Le couperet est tombé. La direction de Ford a décidé de se passer dorénavant de son usine limbourgeoise qui produit surtout la Mondeo. En même temps, elle veut fermer également l’usine de Southampton qui assemble des camionnettes Transit, ainsi qu’une unité d’emboutissage à Dagenham (dans la banlieue de Londres). C’est le choc en Belgique et certainement aussi en Angleterre. Mais est-ce vraiment une surprise ? Aurait-on pu l’éviter ?
Début 2012, Carlos Ghosn, le patron de Renault, avait lâché : « si un constructeur commence à restructurer, les autres suivront » [1]. De fait, Peugeot a annoncé son plan début juillet et on voit les concurrents immédiatement bouger [2], GM Europe (marques Opel et Vauxhall), Fiat et surtout Ford Europe.
Néanmoins, la direction de la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
américaine n’y a pas été par quatre chemins : trois usines arrêtées affectant directement 6.200 postes de travail, ce qui correspond à 13,2% de la main-d’œuvre de la filiale européenne ; réduction des capacités de 355.000 voitures par an, soit environ 15,5% des installations du continent. Elle espère ainsi économiser 500 millions de dollars par an.
Ce qui est particulièrement choquant, outre la dureté du plan et le peu d’empathie manifestée par les dirigeants de Ford, qui n’ont même pas daigné se présenter à Genk pour présenter leur plan, c’est que ces mêmes responsables ont littéralement joué avec les pieds de leur personnel, changeant plusieurs fois d’avis et promettant, la main sur le cœur, que leur avenir était assuré. Il est amusant, sur ce plan, de voir plusieurs auteurs se faire le relais des entreprises privées qui se plaignent de l’incertitude fiscale et administrative en Belgique, y trouvant un argument majeur pour expliquer le désintérêt des multinationales pour le pays. En revanche, on peut parfaitement tergiverser et ébranler la confiance des salariés. Cela n’est pas très grave, après tout.
Que l’on juge plutôt ! En 2007, le siège central de Dearborn [3] promet l’arrivée du nouveau modèle Mondeo pour l’usine limbourgeoise. Cela doit permettre la pérennité du site jusqu’en 2020. Mais, dira-t-on, c’est une annonce livrée avant la crise et donc la direction n’avait pas pu estimer l’ampleur des dégâts que celle-ci allait provoquer. Soit. Néanmoins, en octobre 2010, rebelote : Ford assure la venue de la nouvelle voiture, qui sera dérivée de la Fusion
Fusion
Opération consistant à mettre ensemble deux firmes de sorte qu’elles n’en forment plus qu’une.
(en anglais : merger)
élaborée et vendue en Amérique du Nord. C’est à ce propos que Kris Peeters, le président de la Région flamande, est furieux, accusant le constructeur d’avoir mangé sa parole. Mais on n’est pas au bout de nos peines.
La Mondeo ne sera prête et donc présentée qu’en mars 2012. Puis, la date est reportée à octobre de la même année. De quoi rendre inquiet plus d’un travailleur et d’un délégué, qui savent que de tels reports ne sont jamais de très bons augures, reflétant souvent des doutes sur la viabilité du projet. Mais, en septembre, la délivrance enfin : le modèle doit être assemblé le mois suivant en Belgique. Regrettable erreur ! Aujourd’hui, les managers de la multinationale prétendent que la garantie accordée ne concernait que l’année 2013 : ils iraient seulement jusqu’au bout du présent contrat.
C’est évident ! S’ils veulent changer leur système de production et lancer la voiture à Valence qui produisait auparavant de plus petits véhicules, il faut adapter l’outil et cela prend du temps. Durant cette période, Genk a le « droit » d’assurer l’intérim. Pour n’importe qui suivant ce dossier, il est clair que la direction joue sur l’incertitude programmée pour créer un climat de découragement et de dépit chez les salariés, pour qu’ils ne réagissent pas face à la fermeture.
Le retour de manivelle
En Belgique, les explications vont bon train pour commenter la décision de Ford : l’incertitude fiscale et administrative du pays, le climat pas encore assez favorable aux investisseurs, les coûts salariaux trop élevés... Mais la direction est elle-même très explicite sur cette question et pointe clairement la crise économique et l’existence des surcapacités structurelles dans l’industrie automobile.
Dans son communiqué, elle écrit : « Les ventes dans le secteur suivent la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
économique. Elles sont au plus bas depuis vingt ans, avec une amélioration seulement sensible, très en deçà des anciens niveaux. (…) Les constructeurs préalablement présents en Europe sur le segment des voitures particulières sont les plus touchés par ces facteurs externes. Il en résulte une importante surcapacité structurelle dans les voitures particulières et les véhicules utilitaires en Europe. Une série d’experts l’estiment à près de 6 millions d’unités. Ce qui est alarmant est qu’on ne s’attend pas à ce qu’elle soit résorbée de façon notable dans les prochaines années » [4]. C’est ce qui justifie la baisse des capacités et la fermeture d’usines.
Plusieurs études récentes viennent corroborer cette analyse. Ainsi, selon Alix Partners, 40% des sites automobiles européens, soit environ 40 usines, tournent sous leur point d’équilibre. Neuf unités perdent de l‘argent en France, huit en Espagne et cinq en Italie [5]. IHS Automotive estime, de son côté, que les usines européennes de Ford tournent à 66 % de leurs capacités, contre 62 % pour celles de General Motors [6].
Nos propres estimations vont bien au-delà, car, avant la crise, les capacités s’établissaient grosso modo à environ 24 millions de voitures sur le continent européen. L’excédent était déjà proche des 6 millions de voitures. Or, on a fermé peu d’usines jusqu’à présent. La plus importante est Opel Anvers. Et les constructeurs en ont même rajouté l’une ou l’autre à l’Est, notamment Ford en Roumanie à Craiova. Il est vrai qu’ils ont supprimé des équipes, travaillé en deux pauses plutôt qu’en trois, mis au repos l’une ou l’autre ligne, tout en usant et en abusant des systèmes de chômage économique présents dans chaque pays… Les chaînes de production sont toujours là et il faut les entretenir. Cela coûte cher.
Les ventes européennes ne suivent pas. Elles sont bloquées à un maximum de 16 millions de voitures, comme le montre le graphique 1. Nous avons montré en même temps la part de Ford sur ce marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. Elle se dégrade inexorablement depuis 1995.
Graphique 1. Ventes de voitures particulières en Europe occidentale 1990-2011 (en millions ; axe de gauche) et part de Ford (en % ; axe de droite)
Source : ACEA, New Passenger Car Registrations by manufacturer, Historical series 1990-2012 : http://www.acea.be/images/uploads/files/20120521_06_PC_90-12_By_Manufacturer_W_Europe.xls.
Note : Pour 2012, il s’agit de chiffres adaptés en fonction des neuf premiers mois.
Les ventes de voitures particulières dans les 18 pays d’Europe occidentale atteignent un pic en 1999, avec 15,1 millions d’automobiles écoulées. Ensuite, elles déclinent légèrement, bien avant le début de la crise actuelle. Si on ajoute les pays de l’Est (pour lesquels nous n’avons de statistiques que depuis 2003), le sommet est atteint en 2007 avec 16 millions de véhicules livrés. Le marché est-européen se limite à 1,2 million d’unités dans les meilleures années pour tomber à moins 800.000 en cas de récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
.
La crise accentue la dégradation comme le présente le tableau 1.
Tableau 1. Évolution des ventes de voitures particulières en Europe entre 2007 et 2012 (en unités et en %)
Source : ACEA, New Passenger Car Registrations by country, Historical series 1990-2012 : http://www.acea.be/images/uploads/files/20120805_03_PC_90-12_By_Country_Enlarged_Europe.xls.
Note : Le pourcentage est calculé par rapport à l’année initiale. Pour 2012, il s’agit des neuf premiers mois.
Entre 2007 et 2011, les ventes chutent de 2,4 millions de véhicules. Et ce chiffre est appelé encore à se réduire, puisque sur les neuf premiers mois de l’année la diminution s’élève à 7,7%. Si cette tendance se confirme, on serait alors sous les 13 millions pour les 28 principaux pays qui forment le marché européen.
Mais ce qu’il est intéressant de noter est que cette baisse est très inégalement répartie. Ainsi, six nations et les régions de l’Est concentrent le déclin. Dans le reste de l’Europe, il n’y a qu’une stagnation globale. C’est justement dans les contrées où les plans d’austérité sont les plus durs, portant atteinte au pouvoir d’achat de la population que les ventes plongent : la Grèce -65%, l’Irlande -57%, l’Espagne -50%, l’Italie même -30%. Et cela se poursuit en 2012.
Il est évident que les constructeurs les plus actifs sur ces marchés sont les plus pénalisés. On voit ainsi que des mesures prises au nom de l’orthodoxie budgétaire vis-à-vis d’États soi-disant dispendieux ont des effets désastreux sur le reste du continent, puisque les firmes affectées ferment en Europe occidentale, en Belgique, en France, en Grande-Bretagne… C’est la manière absurde et condamnée par de nombreux économistes comme Paul Krugman [7], Joseph Stiglitz [8], Nouriel Roubini [9] et bien d’autres d’étendre et de généraliser la dépression
Dépression
Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
et même de menacer le reste du monde.
L’effet de ciseaux
Dans ce contexte, les constructeurs généralistes, surtout Peugeot (PSA), Fiat, Ford Europe, GM Europe et Renault, sont mal pris. Centrés sur la gamme moyenne, ils sont de plus en plus pris en tenaille entre ceux qui attaquent le marché par le bas avec des petites voitures économiques et d’autres qui étendent le domaine des voitures de luxe en empiétant sur les parts de marché des véhicules dits familiaux.
Pour les premiers, c’est le cas de Hyundai et de sa filiale Kia, qui disposent maintenant d’unités de production en Tchéquie et en Slovaquie. Pour les seconds, il s’agit surtout de BMW et de Daimler (Mercedes).
Mais la palme revient au groupe Volkswagen qui veut absolument devenir le leader mondial en 2018, en produisant plus de dix millions d’automobiles. Sa stratégie est extrêmement agressive avec, d’un côté, sa filiale Skoda, basée également en Tchéquie, qui taille des croupières à ses concurrents dans les petits modèles et, de l’autre côté, avec Audi, qui non seulement rivalise avec les autres spécialistes du haut de gamme, mais propose aussi des véhicules qui deviennent accessibles aux acheteurs traditionnels d’Opel Vectra, de Citroën C5, de Peugeot 408, de Renault Laguna et de… Ford Mondeo.
On comprend dès lors pourquoi le constructeur américain perd régulièrement des points sur le marché européen, comme le montre le graphique 1. Le tableau 2 détaille sa descente aux enfers depuis le début de la crise : où a-t-il perdu tellement de plumes qu’il se retrouve avec une perte pour son entité européenne qui devrait osciller entre un milliard et un milliard et demi de dollars en 2012 [10] ?
Tableau 2. Évolution des ventes de Ford en Europe entre 2007 et 2011 (en unités et en %)
Source : CCFA, L’industrie automobile française, Analyse et Statistiques, différentes années : http://www.ccfa.fr/Analyse-statistiques.
Quatre marchés représentent les deux tiers de la baisse des ventes en Europe. Trois d’entre eux sont parmi ceux qui connaissent une chute généralisée. Il est incontestable que Ford est victime de la dépression qui s’est installée sur le vieux continent. Mais, en outre, dans chaque pays, dans chaque région, il perd des parts, ce qui aggrave ses problèmes.
Cela explique les pertes subies par la filiale européenne et qui sont reprises dans le tableau 3.
Tableau 3. Évolution des bénéfices de Ford en Europe entre 1990 et 2011 (en millions de dollars)
Source : Ford, rapport annuel, différentes années.
Il s’agit des bénéfices (ou pertes) d’exploitation du groupe automobile en Europe. Les déficits s’échelonnent depuis le début des années 90, mais ils deviennent importants au tournant du siècle. Depuis 2000, environ onze milliards de dollars (courants) ont été perdus. La situation s’améliore étonnamment depuis le début de la crise. Mais, en 2012, les résultats replongent nettement dans le rouge.
Pour y remédier, la direction du constructeur établit une nouvelle politique visant à redresser au plus vite la situation. Celle-ci est définie comme suit : « restructurer de façon agressive pour pouvoir opérer avec rentabilité face à la demande actuelle et au changement permanent de modèles » [11]. D’où le lancement des quinze modèles mondiaux, déclinés régionalement. D’où un vaste plan de restructurations impliquant la fermeture de trois unités, celle de Dagenham, de Southampton et de Genk, le transfert de la Mondeo vers Valence et celui des voitures actuellement produites en Espagne (Ford C-Max) vers Sarrelouis (voir annexe pour les productions par site).
La multinationale peut envoyer un (petit) message de sympathie pour les dégâts qu’elle cause dans les familles ouvrières. En fait, il n’y a que les actionnaires qui l’intéressent et, parmi eux, évidemment la famille Ford qui contrôle toujours 40% du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
[12]. Le directeur exécutif de Ford Europe, Stephen Odell, a reçu une promotion en devenant président du groupe pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient. Son enthousiasme est indéniable : « Le marché européen peut être porteur d’une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
rentable, mais ce potentiel est pour l’instant occulté par la crise économique. Selon les prévisions, le marché européen des voitures particulières et utilitaires - Russie comprise - devrait progresser de 20 % dans les cinq ans pour atteindre 23 millions de véhicules » [13]. De quoi justifier cette promotion, même si cela signifie chômage et misère pour des milliers de salariés.
Le ciel tombe sur la tête du Limbourg
Pourquoi avoir choisi Genk ? La direction explique que, d’une part, c’était la plus petite des usines de grande capacité et que, d’autre part, elle était la moins bien utilisée. Mais ces arguments ne tiennent pas la route. La décision De Ford est manifestement stratégique. Ce n’est pas une question de sous-utilisation des équipements qui peut être momentanée ou liée aux mauvaises ventes du modèle produit, ni même du niveau de capacités, là où il est possible de les augmenter relativement facilement. Il y a manifestement d’autres raisons.
Ford Europe fonctionne avec quatre usines principales (voir annexe) : Cologne, Sarrelouis, Genk et Valence (Almussafes). Elles ont toutes une capacité entre 300 et 400.000 unités. Depuis quelques années, le constructeur utilise des plateformes, c’est-à-dire des moules pour des voitures de la même gamme qui n’ont que des différences visibles entre elles (et donc utilisent une majorité de composants en commun). Cologne est situé sur les compacts (Fiesta), Sarrelouis et Valence sur les moyennes inférieures (Focus, Kuga, C-Max) et Genk sur les familiales (Mondeo).
Ce sont des choix propres à la firme. De même que la décision d’installer une nouvelle usine en Roumanie, à Craiova pour de nouveaux petits véhicules, la collection B-Max. Elle vient d’être opérationnelle et devrait monter en capacité à 300.000 par an dès 2013. Ce qui donne une cinquième grande unité. Seulement, si les projections de vente tournent dans le meilleur des cas à 1,2 ou 1,3 million de voitures par an, il y a dans cette logique un site de trop.
Mais lequel ? C’est là que la politique des plates-formes complique les choses. Il faut à la multinationale conserver les modèles courants et continuer à les associer à une usine en particulier. Dans ce cadre, le plus facile aurait donc été de supprimer soit Sarrelouis, soit Valence qui fonctionnent sur le même type de voitures. Seulement, les syndicats allemands ont signé un accord avec le constructeur pour ne rien fermer avant 2017. Et ils se trouvent au conseil d’administration des filiales allemandes, dont Ford Werke [14]. Quant à l’Espagne, les coûts salariaux sont environ deux fois moins chers qu’en Flandre.
A cela s’ajoutent d’autres considérations. Le marché belge est étroit, maximum 500.000 véhicules par an, dont quelque 10% pour Ford. En Allemagne et en Espagne, on vend 2, 3, 4 millions de voitures. Enfin, irriter les autorités belges est beaucoup moins grave que de fouler au pied les desiderata de Madrid et surtout de Berlin. La Belgique fonde sa politique industrielle sur l’attrait des multinationales dans le pays et la régionalisation forcenée ne peut que renforcer cette tendance. Elle n’est guère préparée à prendre des sanctions contre une grande entreprise qui ne respecterait pas totalement ses engagements. Ce ne serait pas un bon avertissement pour d’autres qui voudraient investir en Flandre ou en Wallonie. Bref, il est beaucoup plus facile de quitter le territoire, même si cela cause une catastrophe sociale.
Cette orientation a manifestement ses limites, car cela offre un pouvoir très important aux géants de l’industrie qui peuvent dès lors venir et partir comme bon leur semble. Ford peut promettre ce qu’il veut. Sa direction choisira en fonction de sa stratégie propre ce qui lui convient le mieux, indépendamment des situations sociales qu’elle a créées par ses investissements. On est là au cœur du pouvoir des multinationales, celui-là même qu’il faudrait contester.
Mais les pouvoirs publics au plus haut niveau ne sont pas prêts à le faire. Ainsi, l’attitude officielle de la Commission européenne est de ne pas intervenir directement dans les processus de restructuration. C’est l’option
Option
Contrat où un acquéreur possède le droit d’acheter (option dite « call ») ou de vendre (option dite « put ») un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) à un prix fixe à une date donnée, moyennant l’octroi une commission au vendeur. C’est un produit dérivé.
(en anglais : option).
strictement privée et quasi exclusive des investisseurs. Ils peuvent utiliser comme ils le veulent leurs capitaux. La mission des autorités étatiques de les attirer chez eux (en « libre concurrence » entre régions, d’ailleurs [15]), de les garder, de les choyer pour qu’ils restent, bref une position de soumission qui en dit long sans aucun doute sur les affinités des instances européennes avec le monde des affaires.
Pour le Limbourg, c’est évidemment la catastrophe sociale. Ford Genk assure la vie économique de la province. L’usine avait suppléé aux fermetures des charbonnages organisées à partir des années 60. Sa disparition entraîne un séisme au moins aussi profond et irrémédiable que l’annonce de 8.000 suppressions d’emplois en France par Peugeot.
Certes, officiellement, le taux de chômage dans la région ne s’élève qu’à 4,6% [16]. Mais on sait que ces données n’ont que peu de valeur. Elles ne prennent en compte que les chômeurs activés qui n’ont pas travaillé au moins une heure par semaine. Cela élimine tous les temps partiels et les chômeurs âgés qui bénéficient d’un système spécial. En reprenant les statistiques tout aussi officielles de l’ONEM, on s’aperçoit que les chômeurs indemnisés recensés dans les arrondissements de Tongres et d’Hasselt représentent quasiment 11% de la population active limbourgeoise. Et si on prend toutes les personnes qui émargent des allocations alternatives, on atteint même un chiffre de plus de 20% [17]. Un Limbourgeois sur cinq !
La fermeture de l’usine de Genk, occasionnant 10.000 pertes d’emploi, devrait entraîner, toute chose égale par ailleurs, une hausse de ces pourcentages d’environ 2,5%. C’est très loin d’être négligeable. Et pour tous les licenciés, il y aura une grosse inquiétude pour trouver un autre poste, car, en ces temps de crise, ils ne sont pas nombreux. Les plus probants offerts jusqu’à présent sont ceux proposés par Audi à Forest, soit à peine quelques dizaines à plus de 100 km de leur ancien lieu de travail (une heure et demie en train).
Conclusions
L’avenir industriel, et en particulier automobile, n’est pas rose pour la Belgique. Il n’y a pas si longtemps le pays s’enorgueillissait d’être le numéro un mondial de voitures assemblées par tête d’habitant. On en est très loin aujourd’hui. C’est la Slovaquie, dont les coûts salariaux sont le quart de ceux de l’Europe occidentale, qui a repris le flambeau. Mais pourra-t-elle tenir la palme ? N’y aura-t-il pas un pays, dans un prochain avenir, qui sera capable d’offrir des conditions encore plus alléchantes pour les constructeurs ?
La Flandre paie au prix fort sa stratégie - et celle de tous les gouvernements régionaux et nationaux - de privilégier la venue de multinationales. On en voit toutes les conséquences, car une telle firme « ça s’en vient et ça repart », de préférence à sa guise. Sur ce plan, la nation a complètement perdu sa souveraineté industrielle, qui, même si elle était aux mains d’une bourgeoisie financière relativement arrogante, avait créé la force du pays durant tout le XIXe siècle, jusqu’à la première Guerre mondiale.
Actuellement, il n’y a plus qu’un petit état, en proie aux dissensions internes, qui s’est livré pieds et poings liés aux grandes entreprises. Il n’y a donc guère à attendre de ces pouvoirs publics, si ce n’est que quelques déclarations opportunes d’indignation.
Les travailleurs et les syndicats sont donc face à leur propre destin. Mais la colère peut être forte, car la manière dont les a traités Ford ne mérite pas d’autres comportements. Et ils pourront compter sur l’appui de la population locale et au-delà qui a vu aussi le mépris de la direction américaine vis-à-vis de ceux qu’elle n’hésitait pas à appeler collaborateurs, il n’y a pas si longtemps.
Vous en trouverez une annexe les données de production, de capacités et d’emploi de Ford Europe en cliquant sous l’onglet "Présentation", en haut à droite.