Le pétrole, un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
paradoxal
Après avoir atteint des plafonds historiques au cours des années 2000, la demande mondiale d’or noir a été revue à la baisse en 2008, puis, plus encore en 2009 [1] (Fig.1.). En cause, le ralentissement de l’économie mondiale, et particulièrement, la récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
qui a touché l’économie américaine.
Curieusement pourtant, entre janvier et juin 2009, le prix du pétrole sur le marché à terme new-yorkais a bondi de 55% [2]. Si bien que l’Organisation des Pays exportateurs de Pétrole
Organisation des pays exportateurs de pétrole
ou OPEP : Association créée en 1960 pour regrouper une série d’États dont les revenus des exportations pétrolières en vue d’obtenir de meilleures conditions de vente. L’OPEP est devenu un acteur au centre de l’économie mondiale lorsqu’elle va décider en 1973 suite à la guerre du Kippour entre Israël et ses voisins et l’aide accordée par l’Occident à Tel Aviv de quadrupler les prix du baril brut en représailles. Cela va occasionner un transfert de revenus vers ces pays, ce qu’on va appeler les pétrodollars. L’association n’est pas stable, plusieurs pays y entrant, d’autres y sortant (parfois y rentrant de nouveau). Actuellement, elle compte douze membres : Algérie, Angola, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Équateur, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigeria, Qatar et Venezuela.
(En anglais : Organization of the Petroleum Exporting Countries, OPEC)
(OPEP
OPEP
Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole : Association créée en 1960 pour regrouper une série d’États dont les revenus des exportations pétrolières en vue d’obtenir de meilleures conditions de vente. L’OPEP est devenu un acteur au centre de l’économie mondiale lorsqu’elle va décider en 1973 suite à la guerre du Kippour entre Israël et ses voisins et l’aide accordée par l’Occident à Tel Aviv de quadrupler les prix du baril brut en représailles. Cela va occasionner un transfert de revenus vers ces pays, ce qu’on va appeler les pétrodollars. L’association n’est pas stable, plusieurs pays y entrant, d’autres y sortant (parfois y rentrant de nouveau). Actuellement, elle compte douze membres : Algérie, Angola, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Équateur, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigeria, Qatar et Venezuela. (En anglais : Organization of the Petroleum Exporting Countries, OPEC)
) s’est vue obligée, à partir de mars 2009, d’augmenter légèrement sa production (+4% au total) afin d’éviter que le prix du pétrole ne vienne annihiler les premiers signes de la reprise économique mondiale et mettre en danger la rente pétrolière future [3].
Une offre de pétrole revue certes légèrement à la hausse, une demande revue à la baisse et, des prix qui montent en flèche. Le prix du baril de brut léger est passé de 38 dollars en janvier 2009 à 78 dollars en décembre dernier.
Fig.1. Demande mondiale de pétrole (en millions de barils/jours)
Source : AIE, Oil Market Report - Demand, 11 décembre 2009.
Comme lors de chaque augmentation du prix du pétrole, les spéculateurs sont montrés du doigt.
Depuis trois ans, tout et son contraire a été dit concernant le rôle des acteurs financiers dans l’extrême volatilité des prix pétroliers. L’OPEP y voit le mal absolu, nécessitant une régulation plus stricte des marchés. Pour le secrétaire d’Etat américain à l’énergie par contre, ces accusations n’ont ni fondements, ni preuves [4].
Cette analyse n’a pas la prétention de répondre quantitativement à la question de l’impact réel des goldens boys londoniens ou new-yorkais sur les fluctuations de l’or noir. Le pétrole étant une valeur refuge, le niveau de spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
sur ce produit dépend également fortement des autres opportunités qui s’offrent aux spéculateurs. Dans ce cadre, l’effondrement du marché immobilier américain en 2007 a eu un effet amplificateur sur le niveau moyen de la spéculation sur des valeurs refuges comme les matières premières en général.
Elle vise par contre à clarifier le concept même de spéculation sur le prix d’une des matières premières les plus volatiles. Cette clarification passe inévitablement par la bonne compréhension du rôle joué par une foire moderne : le marché à terme.
A l’origine, le financier protège le commerçant
Les marchés à terme sont des marchés financiers sur lesquels s’échangent des intentions d’acheter du pétrole (des barils papier) mais, paradoxalement et au contraire du marché physique (ou au comptant), les contrats sur le marché à terme ne débouchent quasiment jamais sur une livraison "réelle" de l’or noir. Selon Yves Simon, dans les années 80, seuls 1 à 3% des contrats à terme se dénouent effectivement par une livraison de la marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
[5].
Les marchés à terme trouvent leur origine dans un constat des acteurs intervenants sur la chaîne d’approvisionnement des différentes matières premières. Si les foires satisfont les besoins commerciaux présents, elles ne permettent pas de prévoir les livraisons futures sans prendre le risque d’une évolution, à la baisse ou à la hausse, des caractéristiques du produit (son prix, sa qualité…). Or très souvent, le commerce de matières premières comme le pétrole, exige des livraisons différées pour éviter le coût du stockage.
Ce constat va encore s’affermir en 1973 avec le premier choc pétrolier [6]. Jusque dans les années 50 et 60, l’industrie pétrolière est caractérisée par une très forte concentration entre les mains de quelques majors occidentales [7] qui contrôlent l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement de l’or noir. Ces entreprises extraient le pétrole des puits, elles le raffinent, le transportent et, enfin, le commercialisent.
Ce contrôle d’un oligopole occidental sur le marché de l’or noir a pour effet, jusqu’au premier choc pétrolier, une remarquable stabilité des prix à un niveau toujours très bas [8] (Fig.2.).
Fig.2. Prix du pétrole sur 150 ans (en équivalent dollar de 2008)
Source : BP Statistical review
Depuis la réintégration d’une partie des puits et de l’activité extractive dans la souveraineté des pays pétroliers à partir des années 50, les firmes occidentales gardent un rôle prépondérant sur la chaîne d’approvisionnement mais ont perdu la maîtrise totale de l’offre de pétrole et donc, d’un instrument permettant de stabiliser le niveau des prix. On ouvre plus ou moins les vannes selon le niveau de la demande. En nationalisant les puits, les États producteurs se réarrogent de facto cette capacité.
A la même époque, la sphère financière va venir à la rescousse des acteurs privés du secteur pétrolier en endossant une part du risque commercial lié aux fluctuations des cours de l’or noir.
Aux côtés des marchés physiques [9] sur lesquels le produit est effectivement livré, les marchés à terme vont acquérir une importance grandissante, plus encore à partir du premier choc pétrolier, et ce pour des acteurs de plus en plus diversifiés.
Spéculation et couverture
Couverture
Opération financière consistant à se protéger contre un risque lié à l’incertitude des marchés futurs par l’achat de contrats d’assurance, d’actes de garantie ou de montages financiers. (en anglais : hedge) : les deux piliers des marchés à terme [10] A l’origine, le marché à terme est donc un marché financier qui a pour fonction première de couvrir les différents acteurs intervenant sur les marchés des matières premières contre les risques liés aux fluctuations des prix. Un exemple simplifié permettra de mieux comprendre ce mécanisme de couverture qui ne peut se départir d’un certain niveau de spéculation. On peut discuter de la légitimité ou pas de protéger les grands acteurs du secteur pétrochimique comme Shell ou BP contre le risque prix de leur activité. Le niveau d’intégration de la chaîne d’approvisionnement leur permet de répercuter assez facilement toute variation de prix sur le consommateur final. On ne peut cependant pas discuter du rôle nécessaire de la spéculation dans ce mécanisme de protection contre le risque de prix. Le 1er janvier 2010, un négociant en pétrole s’engage à fournir 100 barils à un importateur européen au cours de 80 dollars le baril au 1er septembre 2010. Le négociant ne possède pas cette quantité de pétrole en stock. Deux possibilités s’offrent à lui : Soit, il achète aujourd’hui. Le négociant doit alors engager des frais de stockage important. Soit, il achète le pétrole juste avant la date du terme, mais il n’est pas assuré du prix. Il pourrait donc devoir acheter le 1er septembre, du pétrole à 100 dollars le baril et devoir le vendre au prix fixé dans le contrat en janvier, 80 dollars le baril ! Pour éviter le risque lié à la fluctuation des prix (une perte de 20 dollars sur chaque baril) et le surcoût engendré par le stockage, le négociant achètera le pétrole sur le marché physique juste avant de devoir le livrer, mais entre-temps, il va entreprendre une opération de couverture sur le marché à terme. Le 1er janvier 2010, le négociant achète sur le marché à terme des "barils papiers" (titres de propriété sur des barils de pétrole) au cours de 80 dollars le baril. Il n’y a pas de livraison de la marchandise et donc, pas de problème de stockage. Au 1er septembre 2010, le prix du baril est monté à 100 dollars. Sur le marché physique, notre négociant perd donc 20 dollars par baril. Cependant, il revend au même moment pour 100 dollars, sur le marché à terme, ses barils papiers achetés à 80. Le négociant récupère ce qu’il a perdu à cause de la volatilité des prix sur le marché physique en se protégeant sur le marché à terme. Si le prix du pétrole avait baissé à 60 dollars le baril. Le négociant aurait gagné 20 dollars sur chaque baril vendu sur le marché physique, mais il aurait alors perdu 20 dollars sur chaque baril papier revendu sur le marché à terme. Évidemment, pour que ces opérations de couverture soient possibles, il faut que quelqu’un accepte de jouer avec le risque (spéculer). Le marché à terme ne supprime pas le risque, il le transfère vers d’autres acteurs. Le 1er septembre, un fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle. (en anglais : fund) spéculatif ou un trader Trader Opérateur de marché, engagé par une banque ou une société financière, qui soit négocie pour le compte de clients l’achat ou la vente de titres ou d’actifs financiers sur des marchés financiers, soit spécule, c’est-à-dire anticipe les fluctuations du marché, pour le compte de leur employeur. (en anglais : trader) indépendant dans un bureau à New-York a vendu les barils papier au prix de 80 dollars en spéculant sur une baisse des prix pétroliers pour pouvoir, le 1er septembre, racheter ces barils-papiers à un prix plus bas et ainsi réaliser une plus-value Plus-value En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value. (en anglais : surplus value). sans jamais avoir pris possession du moindre litre de pétrole. Dans le cas qui nous occupe. Vu la hausse du prix du pétrole, le spéculateur, qui avait choisi de spéculer à la baisse, subit une moins-value de 20 dollars par baril. Si par contre, le prix du pétrole était effectivement descendu à 60 dollars le baril. Le spéculateur aurait pu racheter ces titres avec un gain de 20 dollars par baril. Une opération de couverture permet donc au commerçant de gagner sur le marché à terme (financier) ce qu’il perd sur le marché physique ou vice et versa. |
Le pétrolier spécule, le financier stocke…
En décembre 2007, vu l’afflux d’acteurs purement spéculatif sur les marchés pétroliers, la commission américaine de régulation des marchés des matières premières (CFTC) a ouvert une enquête sur d’éventuelles manipulations sur les marchés à terme pétroliers et en appelle à une plus grande régulation de ces marchés [11]. En effet, si 37% des contrats passés sur le marché à terme new-yorkais en 2000 étaient le fait de spéculateurs, ce chiffre passe à 71% en 2008 [12].
Plus que l’augmentation du nombre d’acteurs spéculatifs sur les marchés à terme, c’est la manipulation de ce type de marché par le stockage de pétrole en mer qui pose question.
Ainsi, en juin 2009, JP Morgan Chase, dont l’activité bancaire est tout de même le métier de base, a affrété le supertanker "Front Queen" pour stocker 2 millions de barils de fioul au large des côtes maltaises [13]. Selon Frontline, société anglaise qui possède la plus grande flotte de supertankers au monde, Phibro, une filiale de Citigroup, est également coutumière de cette pratique.
A l’inverse, la Royal Dutch Shell, BP ou encore Koch Industries spéculent par l’intermédiaire de leur département "trading" sur le marché à terme tout en contrôlant l’approvisionnement pétrolier des principaux pays industrialisés [14].
Il y a là comme un parfum de délit d’initiés ou, au moins, de manipulation du marché.
Le pétrole flotte, son prix s’envole
Comme expliqué schématiquement ci-dessus, sur un marché pétrolier baissier comme à la fin de l’année 2008, les spéculateurs vont parier sur un prix pétrolier à la hausse et permettre ainsi aux opérateurs du marché physique de se couvrir contre le risque prix.
Cependant, si un même acteur s’octroie le rôle, par sa puissance financière, de spéculateur et de stockiste ou de distributeur, il peut participer à créer une rareté fictive sur le marché physique à court terme et donc, gagner des deux côtés. Le marché à terme devient alors un marché spéculatif très… prévisible.
La technique consiste à acheter du pétrole sur le marché physique, ensuite de le stocker en mer tout en spéculant à la hausse sur le marché à terme. A la mi-novembre 2008, alors que le baril est au plus bas, 112 pétroliers sont immobilisés en mer dans le Golfe du Mexique et au large des côtes maltaises avec interdiction de livrer leur cargaison [15] aux États-Unis et en Europe. Or, les plus grands supertankers peuvent contenir jusqu’à 2 millions de barils de pétrole. Selon une estimation de la Deutsche Bank, il y avait à cette période plus de 100 millions de barils [16] qui flottaient sur l’eau dans l’attente d’une hypothétique livraison… Il s’agit là de l’équivalent de cinq jours de consommation de l’Europe des 27 !
En créant une rareté "fictive" même limitée sur le marché physique, les acteurs du marché à terme se protègent du risque lié à leur activité spéculative. En effet, si le stockage du pétrole en mer ne peut être tenu pour responsable d’un choc pétrolier tel que nous avons connu en juillet 2008, cette manipulation du marché pétrolier permet néanmoins à quelques acteurs de pousser les cours à la hausse pour toujours parier sur le bon cheval !
Outre celle de faire mentir les manuels vantant l’autorégulation des marchés et le juste prix ou de garnir les portefeuilles des compagnies pétrolières et autres banques d’affaires, cette technique du stockage en mer, moins coûteuse et plus flexible que dans des installations terrestres, permet aux multinationales, peu importe leur secteur d’activité, de réintégrer en patrie l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement du pétrole.
Golden Boys du Nord contre Etats souverains au Sud
L’OPEP fut créée le 14 septembre 1960 lors de la conférence de Bagdad, tout d’abord pour endiguer la chute des cours (Fig.2.) et plus tard, pour stabiliser les prix à long terme en gérant l’offre de pétrole et par là, éviter les chocs, mais surtout les contre-chocs pétroliers, qui se révélèrent dans les années 80, extrêmement déstructurant pour l’économie de certains pays dépendants totalement de la rente pétrolière [17].
Aujourd’hui, en stockant le pétrole sur des navires en mer, les firmes multinationales occidentales, pour celles citées par la presse, ont à nouveau une influence sur l’offre de pétrole à court terme et peuvent donc influer sur les cours de l’or noir. Si la centaine de millions de barils stockés en mer est livrée à terre sur une courte période, nul doute qu’elle aura un effet à la baisse sur les prix pétroliers et donc, sur la rente des États producteurs.
Cette technique permet donc aux acteurs privés de récupérer partiellement le contrôle de l’offre de pétrole au détriment des pays producteurs et de leur politique souveraine de gestion de leur réserve pétrolière.