La crise sanitaire et économique qui frappe le monde révèle de manière inédite l’évolution des rapports de forces géopolitiques entre grandes puissances, États-Unis, Europe et Chine en tête. Cette dernière semble tirer son épingle du jeu et les enjeux liés à la santé n’y sont pas étrangers.
À la lecture des chiffres officiels, la Chine aurait pour l’instant réussi à contenir la première vague de l’épidémie de Covid-19. Peu de nouveaux cas auraient été détectés ces dernières semaines.
Cela s’est fait au prix d’un grand effort. Dans le rapport de la mission conjointe Chine-OMS (Organisation Mondiale de la Santé) sur le coronavirus [1] (16-24 février) on peut lire que « la Chine a peut-être déployé le plus ambitieux, agile et agressif effort de confinement de l’histoire ». Toujours selon le rapport « la rapidité remarquable avec laquelle les scientifiques chinois et les experts en santé publique ont isolé le virus, établi des outils de diagnostic, déterminé les principaux paramètres de transmission […] a fourni les bases de la stratégie chinoise, gagnant ainsi un temps précieux […] ». Ces éloges n’ont pas manqué de faire réagir les États-Unis qui accusent l’agence des Nations Unies d’être « sinocentrée » [2] et menacent de geler leurs financements alors qu’ils en sont le plus gros contributeur [3].
Le relâchement du confinement dans la province du Hubei, et particulièrement à Wuhan après trois mois de blocus total, sonne donc comme un retour progressif à la normale. Ainsi, malgré un arrêt inédit de son économie (avec d’énormes conséquences sur les chaînes de production globalisées), le pays a rapidement pu relancer sa production, notamment de matériels sanitaires. La Chine, l’État, mais aussi quelques mécènes chinois, ont ainsi été en capacité d’envoyer de l’aide médicale à près de 90 pays dans le monde !
Si les médias occidentaux ont voulu voir dans cette « diplomatie des masques » une grossière opération de propagande, la réalité est certainement plus complexe. En effet, depuis plusieurs années, la Chine a fait de la santé un des piliers d’une stratégie de développement national et international.
La santé des Chinois
En matière de santé, la Chine revient pourtant de loin. Dans les premières années de son ouverture à l’économie de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
(après 1978), l’abolition des communes populaires rurales desquelles dépendait la sécurité sociale de millions de Chinois [4] a mis à terre les protections sanitaires héritées de l’ère maoïste. Des millions de Chinois se sont retrouvés alors sans protection face aux aléas de santé. En 1998, seuls 5% des Chinois en milieu rural et 38% en milieu urbain disposaient d’une couverture de santé [5]. Cette politique a eu des conséquences très néfastes sur la santé physique, mentale et financière – les gens devant assumer eux-mêmes les coûts des traitements - de millions de Chinois.
La dégradation des indicateurs de santé publique, ses conséquences économiques et la possibilité de troubles sociaux, mais peut-être et surtout l’épidémie de SARS en 2003, ont poussé le gouvernement chinois à changer sa stratégie. En 2003, l’État chinois, dirigé alors par Hu Jintao, crée le « nouveau régime médical coopératif rural (NCMS pour ses sigles en anglais) » puis, en 2007, l’ « assurance de base pour les résidents urbains (URBMI). Ces deux dispositifs complètent l’« assurance médicale de base des employés urbains (UEBMI) ». Cette politique volontariste permet de procurer une couverture sociale en soin de santé à plus de 95% de la population chinoise en 2011 [6].
Cependant, ce système de santé divisé en trois grands piliers - le système pour les travailleurs financé par les contributions sociales, et les systèmes de base urbaine et rurale financés par l’impôt – crée d’importantes inégalités en matière d’accès à la santé. Même s’ils sont passés de 64% en 2001 à 40% en 2011 (36% en 2017) [7], les coûts assumés par les patients (out-of-pocket) restent élevés. De plus, si le refinancement du secteur a eu pour priorité le renforcement des capacités de traitements (comme les hôpitaux), peu a par contre été fait pour la santé de première ligne et la médecine familiale et préventive. En 2016, les autorités chinoises lancent le programme « Healthy China 2030 » censé répondre à ces faiblesses, particulièrement préoccupantes dans un pays où la transition démographique et le vieillissement de la population font fortement augmenter les maladies chroniques et non transmissibles (maladies cardiovasculaires, diabètes, cancers, etc.).
Pourtant, la présence et le développement d’un secteur sanitaire commercial [8], qui aiguisent les appétits de nombreux intérêts nationaux et internationaux, pourraient rendre plus difficile d’atteindre les objectifs exprimés, notamment en termes d’égalité face à la santé [9]. Comme ailleurs dans le monde, la contradiction entre « marché de la santé » et satisfaction des besoins de la population se vit au quotidien en Chine.
Mais si le développement du secteur des soins de santé en Chine ces 20 dernières années a été impressionnant, ses dépenses en soins de santé exprimées en % du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
(6,5%) ou en dollars par habitant (environ 400 dollars) restent encore assez éloignées des standards européens (en moyenne 10% du PIB et plus de 3.000 dollars per capita) et états-uniens (17% du PIB et près de 10.000 dollars per capita) [10]. La différence entre les dépenses de soins de santé en Europe et aux États-Unis montre à quel point le financement privé des soins de santé est peu efficace d’un point de vue budgétaire. Le nombre de décès du coronavirus aux États-Unis suffit à le démontrer d’un point de vue sanitaire.
Avancées technologiques et tradition millénaire
Dans de nombreux secteurs industriels, la Chine reste l’atelier du monde. C’est valable également pour l’industrie pharmaceutique où les principales multinationales américaines et européennes y sous-traitent la production de leurs médicaments. La Chine s’est aussi spécialisée dans la production des principes actifs des médicaments et des génériques.
Mais les dirigeants chinois ont d’autres ambitions. L’initiative « Made in China 2025 [11] » se donne comme objectif de faire de la Chine un leader mondial de l’industrie pharmaceutique, biotechnologique et médicale. La Chine dispose en effet d’un marché intérieur en croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
où les besoins en santé sont de plus en plus importants. En outre, le pays bénéficie également d’un savoir-faire pointu et de transferts de technologie développés dans les nombreuses startups bénéficiant d’un cadre juridique favorable. Peu de doutes subsistent quant à la capacité du pays de devenir un leader mondial dans le secteur. De plus, vu l’importance de la population connectée à Internet via smartphones, les nouvelles technologies de e-santé et l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine médical, largement utilisées durant l’épidémie, sont promises à un grand avenir.
Les entreprises CSPC Pharmaceutical, Sino Biopharmaceutical, Wuxi Biologics ou AliHealth (filiale de Alibaba [12]) pèsent déjà plus de 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires chacune [13]. On est encore loin des 50 milliards de Novartis ou Pfizer, mais au vu de leur dynamisme, elles devraient bientôt pouvoir concurrencer les mastodontes américains et européens.
En outre, la crise du coronavirus a vu le retour au premier plan de la médecine traditionnelle chinoise utilisée pour le traitement de nombreux patients [14]. Malgré l’occidentalisation de la santé en Chine, cette tradition millénaire est sans doute appelée à jouer également un rôle dans les années à venir.
Les routes de la soie sanitaires
Pour les dirigeants chinois, la santé n’est pas seulement une affaire nationale.
Par conséquent, ce secteur est pleinement intégré dans le projet phare chinois « One Belt One Road (OBOR, plus communément appelé les Nouvelles routes de la Soie) » lancé en 2015 [15]. La Chine s’est engagée à des collaborations sanitaires avec ses partenaires ainsi qu’à apporter assistance médicale ou aide médicale d’urgence si nécessaire. Cette politique est particulièrement avancée en Afrique [16], terrain de jeu historique des ONGs occidentales.
La prévention des épidémies est au centre de cette stratégie, impliquant partage d’information, procédures communes d’intervention ou formation des personnels soignants [17]. Cette politique n’est évidemment pas dénuée d’intérêt pour la Chine.
En soutenant ses partenaires « OBOR », elle facilite l’acceptation par les autorités et les populations des pays concernés des accords sur le commerce et l’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
qui sont le véritable cœur des nouvelles routes de la soie. De plus, ces nombreuses collaborations sont une vitrine, et donc un marché potentiel, pour son industrie pharmaceutique et d’équipements médicaux. Plus fondamentalement peut-être, la Chine est sans doute consciente que l’initiative OBOR ne manquera pas de faire émerger de nouvelles menaces sur la santé ou de nouvelles épidémies [18]. Elle anticipe ainsi les probables conséquences de ses projets de développement géoéconomique.
Un coup politique
La crise du coronavirus vient nous rappeler de manière dramatique l’importance des enjeux globaux de santé.
Si au cours de la seconde moitié du 20e siècle, il est un pays qui l’a bien compris, c’est Cuba, qui en envoyant des centaines de milliers de médecins à travers le monde s’est assurée de l’appui de larges couches de populations bénéficiaires de cette politique solidaire.
En attendant, les populations italiennes ou espagnoles se souviendront peut-être aussi de l’appui de la Chine, quels que soient les intérêts qui se cachent derrière sa politique sanitaire. Et elles n’oublieront pas non plus l’impuissance et le manque de solidarité d’une Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
en pleine déconfiture.
De leur côté, l’irresponsabilité des autorités états-uniennes qui renforcent des sanctions sur les gouvernements qui ne lui conviennent pas (Iran & Co) et menacent d’intervention militaire le Venezuela, alors que l’épidémie est quasi hors de contrôle sur son territoire, ne fait que renforcer l’image d’une Chine, qui contrairement à ses concurrents, semble à la hauteur des enjeux du moment.
Pour citer cet article : Sebastian Franco, "Chine : (re)naissance d’une puissance sanitaire ?", Gresea, avril 2020 texte disponible à l’adresse : [http://www.gresea.be/Chine-re-naissance-d-une-puissance-sanitaire]