Les réflexions et propositions qui suivent prennent place dans la tentative de définition d’une offensive syndicale de gauche dans un contexte de déroute du système financier mondial. Elles s’articulent autour de quelques lignes de force :

  • Reprendre le dessus dans la bataille des idées
  • Mobiliser autour d’un pôle public fort
  • Mettre le compas sur l’international

 1/ Reprendre le dessus dans la bataille des idées

On peut juger la situation paradoxale ou ironique mais la crise actuelle du capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
"turbo", bien que donnant raison à la critique de la gauche, chemine en parallèle avec la énième crise d’identité de cette même gauche qu’on voit multiplier les chantiers autour d’un "qui sommes-nous ?" et d’un "que voulons-nous ?". Un vide en résulte, aucune alternative structurée ne se présente qui permettrait de mobiliser autour d’un contre-projet. La gauche dispose d’un boulevard pour dire sa vérité, au lieu de quoi elle reste silencieuse, laissant le champ libre aux explications embarrassées des agents responsables de la crise : la faute à pas de chance, laissez-nous un peu de temps et on va arranger cela. Avec un peu de régulation, vous verrez, ça ira.

Il convient de prendre la mesure de cet échec et d’en dégager les principales raisons. L’une d’elles, majeure, est idéologique. Depuis près de trente ans, toutes les valeurs de la gauche, tous ses repères historiques, toutes ses alternatives économiques, ont été systématiquement écartés du débat public par le discours dominant. C’est un fait qu’on ne peut ignorer. La gauche a devant elle, aujourd’hui, un public qui a été largement rendu analphabète, qui ne comprend plus son langage voire, pire, s’en méfie instinctivement.

Il y a des fossés à combler. Ainsi, la gauche doit être consciente de la déconnexion profonde qui existe entre ses "élites" (ceux et celles qui ont le privilège professionnel de se donner le temps de penser) et son "peuple", l’homme de la rue, le simple délégué, le travailleur anonyme, qu’il ait ou non un emploi. Le défi n’est pas mince. Car il faut, simultanément, répondre dans l’urgence à une attente collective de sortie de crise, contexte économique oblige, et entamer un lent travail de rééducation idéologique, redonner signification aux mots de la gauche, en expliquer la nécessité scientifique. On jugera ici symptomatique la remarque désabusée d’une jeune ouvrière de Peugeot-Citroën pour justifier qu’elle n’a pas rejoint un syndicat : "Cette crise est terrifiante, mais je ne vois pas comment les syndicats pourraient y changer quelque chose." [1] Qui lui donnerait tort ?

Il n’a pas de recettes miracles. Mais il y a des choses à faire...

1a. On citera le projet récent visant à mettre en place un réseau d’économistes "hétérodoxes" afin de faire contrepoids au discours néolibéral et ses prétentions hégémoniques au statut de seule explication "naturelle" de nos démocraties de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. Initiative modeste, il en faudra sans conteste d’autres.

1b. Par exemple, renforcer les moyens humains affectés aux formations syndicales, et les recentrer sur une approche plus politique de l’économie capitaliste.

1c. Même chose pour les services d’études syndicales, en leur assurant un meilleur rayonnement, des espaces de discussion. [2]

1d. Sans doute serait-il opportun d’envisager aussi de penser à mettre sur pied un groupe de travail ad hoc chargé de penser plus largement, structurellement, cette offensive dans la bataille des idées.

 2/ Mobiliser autour d’un pôle public fort

La déroute surréaliste des fleurons bancaires du Bel 20 – Fortis, Dexia, KBC – a montré que les rois de la finance sont nus, de vulgaires spéculateurs et foireux avec cela. Elle a conduit à réclamer, et timidement à remettre sur rail, un pôle bancaire public ; c’est une chose qui va dans le bon sens [3]. Pourquoi, en effet, le citoyen indien ou chinois peut-il se tourner vers une banque publique et pas nous, qui vivons dans des sociétés soi-disant supérieures, plus avancées ?

Il y a là deux chantiers prioritaires, tous deux découlant du point précédent et, donc, idéologiques.

2a. Un travail de mémoire, d’abord, car il faut, pour réussir un pôle bancaire public et faire en sorte qu’il s’impose dans la bataille des idées, partir des ruines des initiatives du passé : refaire, avec les lunettes de la crise financière actuelle, l’histoire de la CGER, du Crédit communal, des Comptes chèques postaux, de la SNCI. En expliquer la genèse et, logiques de privatisation aidant, le démantèlement, c’est-à-dire expliquer qui en voulaient la création et qui la destruction, qui bénéficiaient de l’une et qui de l’autre, quelles forces sociales prédominaient ici et lesquelles là, quels en étaient les gagnants et quels en étaient les perdants. Donc, développer sur ce sujet une pédagogie historique de gauche. On reprendra ici la célèbre formule d’Oscar Wilde : "Celui qui se détourne de son passé mérite de n’avoir pas d’avenir." C’est d’autant plus d’actualité aujourd’hui que la dépossession du passé est moins le fait de ses victimes plus ou moins consentantes que d’une politique délibérée du court terme généralisé, du culte des plaisirs immédiats, de l’individualisme libéré de toutes entraves – sous peine de paraître "archaïque". Pour riposter, il faut oser être archaïque et réapprendre à l’être. Pour savoir où on va, il faut savoir d’où on vient.

2b. Plus fondamentalement, peut-être, il y a lieu de s’interroger sur ce qu’on entend par "pôle public fort". Cette question pose, en filigrane, les finalités de l’économie. Une banque publique est chose attrayante, et des services publics qui fonctionnent pour le bien de tous également. Ce ne sont cependant que les points de départ d’une réflexion sur l’organisation de la vie en société. Elle est actuellement agencée autour du marché et de la propriété privée, dont le caractère irrationnel saute aujourd’hui aux yeux. Et c’est logique. Le marché et la propriété privée fonctionnent à l’aveugle et n’ont qu’un seul correctif : gagnent et émergent ceux qui produisent plus, font preuve d’un meilleur rendement, dégagent plus de bénéfices – et peu importe le reste, peu importe si la collectivité vit mieux ou moins bien, peu importe si ressources naturelles et biotope terrestre s’en trouvent à jamais appauvris : le Produit Intérieur Brut Produit intérieur brut Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
, étalon de la "croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
", refuse obstinément d’en connaître la valeur. Il y a lieu d’en rediscuter. Imagine-t-on un seul instant que le marché puisse répondre à des impératifs sociaux et environnementaux, autrement qu’à la marge ? Imagine-t-on un seul instant, pour prendre en exemple le secteur automobile aujourd’hui frappé de plein fouet, qu’il puisse s’appuyer sur le marché pour faire le choix politique et démocratique de produire moins de véhicules tout en garantissant à l’ensemble de ses travailleurs, à salaire inchangé, des tâches différentes ou nouvelles adaptées à cette nouvelle donne ? Le marché, lui, ne connaît qu’une solution : réduire les coûts de production, donc licencier, donc produire sans cesse plus de... "plans sociaux".

Ce mode de production est obsolète depuis au moins cent cinquante ans. Ne manque à son enterrement qu’un rapport de forces conscientisé propice. Il n’est sans doute pas encore à l’horizon. Raison de plus pour discuter dès aujourd’hui des moyens de s’en rapprocher.

 

3/ Mettre le compas sur l’international

La scène internationale est dominée par deux traits déterminants. D’une part, une uniformisation, au besoin militarisée, des économies nationales sur le modèle du capitalisme libre-échangiste des États-Unis et sur le système de crédit qui, suprématie du dollar aidant, leur permet de prospérer aux dépens du reste du monde. Et, d’autre part, la nouvelle division internationale du travail Division Internationale du Travail ou DIT : Répartition globale de la production mondiale entre les différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. Ainsi, jusque dans les années 70, le Tiers-monde fournissait essentiellement des matières premières qui étaient transformées dans les anciennes métropoles coloniales. Par la suite, une partie des nations en développement se sont industrialisées à leur tour dans des biens manufacturés de consommation courante. Les pays avancés se sont tournés vers les produits et les services de plus haute technologie.
(En anglais : division of labor)
qui, sous la menace ou l’exécution de délocalisations, met en concurrence tous les travailleurs, tous les peuples et toutes les nations dans le but de faire baisser le coût du travail et, partant, la valeur de l’être humain.

C’est une situation qui n’offre pas de solutions simples. Il suffit pour s’en convaincre de voir les obstacles qui se dressent devant l’élaboration d’une riposte syndicale internationale qui emporte la conviction des travailleurs tant dans les anciens pays industrialisés et colonisateurs que dans le Tiers-monde. Les normes sociales des uns apparaîtront le plus souvent aux autres comme autant de mesures protectionnistes déguisées.

3a. Là, sans doute, il faudrait aller jusqu’au bout du raisonnement : afficher ouvertement la volonté de protéger en Occident les conquêtes sociales du mouvement ouvrier et, symétriquement, de manière conséquente, soutenir les initiatives protectionnistes dans le Tiers-monde en tant qu’expression du droit des peuples à tracer leur propre destin politique, économique et culturel – et, partant, faire contrepoint au modèle intégrateur dominant.

3b. De même conviendrait-il sans doute d’accorder une plus grande attention aux lignes de fractures et rapports de forces internationaux pour, au-delà des divergences d’approche syndicale entretenues avec les grandes nations qui résistent à l’hégémonie "mondialisante" américaine – Russie, Chine et, dans une moindre mesure, Inde et Brésil (sans oublier naturellement les petits États latino-américains ralliés à l’alternative bolivarienne du Venezuela de Chavez –, leur reconnaître ce rôle, en prendre la juste mesure et ajuster en conséquence les positionnements géostratégiques.

Cela suppose, par exemple, de juger significatives les inquiétudes du journal de la City new-yorkaise lorsqu’il énonce que la crise a "terni le modèle économique états-unien et menace de réduire la capacité de Washington d’exercer son influence sur la scène internationale" alors que, parallèlement, grâce à ses énormes réserves monétaires, la Chine gagne des amis dans les pays en développement et, par là, risque de les amener à considérer que "le modèle chinois de contrôle centralisé du capitalisme est plus attrayant que le modèle américain de capitalisme débridé" et, ainsi, à conduire les pays en développement à plutôt "chercher des leçons économiques" du côté de la Chine. [4] Que les leçons puissent venir du "Sud" : il va falloir s’habituer à cela.

3c. Accepter de recevoir des leçons du Sud et, pour refermer la boucle sur la nécessité du travail idéologique, prendre exemple sur le tranchant des dénonciations du capitalisme qu’on entend de ce côté. Il ne suffit pas de parler juste [5], il faut aussi, pour être entendu, parler vrai. Dans sa lettre circulaire de vœux 2008, l’ancien évêque brésilien Casaldaliga n’hésitait pas à dire du système économique actuel que "il faut arrêter la roue en bloquant ses rayons." [6] – et on a même entendu son collègue allemand, l’évêque Wolfgang Huber, attaquer la course au rendement de la Deutsche Bank en la qualifiant, au grand dam de cette dernière, "d’idolâtrie", car il fait "de l’argent un dieu" [7]... Il serait pour le moins regrettable que l’Église trouve mieux que les syndicats les mots pour dénoncer ce que le capitalisme a d’intolérable et inhumain. Là aussi, il nous faut retrousser nos manches...

P.-S.

Cette réflexion a été servi de base à l’intervention du Gresea lors du forum organisé par la FGTB wallonne le 15 décembre 2008 autour de sa campagne "Dénonçons le capitalisme ensemble". Elle a ensuite été publiée dans le Gresea Echos n°57 daté d’avril 2009.

Notes

[1"French unions notably silent in downturn", Katrin Bernhold, International Herald Tribune, 18 décembre 2008.

[2Sur ce point et le précédent, le constat émane de divers permanents concernés ; on en trouve notamment confirmation dans l’ouvrage d’entretiens avec J.-M. Piersotte (CSC) et P. Lootens (FGTB) "Tous ensemble ! – Réflexions sur l’avenir des syndicats" réalisé par Jérémie Detober aux Editions Couleur Livres, 2008 : "De manière générale, pour mobiliser sur de tels enjeux [ndlr. réduction du temps de travail généralisée, augmentation des allocations sociales], il faudrait commencer par former convenablement les militants." ou encore, "un syndicat doit pouvoir (re)faire de l’éducation permanente, populaire. Il s’agit de réveiller les consciences (...) mais aujourd’hui, les permanents sont tellement pris sur le terrain qu’ils ne savent pas prendre le temps de s’occuper de ce genre de choses." et, enfin, "en simplifiant, le syndicat passe beaucoup trop de temps à donner des cours très techniques sur les maladies professionnelles, pour prendre un exemple de sujet pas forcément très mobilisateur auprès des militants. Il s’agirait donc d’arrêter de trop réfléchir sur des problèmes ponctuels qui obstruent la vue à long terme et redéfinir un projet de société."

[3Il est à cet égard piquant de constater qu’un des étalons utilisés pour mettre en exergue la vitalité du capitalisme casino, à savoir le bilan annuel des fusions et acquisitions, épingle comme avec regret que parmi les plus dix plus gros rachats de 2008, quatre sont... le fait d’Etats, la Grande-Bretagne qui a aligné 40,2 milliards d’euros pour nationaliser la RBS et HBOS, et les Pays-Bas, 26,8 milliards pour racheter Fortis et ING. En six mois, estime la Société Générale, les plans de relance publics ont mondialement injectés quelque 5.000 milliards de dollars dans l’économie (L’Expansion, janvier 2009).

[4Wall Street Journal, 23 décembre 2008.

[5Parler juste et, donc, analyser juste. Peut-être est-il encore trop tôt pour y voir clair : le porte-parole du PS français Benoît Hamon n’a sans doute pas tout à fait tort lorsqu’il avance que, si la crise financière a provoqué la crise économique, il faudra ensuite que cette dernière entraîne la crise sociale et puis que celle-là force à son tour la crise politique : "Il faudra attendre que la crise sociale, qui se répand partout dans le monde, trouve son débouché politique pour que les vraies ruptures s’opèrent." (Le Journal du Dimanche, 4 janvier 2009).

[6Texte intégral dans le Gresea Echos n°56 d’octobre 2008.

[7L’information a fait la une du Financial Times le 27 décembre 2008.