La diminution de la durée du travail constitue une revendication récurrente du mouvement ouvrier depuis le 19e siècle. "Au début de l’industrialisation, les journées de travail allant de 14 à 16 heures n’étaient pas rares." [1] Cette durée a été progressivement réduite jusqu’à dix heures par jour. "La journée de dix heures était assez largement répandue en Europe au début de la première guerre mondiale. Au cours de la guerre et à l’issue de celle-ci, la pression exercée par les organisations de travailleurs a accéléré le mouvement vers l’adoption de la journée de huit heures." [2]
La revendication d’une diminution substantielle du temps de travail continue a être défendue chez nous par la FGTB et la CSC. Cette réduction ambitieuse du temps de travail (32 heures hebdomadaires) procède clairement de l’objectif d’augmenter l’emploi. Comme le déclarait Daniel Richard du Centre d’éducation populaire André Genot/FGTB wallonne : "Chez nous, on en est très rapidement arrivé à l’idée qu’il fallait parler de 32 heures. Pour échapper au piège des gains de productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
qui tuent l’embauche compensatoire, il est nécessaire de réduire de manière significative la durée du travail." [3]
Problème pour les syndicats, le système économique est aujourd’hui plus enclin à allonger les temps de travail individuel qu’à réduire collectivement la durée du travail. Pour preuve, le plaidoyer du patronat allemand en faveur d’une augmentation du temps de travail [4] à salaire égal, ce qui a pour effet mécanique de faire chuter le salaire horaire et d’augmenter la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
. On ne s’étonnera guère, dans un tel contexte, que l’OIT
OIT
Organisation internationale du Travail : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
s’insurge du fait qu’"un travailleur sur cinq dans le monde – soit plus de 600 millions de personnes – continue à travailler plus de 48 heures par semaine, gagnant souvent à peine de quoi joindre les deux bouts" [5].
Rien de neuf sous le soleil ? Les pays pauvres sont, en effet, parmi ceux qui comptent les productivités du travail les plus basses. Rien d’étonnant donc à ce que les journées de travail y soient plus longues. Ceci dit, effet, parmi les pays visés par la dernière enquête de l’OIT [6], on ne retrouve pas exclusivement des nations à faible productivité. Ainsi, peut-on apprendre qu’en République de Corée, 49,5 % des travailleurs prestent plus de 48 heures par semaine. Et avec un PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
par habitant équivalent à celui de la Grèce ou du Portugal, on hésitera à qualifier la Corée du Sud de pays sous-développé. On pressent d’ailleurs une certaine causalité entre néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
et surexploitation du travail quand on regarde quels sont parmi les pays dits développés, ceux qui sont les plus avancés sur la voie de la régression sociale. La palme en cette matière revient, sans nul doute, au Royaume-Uni. 25,7 % des travailleurs y travailleraient plus de 48 heures par semaine [7].
L’intérêt du système économique à augmenter l’intensité du travail [8] ne se manifeste pas exclusivement par l’allongement de la durée du travail. On peut aussi faire la chasse aux temps morts. Ce que Nicolas Gougnard de la CSC-CNE illustre : "dans les entreprises d’aujourd’hui, il y a une chasse au temps caché de plus en plus perceptible. On veut faire correspondre de plus en plus temps travaillé et temps presté, faire correspondre au maximum le temps de travail et le temps de production" [9].
Au prix d’une souffrance au travail de plus en plus criante, il apparaît "qu’en Belgique, sur un échantillon de 175.000 personnes employées dans le secteur privé, près de 30% (50.000 personnes) sont en incapacité de travail suite à des problèmes d’ordre psychologique. C’est la catégorie la plus importante, devant les troubles de l’appareil moteur, comportant 44.000 personnes. Pour l’ensemble des secteurs d’activité, il semblerait qu’"environ 10% des travailleurs connaissent des difficultés majeures. Ils éprouvent des problèmes aigus liés au stress au travail et tombent régulièrement en dépression
Dépression
Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
parce qu’ils ne s’en sortent plus et qu’ils ne peuvent plus répondre aux exigences du travail et a fortiori de la vie. Quelque 30% des travailleurs sont fragiles mais s’en sortent encore. En l’absence de mesures de prévention, le danger existe qu’ils rejoignent tôt ou tard la classe de risque grave." [10]
Autre façon de tirer le meilleur de ses salariés, augmenter le recours aux heures supplémentaires. Ou comment travailler plus pour, dit-on, gagner plus. La réponse syndicale, sur ce point, est des plus explicites. "Permettre de travailler des heures supplémentaires, et donc les payer, c’est, dans les faits, un allongement de la durée du travail." [11]
Salariés non admis
Cette pression sur le travail n’est pas tombée du ciel. Elle procède d’un remaniement profond des stratégies d’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
contemporain. Remaniement dont témoigne l’évolution de la productivité des facteurs de production [12].
Entre 1949 et 1974, les gains de productivité du facteur "capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
" (exprimés en taux de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
annuels moyens) ont été positifs, à raison de 0,2% en moyenne annuelle. Par contre, de 1974 jusqu’à l’an 2000, ils ont été négatifs (se situant aux alentours de -1,5%). Par contre, au cours du XXe siècle, les gains de productivité du facteur travail ont été constants. Jusque 1975, les gains de productivité annuels moyens étaient de 5,2 %. Depuis cette époque, ces gains se sont ralentis en présentant une moyenne de 2,6% depuis le milieu des années 70.
Au cours du XXe siècle, les gains de productivité du facteur capital Capital ont été, sans exception, plus faibles que ceux du travail. Constat qui permet d’affirmer sans prendre trop de risques que la formation du profit s’origine, pour l’essentiel, dans le facteur travail. Pour preuve, il peut y avoir formation de profits sans gains de productivité du capital. La formation du profit dépend plus que jamais, dans ces conditions, de l’intensité de l’exploitation du travail.
A la clé, une dégradation des conditions de travail, intensification oblige. Mais aussi une baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
. Signe que les salariés ne sont plus rémunérés à hauteur de leur participation à la production. Pour se faire une idée de ce que représente un capitalisme salariés non admis, autant consulter les données OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
. Elles sont limpides. Au début des années 80, la part des salaires dans le PIB (qui est l’addition de la valeur ajoutée de toutes les entreprises situées sur le territoire d’un même pays) est passée d’un peu plus de 70% à la fin des années 70 à 60% au début des années 2000, soit une chute de 15% en 20 ans [13].
Tout le monde ne s’en porte pas nécessairement plus mal. Le rétablissement des taux de profit
Taux de profit
Rapport entre le bénéfice et le capital investi ; il y a différentes manières de le calculer (bénéfice net par rapport aux fonds propres de l’entreprise ; bénéfice d’exploitation sur les actifs fixes ; et les marxistes estiment le rapport entre la plus-value créée et le capital investi).
(en anglais : profit rate).
, par exemple, a été au rendez-vous. En effet, une périodisation entre 1976 et 1995 permet d’envisager trois époques différentes du point de vue du taux de profit et du taux de croissance [14]. De 1976 à 1979, la croissance est moyenne (aux alentours de 3%) et le taux de profit est faible (estimé à +/- 12%). Par contraste, à partir des années 90, on observe une croissance médiocre de la production (2,5%) alors que le taux de profit se situe aux alentours de 15%.
Une croissance de la production en berne et des profits à la hausse, c’est typiquement le cas de figure d’une économie où on investit peu, avec à la clé de fortes pressions sur le monde du travail pour dégager la plus-value. En Europe, le taux d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
a beaucoup baissé passant de 22,5% du PIB en 1965 à un peu plus de 17,5% en 1997. Le taux de marge (les profits) ont, durant le même temps, connu un chemin de vigoureuse croissance en passant de 25 à 32,5% du PIB [15].
Cette stimulation des bénéfices, sans investissement concomitant dans la sphère réelle de l’économie, ne fait, en réalité, qu’amplifier la propension du capitalisme à produire du capital excédentaire et à "gonfler d’immenses bulles financières accompagnée d’une hausse des profits par baisse absolue des salaires (…) et par utilisation plus intensive des moyens de production existants (ils sont souvent utilisés à moins de 75% de leur capacité, autre signe de la suraccumulation de capital) et bien sûr, par l’élimination des moins productifs (donc augmentation de la productivité moyenne), toujours forte dans les crises." [16] Le serpent se mord donc la queue.
En sortir
Et cela prend d’ailleurs des allures de plus en plus alarmantes. "Ce qui s’est passé, comme si souvent lors de booms du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
libre, c’est que, les salaires étant à la traîne, les profits ont crû de manière disproportionnée et les gens prospères ont reçu une plus large part du gâteau national. Comme la demande collective n’est pas en mesure de suivre les gains rapides de productivité (...), surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
et spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
en seront le résultat. Ceci, à son tour, déclenchera le krach
Krach
Effondrement subi d’une ou plusieurs places boursières à la suite d’une bulle financière. Il suscite souvent, chez les investisseurs, des conduites de panique qui amplifient cette situation de crise sur l’ensemble des marchés internationaux. L’exemple type du krach est celui qui affligea la bourse de Wall Street en 1929.
(En anglais : stock market crash)
." [17] Cette citation est extraite de l’œuvre de l’historien britannique et marxiste Eric Hobsbawm. Il évoquait les causes du Krach de 1929. Surproduction, salaires comprimés, montée des inégalités et libre-échange à tout va, on croirait revivre le passé.
A contrario, réduire le temps de travail, c’est endiguer la suraccumulation des capitaux. Car en faisant augmenter le salaire horaire (ce à quoi correspondent moins d’heures prestées sans perte de salaire) et en stimulant la création de postes de travail (c’est là tout l’intérêt de défendre bec et ongles le mot d’ordre de l’embauche compensatoire), la réduction du temps de travail permet, en effet, d’accroître la part des salaires dans le PIB et stimule donc la redistribution des richesses. Une toute autre logique en somme.
Pour citer cet article :
Xavier Dupret, "Vertus macroéconomiques de la réduction du temps de travail", Gresea, décembre 2007 – réactualisé février 2008. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1657