S’il semble que de larges parts de la population européenne soient indignées par les sauvetages en cascade du système bancaire et la socialisation des pertes qui s’en est suivie ou, plus récemment, par la brutalité et l’inefficacité des plans d’ajustement structurels imposés aux États du Sud de la zone euro, les discours sur le manque de compétitivité des salaires, l’inefficacité de l’État social ou le "conservatisme" syndical continuent à faire florès dans les médias et sur la place publique.

L’impossibilité pour les mouvements sociaux d’inverser les politiques "austéritaires" [1] appliquées à des degrés divers, depuis 2009, dans les États membres de l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
pose la question de leur capacité à imposer leur analyse de la crise. Un récit, ce n’est pas que des mots. L’analyse d’une crise conditionne en effet la réponse politique à y apporter.

  Une crise de compétitivité ?

Après quelques déclarations sur une nécessaire réforme du secteur bancaire en 2008 [2], les institutions européennes (Commission européenne, Conseil des États-membres et Banque centrale Banque centrale Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne) désignent rapidement la dégradation des finances publiques des États de la périphérie européenne comme l’origine de la crise actuelle. L’explosion des déficits publics ayant, selon ces institutions, entraîné une large méfiance du système bancaire international et une augmentation des taux d’intérêt sur les dettes publiques.

Toujours selon cette thèse largement répandue, l’augmentation des déficits publics dans la zone euro ne résulterait pas du sauvetage ponctuel du système bancaire dans la plupart des pays de la zone euro mais aurait un caractère structurel. Ce sont les déficits commerciaux chroniques des États du Sud qui les ont amenés à trop s’endetter. Déficits commerciaux, eux-mêmes, causés par une perte de « compétitivité ».

En règle générale, la compétitivité est la capacité à maintenir ou à augmenter ses parts de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
face à la concurrence [3]. Historiquement, ce concept trouve son origine dans la sphère privée. Une entreprise est compétitive ou elle ne l’est pas par rapport à ses concurrentes. Progressivement, à partir de la décennie 1990, la compétitivité en Europe est aussi une question de territoire. Un Etat est compétitif ou il ne l’est pas. De multiples facteurs peuvent faire varier le niveau de compétitivité d’un acteur : le taux de change, la gamme des produits, la formation des travailleurs…et le "coût" du travail. Dans le discours des institutions européennes, le salaire est quasiment le seul indicateur reconnu comme valable. La « compétitivité – coût » se mesure alors comme le rapport entre le coût salarial Coût salarial Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
unitaire [4] d’un pays à l’exportation au coût unitaire moyen de ses concurrents [5]. C’est cet indicateur qui fonde le succès du fameux « modèle allemand ».

Ce récit de la crise qui prend pour origine la dérive des salaires dans la plupart des pays européens est taillé sur mesure pour le patronat européen tant il légitime la « réforme » des marchés du travail et la pression sur les salaires. Il est également favorable aux gouvernements vertueux de la zone euro. En effet, dans un souci de préserver la sacro-sainte stabilité monétaire, le traité de Lisbonne interdit toute solidarité intra-européenne (article 125.) si le malade ne peut invoquer un « événement exceptionnel échappant à son contrôle » (article 122.2) [6]. La Grèce n’a pas été frappée par un Tsunami et la responsabilité de la finance internationale n’est pas retenue par les institutions européennes. Les pays du Sud de la zone euro et leurs citoyens sont donc responsables d’avoir vécu au-dessus de leurs moyens. Ils doivent en payer les conséquences.

Cette « soi-disant » dérive salariale légitime depuis 2010, les mémorandums, semestres européens, programme national de réforme et autre Pacte pour l’Euro. Depuis 2009, 50% des mesures imposées par la Troïka (FMI FMI Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
, BCE, Commission européenne) à la Grèce touchent directement les salaires [7].

Le Sud n’est pas le seul touché. En avril 2013, le Conseil européen recommande à la Belgique de : «  stimuler la création d’emplois et la compétitivité et de prendre des mesures pour réformer, en consultation avec les partenaires sociaux et conformément aux pratiques nationales, le système de négociation et d’indexation des salaires Indexation des salaires Mécanisme d’ajustement automatique des revenus des travailleurs à la hausse des prix. Chaque fois que les prix à la consommation (pondérés pour un revenu moyen) augmentent de 2%, le mois suivant les salaires croissent d’autant. Un tel mécanisme n’existe plus qu’en Belgique et au Luxembourg.
(En anglais : wage indexation)
 ; assurer, dans un premier temps, que la croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
des salaires reflète mieux l’évolution de la productivité Productivité Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
du travail et de la compétitivité. » [8]. Le salaire encore, soit directement en « réformant » une nouvelle fois l’indexation automatique, soit par la bande, en favorisant la décentralisation de la négociation collective.

Et, bizarrement… ça ne marche pas ! Y aurait-il quelques coquilles dans le discours dominant sur la crise en Europe ?

 Le paradoxe « compétitivité-salaire »

On ne pourra reprocher aux élites européennes de s’être trompées sur l’origine de la crise. Mais, comme l’automobiliste roulant en sens inverse sur l’autoroute, ils se sont simplement trompés de sens. La zone euro ne fait pas face à une crise de « dérive salariale » mais bien à une crise de « modération salariale ». C’est le premier biais du discours dominant.

Prenons le cas de la Belgique qui fait face depuis plusieurs années à des discours sur le manque de compétitivité de son économie. Le graphique ci-dessous corrobore en partie le récit dominant. Depuis le début de la crise, la Belgique a une balance commerciale Balance commerciale C’est le solde entre les exportations de marchandises qui constituent une rentrée d’argent (de devises étrangères) et les importations qui représentent une sortie d’argent. C’est pourquoi on parle d’excédent ou de déficit commercial si les exportations rapportent davantage ou non que les importations.
(en anglais : balance of trade).
déficitaire. Dans la logique européenne du « tout à l’exportation », il est donc nécessaire qu’elle améliore sa compétitivité et, donc, diminue les salaires sur son territoire.

Balance commerciale belge (en millions d’euros)

Source : Institut des Comptes Nationaux

Les satisfécits pour le discours dominant s’arrêtent là car, en y regardant de plus près, les salaires réels (le salaire payé au travailleur moins l’inflation Inflation Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
) en Belgique, comme dans la plupart des pays de l’OCDE OCDE Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
 [9], progressent moins vite que la productivité du travail.

En effet, en appliquant l’analyse de 11 pays européens réalisée par Chagny, Husson et Lerais [10]au cas belge, on tombe sur une contradiction majeure. Alors que la compétitivité de la Belgique semble s’éroder, le pays a vu, comme le montre le graphique ci-dessous, la part des salaires dans le revenu national diminuée depuis le début des années 1980.

Source : Reginald Savage, 2013.

Or, la part salariale ne peut diminuer qu’à la condition que les salaires réels progressent moins vite que la productivité du travail. Décomposons. La productivité du travail désigne le rapport entre la quantité produite (ou la valeur ajoutée Valeur ajoutée Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
apportée au bien) et le nombre d’heures de travail prestées pour atteindre cette quantité. En conclusion, comme le montre le graphique ci-dessous, en Belgique comme dans les autres pays européens, depuis 30 ans, on produit plus avec moins et les gains réalisés ne vont qu’en partie aux salaires.


Part des salaires, salaire et productivité, UE UE Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
15 (1980-2010)

Source : Michel Husson, 2013.

Cet écart entre le salaire réel et la productivité du travail s’explique par la ponction financière sur la richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
créée. Cette dernière se matérialise dans les bénéfices croissants distribués aux actionnaires, la salarisation des profits [11] ou encore les opérations financières des firmes multinationales [12]. Ainsi, les entreprises européennes ont consacré en 2011 et 2012 près de 3 milliards d’euros [13] à des opérations de rachat d’actions. Ces opérations (Buy backs) consistent pour une entreprise à acheter ses propres titres en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
dans le but de faire grimper son action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
. Il s’agit là d’une destruction pure et simple de capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
. Même si cette somme reste marginale par rapport aux montants astronomiques distribués par les firmes en dividendes ou utilisés pour réaliser des opérations de fusions et acquisitions, cette pratique est éclairante sur une autre dimension de la crise en Europe qui échappe au discours dominant. Les économies européennes font face actuellement à une crise de l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
productif. En d’autres termes, l’argent est là mais il ne sert ni au développement de l’activité économique, ni à l’emploi.

A cause de ces erreurs de diagnostic, les institutions européennes sont dans l’incapacité de sortir les États membres de la crise. Par contre, elles organisent la mise en concurrence des travailleurs comme n’auraient pu l’espérer les actionnaires et les dirigeants des grandes firmes multinationales.

On ne peut alors qu’abonder dans le sens de Ronald Janssens, économiste à la Confédération Européenne des Syndicats (CES), lorsqu’il propose en lieu et place du « monitoring des salaires » actuel, un monitoring des profits et des investissements en Europe [14].

 Un autre récit de la crise ?

Pour construire un autre récit de la crise, il faut d’abord prendre un peu de hauteur avec l’emballement de l’agenda « réformiste » européen depuis 2008 et la vision à court terme de cette « crise de l’euro ». La crise actuelle n’est pas apparue, comme sortie de nulle part, avec la faillite de Lehman Brothers en 2008 ou l’aveu des comptes grecs truqués en octobre 2009. C’est le régime de croissance en place depuis les années 80, basé sur la compensation de la modération salariale par un endettement privé à bas prix, qui s’est écrasé avec le système bancaire international. Le transfert des pertes privées vers les comptes publics, fut-il immoral, n’en est qu’une étape.

L’incapacité des institutions européennes de réagir autrement que par l’austérité Austérité Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
à cette crise s’explique aussi par l’obsession de la stabilité monétaire qui a prévalu à la mise en place de la zone euro. Alors que la Fed (banque centrale des États-Unis), fin 2012, détenait près de 2000 milliards de dollars en titres de dette publique Dette publique État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
américaine, le bilan de la banque centrale européenne recelait à peine 270 millions d’euros de dette des États membres [15]. L’Euro, un autre facteur explicatif de la crise qui émarge toujours aujourd’hui au rang de tabou. Et ce, même au sein des sociétés civiles européennes. L’absence d’une réelle solidarité entre les États-membres et d’une banque centrale jouant le rôle de prêteur en dernier ressort condamnent actuellement toute sortie de crise par le haut.

L’Union européenne peut-elle enfin se passer d’un parlement, dont les membres sont les seuls élus sur un mandat européen, disposant d’une pleine et entière compétence d’initiative législative ? Paradoxalement, si la réponse austéritaire de l’Europe à la crise est une nouvelle expression de son déficit démocratique, la question d’un parlement en capacité de proposer des lois semble aujourd’hui quelque peu passée sous silence.

  L’impossible revendication salariale européenne ?

Dans l’hypothèse de la continuité de l’Union Économique et Monétaire, les sociétés civiles européennes regorgent de propositions pour sortir de la crise. Depuis 2008, il est question de fiscalité favorisant une plus juste redistribution des richesses, d’une banque centrale européenne soutenant la croissance, de la réforme du système bancaire privé ou encore de la constitution d’un réseau bancaire public européen. Notre propos ne consiste pas à nier leur pertinence ou à les classer par importance.

Néanmoins, les politiques de modération salariale sont tout autant le facteur fondamental de la crise que le levier choisi pour y répondre. Cette ineptie appelle une réponse forte et coordonnée des mouvements sociaux européens. D’un côté, la négociation des salaires reste une prérogative nationale, dans les textes à tout le moins. De l’autre, la nouvelle gouvernance économique européenne [16] impose de façon croissante une norme salariale à minima [17] aux travailleurs des États-membres et conteste, par le fait même, l’existence des systèmes de négociation collective nationaux. Est-il possible d’organiser une réponse coordonnée à cette offensive généralisée contre les salaires en Europe ? La problématique est sensible. En Belgique, par exemple, le risque de perdre définitivement l’indexation automatique des salaires est paralysant pour les organisations syndicales. Il existe pourtant des expériences de coordination des négociations collectives sectorielles mises en place par les fédérations syndicales européennes [18]. Elles doivent contribuer à nourrir le débat sur la construction d’une « revendication salariale commune ».

P.-S.

Cette analyse a servi de support pour une intervention lors de la semaine de formation des formateurs de la FEC (Formation, Education, Culture).

Notes

[1Politiques d’austérité appliquées de façon autoritaire.

[2Cette dernière reste largement à ce jour un vœu pieux.

[3Mathis J., Mazier J. et Rivaud-Danset D., « La compétitivité industrielle », Paris, Ires Dunod, 1988.

[4Le coût du travail divisé par la productivité du travail.

[5Réginald Savage et Michel Husson, "Salaire et compétitivité. Pour un vrai débat…", Bruxelles, Couleur livres, 2013.

[6Voir à ce sujet, Evariste Lefeuvre, Sortir de l’Euro ? Une idée dangereuse, Paris, Eyrolles, 2011.

[7Entretien avec Ioannis Stefanopoulos, syndicaliste de la Poem, métallurgiste grec, Athènes, le 6 juin 2013.

[8PNR disponible sur le site Europe 2020 à l’adresse : http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/nd/nrp2013_belgium_fr.pdf

[9Reginald Savage et Michel Husson, idem.

[10Odile Chagny, Michel Husson, Frédéric Lerais, « Les salaires : aux racines de la crise de la zone euro ? », in « 30 ans de salaire, d’une crise à l’autre », La Revue de l’Ires, n°73, 2012, pp.68-98.

[11Revenus qui autrefois étaient considérés comme des profits d’entreprise et qui aujourd’hui sont versés sous la forme de salaires. Voir à ce sujet, Jacques Sapir, « Les salaires baissent, sauf au sommet », décembre 2009. Article consultable en ligne à l’adresse : http://www.france.attac.org/archives/IMG/pdf/Sapir_hauts_revenus.pdf

[12Les opérations de fusions-acquisitions ou encore les pratiques de rachat par une entreprise de ses propres actions.

[13Financial times du 2 novembre 2012 cité par Erik Rydberg, « Désindustrialisation, de quelques angles morts », Gresea, article à paraître.

[14Ronald Janssens, présentation lors du colloque organisé par le réseau Éconosphères : « La distribution des richesses, quelle part au salaire ? », le 5 octobre 2012. Voir également à ce sujet : Etienne Lebeau, « Crise de l’euro : décodage d’un fiasco », Éconosphères, article mis en ligne le 15 novembre 2012 à l’adresse : http://www.econospheres.be/spip.php?article318

[15Entretien avec Frédéric Boccara, économiste français membre des économistes atterrés et du réseau européen Euro-pen, Athènes, le 8 juin 2013.

[16Pour une vue d’ensemble du sujet, voir Christophe Degryse, La nouvelle gouvernance économique européenne, Bruxelles, Courrier hebdomadaire du Crisp, n°2148-2149, 2012.

[17La norme salariale européenne « recommande » que les salaires nominaux dans les États-membres suivent la productivité et instaure un seuil maximal autorisé d’augmentation du coût salarial unitaire pour éviter tout « dérapage salarial ».

[18Sur le sujet, voir Anne Dufresne, Le salaire, un enjeu pour l’euro-syndicalisme. Histoire de la coordination des négociations collectives nationales, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2010.