Elle garde aujourd’hui, lors de sa mise en ligne sur le site du Gresea, toute son actualité. Le drame qui a frappé la nation Birmanie après le passage du cyclone Nargis, début mai 2008, a en effet vu les mêmes organisations occidentales qui, quelques mois auparavant faisaient campagne internationale pour condamner le "régime" birman, s’émouvoir du refus par ce dernier d’ouvrir les portes à leurs propositions de secourisme "humanitariste". On comptera à cet égard Vincent Chapaux (ULB) parmi les rares, et lumineuses, voix dissidentes, lorsqu’il rappellera que les opérations dites humanitaires sont tout sauf neutre ou apolitique : "Il est par exemple de notoriété publique que l’aide internationale mobilisée au lendemain du tsunami en 2005 a été l’occasion d’une entrée en puissance des intérêts politiques et économiques des pays donateurs dans une région auparavant frileuse à leur intervention et que ce tsunami a constitué le prétexte à une modification substantielle de l’organisation économique, politique et logistique des États touchés" [La Libre Belgique, 15 mai 2008]. Comment après cela ne pas comprendre l’intransigeance du gouvernement birman et son refus d’immixtion par des États (et leurs auxiliaires caritatifs) qui lui sont hostiles ? Sur le sujet, voisin, de la "question tibétaine", le philosophe slovène Slajov Zizek tiendra le même langage en relevant que les manifestations occidentales en faveur de la prêtrise tibétaine s’inscrivent dans une même "vision simpliste" du monde (les bons contre les méchants) : rêveries incultes d’un Occident colonisateur [Le Monde diplomatique, mai 2008].

Le mouvement de contestation qui défie depuis plusieurs semaines le régime birman a remis en évidence une fracture, vieille maintenant de plus de cinquante ans, entre deux visions des relations internationales.

Dans les capitales occidentales, dans nos journaux, le concept qui domine à la manière d’un magique "nyaka" est la démocratie, valeur suprême devant laquelle tout devrait s’incliner. Il suffit de laisser la démocratie s’installer en Birmanie (d’en faciliter de l’extérieur l’installation) et tout ira pour le mieux.

En face, au sein de cette communauté internationale peu écoutée qu’on nomme parfois les pays du Sud, on est plus réticent. Là, en Chine, en Inde, mais aussi en Russie, on parle plutôt de "non-ingérence dans les affaires intérieures" de la Birmanie, et de la nécessité de préserver la stabilité dans la région. Non sans raison, connaissant les forces centrifuges qui couvent, guérillas indépendantistes aidant, dans l’ancienne colonie britannique.

 On déstabilise ?

Le problème est plus complexe qu’il ne paraît. Les intérêts économiques n’en sont pas absents. La "stabilité" de la Birmanie importe, de même qu’à Total et Chevron, aux partenaires commerciaux indiens et chinois, ces derniers courants le risque de payer cette politique par une énième bonne raison de boycotter leurs Jeux Olympiques.

A l’inverse, déstabilisée, la Birmanie sera sans doute plus perméable à l’agenda politique, commercial et militaire des États-Unis. Dans ce jeu, la fragmentation des États joue en faveur des plus puissants et la fragmentation, c’est tendance.

Abstraction faite du psychodrame belge, la liste s’allonge : URSS (États baltes, Ukraine, Asie centrale, etc.), Yougoslavie, Irak, sans doute, Birmanie, peut-être. Multiplication de petits États impuissants. Dernier signe en date : le vote par l’Assemblée générale des Nations unies d’une déclaration accordant un droit à l’autodétermination des "peuples indigènes". Sans commentaire.

 1955, l’altermondialisme Altermondialisme Néologisme définissant tous ceux (groupes, institutions, individus) qui n’acceptent pas la mondialisation néolibérale et proposent une forme de mondialisation plus juste et plus solidaire.
(En anglais : alter-globalization movement)
se donne rendez-vous à Bandoung

Pour tenter d’y voir clair, il n’est pas inutile de prendre un peu de recul et revenir à la fracture entre le monde occidental et ses anciennes colonies du Sud.

Lorsqu’elles s’expriment, à rebours de nos schémas mentaux, c’est sur la base d’une histoire, d’une longue quête, saccadée de revers, pour avoir droit de vote sur la scène internationale. Pour faire le point, le Cetri et le Gresea viennent de publier un recueil d’analyses de personnalités du Sud, "Coalitions d’États du Sud : Retour de l’esprit de Bandung ?" (*). Esquissons-en les lignes de forces. Le dossier birman a une toile de fond.

On a voici peu célébré le 50e anniversaire de la Conférence de Bandung. C’est d’évidence un événement – 1955 – qui fait date dans l’éveil, dans la renaissance politique de l’hémisphère sud. Elle marque, comme note l’historien Eugène Berg, "avec éclat, l’entrée en force des jeunes États afro-asiatiques sur la scène internationale".

 Nehru, Nasser et Tito

L’Organisation des Nations unies Organisation des Nations Unies ou ONU : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
avait été créée dix ans plus tôt, mais sans eux, c’était au lendemain de la Seconde Guerre mondiale la consécration, alors comme maintenant, de la suprématie sous leadership états-unien des grandes puissances occidentales sur le reste du monde. Bandung en est la première grande négation "altermondialiste".

Sa bannière était anticolonialiste – contre la sujétion des peuples sous quelque forme que ce soit – et propulsait sur l’avant-scène des personnalités dont la réunion laissait et laisse rêveur, Nehru pour l’Asie, Nasser pour l’Afrique et... le Yougoslave Tito pour représenter, à lui seul, une Europe dissidente.

C’était le début d’un long combat. Il aboutira, en 1960, à faire accepter par "l’Assemblée mondiale" des Nations unies la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux. Pierre angulaire : la non-ingérence.

Et il conduira à la création, dans les années suivantes, de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement ou CNUCED : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
(Cnuced CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
), du Mouvement des Pays Non Alignés et du Groupe des 77 Groupe des 77 Groupement de pays en développement, constitué en 1964 avec pour objectif la préparation de la première Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED). Composé actuellement de 132 pays, le G77 offre un forum permanent permettant aux pays en développement de promouvoir leurs intérêts économiques communs et renforcer leurs capacités de négociations relatives aux questions économiques internationales dans le cadre du système de l’ONU.
(En anglais : Group of 77)
, "syndicats" et institutions phares des pays dominés du Sud, les secrétariats de leur front commun, malgré les difficultés pour lui trouver une ligne politique.

Elle restera, jusqu’à ce jour, ambiguë et partagée entre deux options contradictoires majeures, le "faire autre chose" en suivant sa propre voie de développement ou "faire dans le rattrapage", rejoindre le peloton de tête des pays industrialisés en adoptant, en accéléré, leur modèle de développement, leur "way of life".

 Après Bandoung, le Mur de Berlin fait place au No Future Future Contrat à terme (un, trois, six mois...) fixant aujourd’hui le prix d’un produit sous-jacent (titre, monnaie, matières premières, indice...) et devant être livré à la date de l’échéance. C’est un produit dérivé.
(en anglais : future)

Nous ne sommes plus en 1955. Le monde a changé. Un des traits majeurs qui a façonné l’émergence et la structuration de l’esprit de Bandung a disparu de l’échiquier géopolitique mondial. Le monde n’est plus divisé en deux grands blocs, il ne comporte plus de contre-modèle "réellement existant" contre lequel arc-bouter une politique de développement autonome.

Partout, le message est identique, partout les peuples et nations doivent "s’intégrer dans l’économie mondiale" – euphémisme consacré – car il n’y aurait pas, il n’y aurait plus d’autre alternative.

Cinquante ans, c’est long, mais c’est sans doute aussi la durée nécessaire pour prendre la mesure des mutations subies. La "troisième voie" de Bandung a fait place à un monde unipolaire à l’intérieur duquel le recul des États, particulièrement ceux du Sud, apparaît comme un des moyens majeurs pour faire entrer dans les rangs toute velléité de dissidence à un modèle unique qui ne connaît que l’individu.

L’individu et son droit (de consommateur atomisé) au bonheur. L’individu et son droit à un peu moins de pauvreté (passer d’un dollar par jour à deux, trois ou dix, et c’est gagné), l’individu et ses droits humains à la démocratie.

Les discours d’accompagnement, jusqu’à ceux de la "société civile", ont embrayé, allant jusqu’à vouloir benoîtement contraindre les États à accepter une obligation de protéger leurs ressortissants sous peine de subir... une "guerre préventive humanitaire".

 Pas tout à fait consensuel...

C’est un message qui passe mal aux confins de notre îlot occidental.

La Chine reste farouchement attachée à son modèle de développement. La Russie, dans un récent manuel scolaire, inculque aux étudiants que "rejoindre le club des démocraties implique un abandon de souveraineté au profit des États-Unis". A défaut d’approuver, il faut en tenir compte. Même chose pour le complexe dossier birman.

Cela veut dire, notamment, comme rappelle Eric Hobsbawm (encore un historien !), qu’il faut tenir compte de la fracture née de la Deuxième Guerre mondiale, toujours actuelle, entre les nations qui ont combattu le fascisme et celles qui, alors confrontées à la domination coloniale des démocraties libérales, en ont retiré un tout autre enseignement. A savoir celui-ci : "la preuve que les hommes blancs et leurs États peuvent être vaincus".

Ce sont deux logiques. Avant de se muer en donneur de leçons, "l’homme blanc" ferait bien de s’en souvenir.

(*) Une édition Cetri-Gresea-Syllepse, septembre 2007, 202 pages, 10 euros. Dans les bonnes librairies et au Gresea, 11, rue Royale, 1000 Bruxelles, www.gresea.be

P.-S.

L’analyse qui suit – tentative de discussion dépassionnée et matérialiste de la "question birmane" – a été publiée sous le titre "La Birmanie, c’est au Sud..." dans la page "Opinions" de La Libre Belgique, datée du 10 octobre 2007, et ce à l’occasion de la publication, par le Gresea et le Centre Tricontinental, de l’ouvrage collectif "Coalitions d’Etats du Sud : Retour de l’esprit de Bandung ?"