus anciens du secteur ISP se souviennent des greniers et des caves, notamment à Saint-Gilles où, en soirée, des travailleurs associatifs s’adressaient à un public plutôt d’origine immigrée avec beaucoup de travailleurs en besoin d’accompagnement et de formation notamment. Si le public était peut-être un peu différent de celui qui était visé en Wallonie, la démarche et le contexte d’apparition de ces nouvelles initiatives étaient néanmoins similaires » [12].
Si les liens avec les syndicats sont alors faibles, voire inexistants, ces initiatives se situent par contre au carrefour des secteurs de l’aide à la jeunesse, de l’hébergement d’urgence, de la lutte contre la pauvreté ou encore des nouvelles associations actives dans le domaine de l’éducation permanente. Pour Mikolajczak et Wendorf, « l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
de ces associations, le plus souvent axée sur les travaux du bâtiment, l’horeca, le nettoyage, se situe dès lors au cœur d’un ensemble composé de trois sous-ensembles : l’action sociale, l’activité économique et la formation professionnelle, la petite vingtaine d’organismes actifs à cette époque-là se situant respectivement, en fonction de leur ascendance, sur un continuum où l’accent est mis davantage, selon le cas, sur l’une ou l’autre de ces composantes. » [13]
Ce qui les unit, au-delà de leurs différences, c’est d’une part un certain idéalisme (« on n’est pas loin de mai 1968 ») et d’autre part la précarité financière et légale de leur situation. « On disait d’une manière pédagogique qu’on était dans une absence de loi – une a-légalité, se souvient notamment Benoit Drèze, l’un des pionniers du secteur en région liégeoise. Mais en réalité nos activités, surtout quand elles étaient économiques, étaient illégales sous certains aspects » [14]. Dans la région de Charleroi, une des figures emblématiques de ces premières initiatives d’insertion – le prêtre-maçon Roger Vanthournout – assumait par exemple de ne pas payer l’ONSS, ni la TVA. « Il l’annonçait franchement à tout le monde », nous explique Éric Mikolajczak [15], « que ça soit les pouvoirs publics, les clients ou le contrôleur TVA. Il leur disait "Moi je mets des jeunes au travail, pour le reste, foutez-moi la paix !" ».
Il faut dire qu’à l’époque, les subsides – quand il y en a – sont particulièrement maigres et plus ou moins détournés. Mikolajczak, toujours, au sujet d’une des premières initiatives dont il a été l’instigateur, dans la région de Nivelles : « On a pu bénéficier d’une subvention de la Communauté française en tant que centre d’expression et de créativité parce qu’on faisait du pain, de la teinture végétale ou des choses comme ça, mais il n’y avait aucun dispositif qui permettait vraiment de soutenir ce type d’initiatives » [16].
Premières reconnaissances institutionnelles…
Dans les années 1980-90, on assiste à un double processus d’institutionnalisation et de professionnalisation de ce qui va progressivement devenir le « secteur » de l’ISP. D’un côté, les pouvoirs publics adoptent les premiers textes qui visent à donner une reconnaissance et un cadre légal à ces nouvelles activités. C’est la Communauté française qui s’en charge, dans la mesure où on considère alors qu’elles relèvent des politiques d’enseignement. Comme l’expliquent Mikolajczak et Wendorf, ces textes « marquent le début de la reconnaissance (et d’un subventionnement correspondant), mais aussi du premier cadrage de ces différentes actions (public, qualification des formateurs, commission d’agrément …) » [17]. Progressivement, on va notamment distinguer deux types de démarches qui relèveront de critères différents : une démarche plus scolaire qui caractérisera les « organismes d’insertion socioprofessionnelle » (OISP) et une démarche axée sur la formation par le travail qui relèvera des « entreprises d’apprentissage professionnel » (EAP) qui deviendront ensuite, en Wallonie, les « entreprises de formation par le travail » (EFT) et à Bruxelles, les « ateliers de formation par le travail » (AFT).
Pour les structures pionnières, ces premières reconnaissances institutionnelles sont vécues comme un soulagement dans la mesure où elles donnent une base légale à leurs activités, ainsi que l’accès à des financements publics. Pour Benoit Drèze, par exemple : « On a cette grande chance en Belgique que les pouvoirs publics ont reconnu le bien-fondé de notre démarche. Plutôt que de nous mettre en prison et de nous faire cesser nos activités, les pouvoirs publics les ont régularisées par des législations. Les choses se sont faites en avançant, parfois à l’envers, mais nous avons finalement pu bénéficier d’un dispositif complet, à la fois pour la reconnaissance des structures, pour le statut des stagiaires et puis les subventions sont arrivées. Très modestement au début et puis les moyens ont été fortement augmenté. » [18]
Cette « chance » doit toutefois être replacée dans son contexte. En effet, en 1981, la Belgique est l’un des premiers pays du monde – avec le Royaume-Uni et les États-Unis – à entreprendre son « tournant néolibéral » [19]. Ce sont les gouvernements Martens-Gol (1981-1987) qui vont appliquer chez nous les recettes de la thérapie de choc néolibéral, grâce au recours aux pouvoirs spéciaux [20]. La « chance » que constitue la reconnaissance légale et financière du secteur de l’insertion en Belgique intervient donc au moment même où des politiques d’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
d’une rare violence ont multiplié les situations d’exclusion et favorisé la déliquescence des services publics (dont l’enseignement) que devront ensuite tenter de « corriger » les nouveaux opérateurs de l’ISP… Loin d’être une anomalie, cette façon de privatiser certaines missions sociales de l’État en finançant (au rabais) des structures associatives est en réalité typique des politiques néolibérales qui se généralisent à cette époque [21].
…Et premiers regroupements sectoriels
En parallèle, les années 1980-90 sont également le théâtre d’une seconde dynamique clé dans la constitution du secteur de l’ISP, à savoir les premiers regroupements et fédérations d’acteurs : « Lire et écrire » en 1983, « Actions intégrées de développement » (AID) en 1985, « Concertation des ateliers d’insertion professionnelle et sociale » (CAIPS) et « Association libre d’entreprises d’apprentissage professionnel » (ALEAP) en 1988, « Association coordonnée de formation et d’insertion » (ACFI) en 1990. En Wallonie, ces cinq fédérations sont aujourd’hui réunies au sein d’une « Interfédé », tandis qu’à Bruxelles, c’est la FEBISP (créée en 1996 dans la foulée de la régionalisation de la formation professionnelle) qui rassemble désormais la plupart des opérateurs du secteur (dont deux des cinq fédérations également actives en Wallonie).
Ces regroupements répondent à une double impulsion. Celle des acteurs eux-mêmes, d’abord, qui cherchent à se réunir pour échanger sur leurs réalités respectives, mutualiser des ressources et peser davantage sur les pouvoirs publics en faisant jouer leur nombre. Mais l’impulsion vient également des pouvoirs publics, qui cherchent quant à eux à minimiser le nombre d’interlocuteurs et à négocier un fonctionnement uniforme pour l’ensemble des opérateurs. Comme l’explique Benoit Drèze, la création, en 1988, de l’ancêtre de l’Interfédération wallonne, qui s’appelle alors « EAP consultance », est d’ailleurs liée à la décision de la Communauté française de financer une structure unique chargée de coordonner et de représenter le secteur : « J’avais demandé pour ma fédération un subside de 600 000 francs belges pour faire de la formation de nos directeurs et de nos formateurs, sans savoir qu’en parallèle, une autre fédération demandait au même ministre trois millions de francs belges pour subsidier ses frais de fonctionnement. Le ministre a dit "ce qui m’intéresse c’est de faire le projet d’ALEAP, mais au niveau de l’ensemble du secteur, et je mettrai 3 millions pour ce faire". Ce qui a amené les fédérations non seulement à se parler, mais à faire quelque chose ensemble et à créer cette Interfédération qui existe encore aujourd’hui. » [22]
Régionalisation et européisation
Dans le courant des années 1990, on assiste également à un double mouvement de régionalisation et d’européisation des politiques d’insertion. D’un côté, en effet, après les politiques d’emploi en 1989, ce sont les compétences liées à la formation professionnelle qui sont transférées aux Régions en 1994. À partir de là, les trajectoires législatives de l’ISP vont donc varier entre la Wallonie et Bruxelles [23].
Au-delà de ces différences, la régionalisation de l’ISP traduit toutefois son arrimage plus ferme dans les politiques de (re)mise à l’emploi, alors qu’elle était plutôt conçu jusque-là dans une perspective de « rattrapage scolaire ». Or, cette évolution n’est pas propre à la Belgique. Elle s’inscrit dans le tournant pris à l’échelle de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
– et plus largement de l’OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
– en faveur des politiques visant à améliorer le « taux d’emploi » [24]. Après la lutte contre l’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
dans les années 1980, l’augmentation du taux d’emploi devient en effet l’une des priorités des gouvernements des pays industrialisés. En 1994, l’OCDE adopte ainsi sa première « stratégie pour l’emploi », suivie en 1997 par l’Union européenne. Ces documents reflètent pleinement la nouvelle hégémonie du néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
[25]. En effet, l’augmentation du taux d’emploi y est conçue essentiellement en termes de compétitivité et de responsabilisation des chômeurs. Et le principe même de ces « stratégies » supranationales repose sur une idée, de plus en plus largement partagée à l’époque, selon laquelle la mondialisation impose désormais des politiques uniformes de la part de tous les pays.
C’est dans ce contexte qu’en 1997, le secteur de l’ISP est intégré dans le « parcours d’insertion », un dispositif inspiré des nouvelles priorités européennes en matière de politiques d’emploi [26]. Tous les acteurs de l’insertion (au sens large [27]) doivent désormais se positionner dans les différentes étapes du parcours [28] et, idéalement, se coordonner entre eux. Pour le secteur associatif, toutefois, cette injonction n’est pas toujours bien vécue : « Si les opérateurs soulignent l’intérêt d’une notion telle que celle de "parcours" pour l’accompagnement des personnes, ils dénoncent le caractère artificiel de la logique séquentielle de ses étapes et l’emploi comme horizon unique en reléguant les autres formes d’insertion sociale. Cette conception linéaire ne correspond ni à celle des bénéficiaires, ni des opérateurs. En effet, les bénéficiaires se situent en dehors de toute perspective séquentielle et ont l’emploi comme objectif prioritaire, quel que soit leur "avancement" au sein du parcours. Ils font face, de manière simultanée, aux différents aspects de l’acquisition de compétences, qu’elles soient sociales ou professionnelles. Quant aux opérateurs, compte tenu de la multiplicité des situations des bénéficiaires et de leurs attentes multidimensionnelles, ils jugent cette séquentialité trop abstraite et peu praticable sur le terrain et surtout, ils soulignent le paradoxe "d’être jugé sur le taux de réinsertion dans l’emploi, mais d’être interdits de formation qualifiante". » [29]
Côté wallon, une première évaluation du parcours d’insertion est réalisée en 2000. Elle aboutira, en 2004, à l’adoption d’un dispositif intégré d’insertion socioprofessionnelle (DIISP), ainsi qu’à l’adoption du premier « véritable » décret couvrant l’ensemble du secteur de l’ISP en Wallonie [30]. Pour Mikolajczak, qui a participé étroitement à ces négociations, le résultat se caractérisait par une certaine « bienveillance », notamment parce que bon nombre des préoccupations et des revendications formulées par l’Interfédé, en particulier, au nom du secteur, avaient pu être entendues. Pourtant, toujours selon lui : « Ce dispositif, que je qualifierais de bienveillant, était en fait, mais nous ne le savions pas encore, pratiquement mort-né puisque, le 1er juillet 2004, entrait en vigueur un accord de coopération entre l’État fédéral et les Régions et Communautés sur un plan pour l’activation des chômeurs (PAC). » [31]
Le « tsunami » de l’État social actif
Dès la fin des années 1970, on retrouve dans des rapports de l’OCDE l’idée que les prestations sociales devraient être « activées » sans quoi elles couraient le risque d’entretenir « l’assistanat ». Mais ce principe sera surtout repris et popularisé par les partisans de la « troisième voie » sociale-démocrate à partir du milieu des années 1990. Que ce soit Bill Clinton aux États-Unis, Tony Blair en Angleterre ou encore Gerhard Schröder en Allemagne, ces dirigeants arrivent tous au pouvoir en prônant une alternative, à la fois à l’orthodoxie néolibérale dont les coûts sociaux suscitent de plus en plus d’opposition, mais aussi à un simple retour aux politiques keynésiennes et à un « État-providence » qu’ils considèrent comme dépassés et discrédités à l’heure de la « mondialisation ». En Belgique, c’est le parti socialiste flamand (SP.A) et des personnalités comme Franck Vandenbroucke qui se font les relais de cette nouvelle orientation.
Dans ce contexte, l’idée d’un « État social actif » [32] − c’est-à-dire un État dont les prestations sociales sont « activées » à travers des contreparties obligatoires, notamment en termes de recherche « active » d’emploi – offre au moins trois avantages. D’abord, elle permet à ces dirigeants « progressistes » de défendre le maintien d’un certain niveau de prestations sociales contre les attaques des conservateurs qui les jugent systématiquement trop élevées ou illégitimes. En même temps, elle leur permet également de se présenter comme les « modernisateurs » de ces mêmes prestations, accusées d’enfermer leurs bénéficiaires dans de l’assistanat passif. Enfin, elle permet de substituer à l’imaginaire des « dépenses sociales » celui d’un investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
dans des dispositifs qui doivent, in fine, améliorer la compétitivité et le dynamisme du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail par la mise en concurrence et la qualification des chômeurs.
En 1999, sous l’impulsion de Franck Vandenbroucke, la déclaration gouvernementale du nouveau Premier ministre Guy Verhofstadt stipule que « le développement de l’État social actif sera l’objectif central de la politique économique
Politique économique
Stratégie menée par les pouvoirs publics en matière économique. Cela peut incorporer une action au niveau de l’industrie, des secteurs, de la monnaie, de la fiscalité, de l’environnement. Elle peut être poursuivie par l’intermédiaire d’un plan strict ou souple ou par des recommandations ou des incitations.
(en anglais : economic policy).
et sociale du nouveau gouvernement ». Il faut toutefois attendre 2002 et la réforme des CPAS pour que cette déclaration commence à se traduire dans la pratique. Cette année-là, les CPAS deviennent des Centres publics d’action sociale (et non plus « d’aide sociale ») et ils voient en premier leur fonctionnement basculer dans une logique d’activation des bénéficiaires [33]. Dans la foulée, en 2004, c’est le système d’indemnisation du chômage qui connaît la même évolution à travers l’accord de coopération conclu cette année-là entre le Gouvernement fédéral et les Régions et Communautés autour d’un plan pour l’activation des chômeurs.
Pour le secteur de l’ISP, l’arrivée de l’activation va entraîner des bouleversements considérables. « C’est comme un tsunami qui arrivait », nous explique notamment Myriam Fatzaun, directrice d’un centre de formation spécialisé dans l’accueil des femmes victimes de violences conjugales. D’abord, parce que les nouvelles obligations en matière de recherche active d’emploi modifient la composition et l’état d’esprit des publics qui fréquentent les centres : « Jusque-là, les personnes qui venaient à nos séances d’information, c’était pour découvrir ce qu’on avait à offrir et elles étaient généralement satisfaites de nos offres de formation, poursuit notre interlocutrice. Et du jour au lendemain, on a vu apparaître des personnes angoissées, inquiètes et même parfois agressives parce qu’elles avaient été bringuebalées d’une institution à l’autre, qu’elles ne comprenaient pas ce qui leur arrivait et qu’elles avaient peur d’être sanctionnées. On a vraiment fait un parallèle avec les violences conjugales, parce que ces dames étaient soumises à une véritable violence institutionnelle. » [34]
Cette situation s’accompagne également de l’arrivée croissante de personnes qui entament une formation uniquement pour échapper aux sanctions… ou qui n’osent pas arrêter de peur d’être sanctionnées alors même que la formation ne leur convient plus. Une absurdité dont souffrent également les formateurs, qui doivent composer avec ce public peu motivé ou présent pour les mauvaises raisons [35]. Enfin, comme le soulignent Florence Loriaux et Josiane Jacoby du CARHOP : « À côté de l’impact sur le public touché, la nouvelle idéologie de l’activation modifie aussi le travail des formateurs qui deviennent, également, des contrôleurs de l’assiduité des apprenants à se former, des garants de la mise en œuvre d’un programme de formation conforme aux exigences de l’ONEM (…). Les organismes d’insertion socioprofessionnelle sont ainsi mis sous pression par les pouvoirs subsidiants allant jusqu’à cautionner, malgré eux, l’idée de la responsabilité individuelle du chômage, de l’exclusion et de la précarité. Le secteur, associé à traquer la fraude, à contrôler de plus en plus les allocataires sociaux, se met involontairement au service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
d’une politique de lutte contre le chômage qualifiée par ses opposants de "machine à exclure" » [36].
Crise des subprimes et tournant « austéritaire »
En 2008, dans la foulée de l’éclatement de la bulle des subprimes aux États-Unis, le monde va être confronté à la pire crise économique et financière depuis 1929. À bien des égards, cette crise est celle de la mondialisation néolibérale [37], dont elle révèle les principales contradictions : hypertrophie et autonomisation croissante de la finance alimentées par la dérégulation
Dérégulation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
et le creusement des inégalités, interconnexions et interdépendances mondiales qui accroissent le risque d’un effondrement généralisé…
Pour éviter une dépression
Dépression
Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
et l’implosion du système financier international, les principaux dirigeants de la planète mobilisent les outils et les politiques qu’ils fustigeaient jusque-là : endettement massif, plans de relance, nationalisations. L’heure est aux déclarations enflammées sur la nécessité de refonder le capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
dont on condamne alors les « excès » et les « abus » [38]. Mais le sursaut est de courte durée. Dès 2010, le G20
G20
Extension du G8 à d’autres pays de la planète, considérés comme importants par leur taille et leur poids politique et économique. Il s’agit de 19 pays (Afrique du Sud, Allemagne, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Russie et Turquie) et de l’Union européenne. Créé en septembre 1999, ce groupe a pris une importance croissante avec la crise économique, étant donné qu’il apparaît que celle-ci ne peut plus être résolue par les pays du G8 seuls.
(En anglais : G20)
de Toronto s’inquiète de la dégradation des finances publiques et revendique un retour à l’orthodoxie budgétaire [39]. En Europe, la crise qui menace jusqu’à l’existence même de la zone euro est l’occasion d’un approfondissement sans précédent du programme « austéritaire » néolibéral [40]. Oubliés les appels à « moraliser » le capitalisme et à mieux en réguler les excès. Le problème, ce sont les États qui dépensent trop et les travailleurs qui ne sont pas assez flexibles. Pour garantir une relance « saine », les dirigeants européens s’accordent sur le double impératif de l’austérité budgétaire et des réformes structurelles du marché du travail.
En Belgique, il faudra attendre 2012 et le premier gouvernement Di Rupo pour que ces injonctions se traduisent dans les politiques budgétaires nationales. Parmi ses mesures phares, on retiendra tout particulièrement celles qui durcissent les conditions du système d’indemnisation du chômage [41]. D’un côté, les allocations perçues « sur base d’un travail » sont soumises à une dégressivité accrue et généralisée qui peut les porter, au bout des trois nouvelles « périodes » prévues, à des seuils planchers parfois inférieurs au seuil de pauvreté. De l’autre, les allocations perçues « sur base des études » (désormais nommées « allocations d’insertion ») sont limitées à un maximum de trois ans après le trentième anniversaire, ce qui aboutira, dès 2015, à l’exclusion du chômage de dizaines de milliers de personnes, dont une majorité de femmes, surreprésentées dans le travail à temps partiel qui ne permet pas d’ouvrir ses droits aux allocations de chômage « sur base d’un travail ».
Officiellement, ces mesures visent à réaliser des économies et surtout à inciter les chômeurs à retrouver un travail au plus vite. Mais dans un contexte de chômage structurel aggravé par les politiques d’austérité, miser sur la seule motivation des chômeurs relève au mieux d’un mauvais calcul. En apparence du moins. Puisqu’à l’image des politiques d’activation, l’intérêt principal de ces mesures consiste surtout à mettre le marché du travail sous pression en maximisant le nombre de personnes prêtes à tout pour retrouver un emploi. Cette logique sera d’ailleurs poussée à son paroxysme par le gouvernement Michel, formé en 2014 autour d’une alliance entre les principaux partis de droite du pays (MR- NV-A - CD&V - Open Vld). Outre un durcissement supplémentaire dans l’accès aux allocations de chômage sur base des études, la « suédoise » se distingue également par l’extension et l’approfondissement de la logique d’activation à un maximum de catégories : malades de longue durée, migrants, travailleurs âgés… Le tout sur fond de coupes sombres dans les budgets publics et sociaux, et d’une intensification des attaques contre le droit du travail et les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des travailleurs [42].
Des contradictions qui se multiplient pour le secteur de l’ISP
Pour le secteur de l’ISP, cette période voit donc s’intensifier toute une série de contradictions et de difficultés. L’une d’entre elles concerne le décalage croissant entre les objectifs de réinsertion et la réalité du marché du travail, comme nous l’explique Bénédicte Rorive de l’ASBL CALIF : « L’état actuel du marché de l’emploi offre de moins en moins de possibilités de réinsertion professionnelle pour les personnes peu qualifiées. Le public qu’on retrouve dans les CISP notamment correspond de moins en moins aux nouvelles exigences du marché de l’emploi qui portent de plus en plus sur des postes à qualification. À cela, il faut ajouter l’activation et les réformes introduites en ce sens dans toute une série de secteurs, notamment le secteur de la santé, qui contraignent des personnes qui en étaient dispensées jusque-là à être actives sur le marché de l’emploi. On a par exemple des personnes "inamistes" depuis 20 ans qui se retrouvent tout d’un coup plongées sur le marché de l’emploi. Et donc les publics qui sont accueillis en CISP vont présenter des problématiques de plus en plus complexes, qui ne sont pas directement en lien avec l’insertion professionnelle, mais plutôt en lien avec des besoins fondamentaux (logement, dette, assuétudes, etc.). » [43]
Or, et c’est la deuxième contradiction fondamentale, non seulement les « exclus » à réinsérer sont toujours plus nombreux avec des problématiques toujours plus complexes, mais de plus, les moyens dévolus au secteur pour les accompagner de manière satisfaisante sont également mis sous pression. Pression financière tout d’abord, comme le souligne François Geradin pour Bruxelles (mais la situation est la même en Wallonie) : « Les financements structurels de la COCOF ne sont pas suffisants pour que les structures puissent remplir correctement toutes leurs missions. Et donc les opérateurs vont être obligés de multiplier les sources de financement (fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
européens, appels à projets, etc.), avec ce que ça implique d’insécurité et d’aléatoire. » [44] En outre, à l’image de n’importe quel secteur subventionné, le secteur de l’ISP doit faire la preuve de son utilité et, surtout, de son efficacité. En Wallonie, l’épisode de la réforme des APE [45], en particulier, envisagée par le ministre Jeholet lors de son passage au Gouvernement wallon, a fait souffler un vent de panique sur l’ISP, tant elle s’inscrivait dans une logique de remise en cause des sommes allouées à un secteur associatif jugé « pléthorique » et « politisé ».
Mais cette tendance ne date pas d’hier. En réalité, le problème existe depuis les premières reconnaissances et subventionnements qui se sont inévitablement accompagnés d’exigences nouvelles en termes de contrôle et de résultats. « Une première tension apparaît au niveau des objectifs et plus particulièrement dans l’articulation entre insertion professionnelle et sociale. Une des caractéristiques de ces entreprises sociales est de poursuivre une pluralité d’objectifs en termes d’insertion vis-à-vis d’un public en marge de la société. L’institutionnalisation de ces entreprises sociales tend, d’une part, à ne reconnaître que leurs bénéfices à l’aune de l’insertion sur le marché du travail et, d’autre part, de "séquentialiser" ces bénéfices en termes d’acquisition par les bénéficiaires. » [46]
En Wallonie, dès 2009, le ministre Antoine s’était mis le secteur à dos en affirmant qu’il coûtait trop cher et en lançant une nouvelle réforme de l’ISP et de l’accompagnement des chômeurs au sens large [47]. À Bruxelles, selon François Geradin, « si les différents cabinets ministériels étaient généralement respectueux du secteur et ouverts à la discussion, on constate que, malgré tout, les ressources financières stagnent, tout comme la concertation annoncée en vue de réformer le décret ISP » [48].
Résultat, beaucoup de centres sont aujourd’hui tentés de sélectionner les « meilleurs candidats » pour éviter de plomber leurs statistiques, mais aussi pour alléger leur charge administrative. Car, depuis la mise en place de l’activation, en particulier, les centres et leurs travailleurs sont tenus d’assurer un contrôle et un suivi des stagiaires qui non seulement dénature leurs relations, mais qui en outre se révèle particulièrement chronophage, sans parler des exigences qui peuvent varier en fonction des projets et/ou des bailleurs de fonds. Paradoxalement, c’est donc au nom d’une insertion plus efficace que la qualité de l’accompagnement diminue, tandis que les personnes qui auraient le plus besoin d’aide se retrouvent encore plus marginalisées…
Enfin, dernier problème lié à la professionnalisation croissante du secteur, la mise en péril de sa liberté et de sa créativité : « Ce qui a toujours fait la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
du secteur, nous explique Bénédicte Rorive, c’est non seulement la diversité des pratiques, mais aussi des publics ciblés. Certains centres ont une attention particulière pour les personnes incarcérées, ou pour les personnes avec des problématiques de santé mentale, par exemple. Or, la crainte c’est qu’à force de vouloir professionnaliser et de vouloir dire à tout un secteur "voilà comment il faut travailler", on assiste à un lissage des pratiques et qu’on voit l’originalité et la diversité du secteur s’éteindre peu à peu » [49].
COVID et « monde d’après »
En 2020, c’est une nouvelle crise, sanitaire celle-là, qui vient ébranler encore un peu plus le secteur de l’ISP. Le premier confinement entraîne en effet la suspension des activités de formation, avec la crainte que toute une série de personnes déjà fragilisées ne « décrochent » définitivement. Progressivement, des solutions en distanciel se mettent en place, mais celles-ci révèlent des inégalités importantes entre stagiaires (en termes de compétences et de matériels numériques, notamment) qu’elles contribuent parfois à aggraver. La crise met également à mal certains secteurs d’activités privilégiés par l’ISP, et en particulier la démarche des EFT/AFT qui se caractérisent généralement par du lien avec une clientèle.
Plus fondamentalement, les inquiétudes se multiplient également sur les conséquences socio-économiques de la crise qui se marquent déjà par une augmentation du chômage, le creusement des inégalités, l’explosion de la précarité ou encore des troubles en santé mentale. Pour les acteurs de l’insertion, cette situation est d’autant plus préoccupante qu’ils craignent de bientôt faire les frais des « efforts budgétaires » qu’il faudra réaliser pour résorber le coût déjà colossal des mesures de soutien à l’activité.
En parallèle pourtant, l’épidémie et ses conséquences ont suscité de vastes débats sur notre modèle économique et social, sur notre rapport au travail, à la nature et à l’environnement ou encore sur ce qui relève du « travail essentiel ». Autant de débats qui auraient pu être l’occasion d’une réflexion de fond sur les véritables objectifs de l’ISP, de plus en plus tiraillée entre, d’un côté, l’émancipation individuelle et collective, et de l’autre, l’adéquation à la « réalité » et aux « besoins » du marché du travail. Dans ce domaine comme dans d’autres, toutefois, les espoirs autour d’un « monde d’après » se heurtent à la persistance des discours et des pratiques du « monde d’avant » [50]. Ce qui n’empêche pas les propositions et les mobilisations pour une « insertion alternative » d’exister [51].
Article paru dans le Gresea Échos n°106, "L’insertion socioprofessionnelle : des prémisses militantes au dévoiement politique", Gresea, juin 2021.
Photo : CISP Apides 1990.