La pandémie de coronavirus s’est accompagnée d’une restriction sans précédent des libertés individuelles et collectives en temps de paix. Justifiée par l’urgence et la gravité de la situation sanitaire, elle révèle néanmoins des problèmes plus profonds dans notre rapport à l’État, à la démocratie et à l’autonomie.
Photo : Jamain_16/05/2020_Frontière franco-belge_CC BY-SA 4.0_Wikicommons
Le 14 mars, après avoir longtemps minimisé la gravité de la situation, le gouvernement belge se résout à imposer, à son tour, un confinement généralisé de la population pour tenter d’endiguer l’épidémie de coronavirus [1]. Fermeture des écoles, des commerces et des restaurants. Télétravail obligatoire pour les entreprises, sauf celles qui ne peuvent faire autrement et qui relèvent d’un secteur essentiel. Interdiction aux citoyens de sortir de chez eux pour des raisons non essentielles et interdiction de se réunir avec des amis ou en familles s’ils ne vivent pas déjà sous le même toit. Les mesures annoncées constituent une atteinte sans précédent (en temps de paix) à certaines libertés individuelles et collectives parmi les plus fondamentales. Au plus fort de la crise, Sophie Wilmès ira même jusqu’à affirmer que « tout ce qui n’est pas autorisé n’est pas permis », renversant au passage une règle fondamentale de toute démocratie : « tout ce qui n’est pas interdit est autorisé » [2].
Impréparation, naturalisation statistique…
Un peu partout en Europe, le malaise qu’inspire cette situation est aggravé par le fait qu’elle découle largement du manque de préparation et de prévoyance des gouvernements. Comme le soulignent alors de nombreux observateurs, le confinement généralisé est en effet une mesure « médiévale » que l’OMS ne recommande d’ailleurs qu’en dernier recours, lorsque toutes les autres options ont été épuisées [3]. Des pays comme Taïwan, par exemple, ont pu endiguer la maladie sans avoir recours à des mesures aussi extrêmes, grâce à des actions rapides et efficaces dès les premiers signes de la maladie [4]. À l’inverse, la Belgique, comme de nombreux autres pays européens (et du monde), a dû appliquer un confinement d’autant plus strict qu’elle avait largement failli sur tous les autres plans.
Source : https://twitter.com/SanteBelgique/tatus/1242077472595861505
En outre, si le but premier de la manœuvre était « d’aplatir la courbe » pour éviter de saturer les services hospitaliers, d’aucuns auront fait remarquer que la fameuse « droite » en dessous de laquelle il fallait passer n’était pas une donnée tombée du ciel : « Exhibé de Washington à Paris, en passant par Séoul, Rome ou Dublin, le graphique pointe l’urgence : étaler dans le temps le rythme des contaminations pour éviter la saturation des services de santé. Attirant le regard sur les deux ondulations, les journalistes éludent un élément important : cette droite, discrète, au milieu du graphique, qui représente le nombre de lits disponibles pour accueillir les cas graves. Présenté comme une donnée tombée du ciel, ce « seuil critique » découle de choix politiques. S’il faut « aplatir la courbe », c’est que depuis des dizaines d’années les politiques d’austérité ont abaissé la toise en dépouillant les services de santé de leurs capacités d’accueil. ». [5]
...Et gouvernement minoritaire
En ce qui concerne la Belgique, à tous ces éléments s’ajoute le fait que le gouvernement qui décide de ces mesures historiques est un gouvernement minoritaire en affaires courantes, dont les partis qui le composent ont tous perdu les élections qui ont eu lieu quelques mois plus tôt. Devant la nécessité d’agir et compte tenu de l’impasse dans laquelle se trouvent alors les négociations pour former un nouvel exécutif, ce gouvernement minoritaire et en affaires courantes se voit même confier les « pouvoirs spéciaux » pour une période de trois mois renouvelable « dans le cadre de la lutte contre le coronavirus et ses effets économiques et sociaux ». Ce faisant, il a la possibilité d’adopter des « arrêtés royaux de pouvoirs spéciaux » ayant force de loi, mais sans devoir passer par le Parlement, le contrôle de celui-ci ne pouvant se faire qu’a posteriori. Cette technique juridique « exceptionnelle » a déjà été souvent utilisée en Belgique, notamment en temps de guerre ou d’épidémie, mais c’est la première fois qu’elle concerne un gouvernement en affaires courantes [6].
Et pourtant…
Et pourtant, malgré tous ces éléments, le confinement a été très largement accepté et respecté par la population. Ou du moins, il n’a pas fait l’objet de mises en cause collectives significatives. Certes, on objectera que ces mises en cause étaient précisément rendues difficiles, voire impossibles, par le confinement lui-même et surtout par la peur et la sidération qui l’ont accompagné. Beaucoup ont d’ailleurs souligné les parallèles existant entre cette situation et celles qui ont suivi les récentes vagues d’attentats terroristes avec leur cortège de mesures liberticides adoptées d’autant plus facilement qu’elles l’étaient au nom d’un impératif de sécurité difficile à contester et dans un contexte de profond traumatisme collectif.
Mais il faut également reconnaître qu’il existait un consensus relativement large sur la nécessité pour l’État de prendre ses responsabilités et d’imposer, y compris par la force, les mesures qui s’imposaient ». On fera les comptes après » est ainsi devenu un mot d’ordre de plus en plus largement répandu. Ou pour le dire autrement, il valait mieux une réponse, même tardive et critiquable, que pas de réponse du tout.
Difficile de critiquer cette position, surtout quand on voit le désastre dans lequel s’enfoncent les pays (Brésil, États-Unis…) dont les dirigeants ont précisément refusé d’appliquer des mesures un tant soit peu cohérentes. Cela étant, il est faux de croire que l’alternative principale se situait entre le fait d’avoir une réponse ou pas de réponse. Le véritable enjeu se situait évidemment dans le type de réponse adoptée. Sur ce point, il a d’ailleurs été rapidement constaté que tous les pays ayant décidé d’agir ne l’ont pas tous fait de la même manière, loin de là. Un aspect crucial n’a toutefois pratiquement jamais été discuté : l’implication des citoyens dans les décisions prises . Tout au plus a-t-on discuté de l’acceptabilité des mesures et des façons de la maximiser (par exemple en privilégiant la pédagogie et la transparence aux sanctions et à l’autoritarisme). Mais il a toujours semblé acquis qu’une situation de crise comme celle-là excluait presque par définition le respect des critères et des procédures démocratiques même les plus minimales. Après tout, il fallait agir vite ; or la démocratie c’est le temps long des délibérations. Et il s’agissait de lutter contre une épidémie. Or, la grande majorité de la population n’a de toute façon aucune idée de la façon de s’y prendre.
Les risques du « gouvernement d’exception »
Nous souhaiterions pourtant plaider ici pour l’idée inverse, à savoir que ce sont précisément ce type de situations qui appellent plus que jamais au respect d’une démocratie comprise dans son sens le plus radical, c’est-à-dire comme principe d’autogouvernement.
D’abord, en raison de leur caractère inédit et incertain. Cela a été dit et répété, y compris par la quasi-totalité des « experts » : on savait encore très peu de choses sur cette maladie lorsque les premières mesures de confinement ont été décidées et les zones d’ombre restent encore nombreuses au moment d’écrire ces lignes. Si on ajoute à ceci le fait que la gestion de n’importe quelle épidémie est une affaire extrêmement complexe qui fait intervenir des considérations non seulement sanitaires et épidémiologiques, mais aussi socio-économiques, politiques ou encore psychologiques, on voit bien que personne ne peut prétendre détenir « la » vérité sur la meilleure façon de s’y prendre. Certains sont évidemment plus compétents que d’autres pour donner leur avis, mais même avec les meilleures connaissances du monde (et, nous l’avons dit, elles sont particulièrement limitées dans le cas présent), on finit toujours par buter, en bout de ligne, sur une part d’arbitraire liée à des opinions, à des valeurs ou encore à des intérêts qui peuvent varier d’une personne à l’autre. Dans ces conditions, il est donc crucial d’éviter de concentrer les décisions dans un nombre trop restreint de mains, ou de profils sociologiques, sous peine de faire jouer à plein des biais qui peuvent avoir des conséquences désastreuses pour des pans entiers de la population. Soit l’exact opposé de ce qui a été décidé en Belgique (et ailleurs) où les décisions les plus déterminantes ont été confiées à des task forces (voir encadré 1) à la représentativité discutable, avec pour résultat des biais systématiques en faveur de certains secteurs ou de certaines classes sociales, tandis que d’autres étaient oubliés, ignorés ou carrément sacrifiés [7].
Ensuite, on sait que les crises sont précisément des moments propices à l’abandon de certaines vigilances démocratiques parmi les plus élémentaires. Et on sait également que trop souvent, les dirigeants en profitent pour faire adopter des mesures impopulaires ou encore pour imposer des reculs démocratiques dont l’histoire nous montre à quel point ils ont ensuite tendance à se pérenniser [8]. Ici encore, les parallèles récents avec la « lutte contre le terrorisme » devraient d’ailleurs nous servir d’avertissement.
C’est pourquoi il est justement crucial, dans ces moments en particulier, d’être plus intransigeant que jamais sur le respect et la défense des principes démocratiques fondamentaux, au risque d’autoriser des brèches qu’il est particulièrement difficile de combler par la suite. De ce point de vue, le recours aux pouvoirs spéciaux et surtout la facilité avec laquelle la quasi-totalité des partis les ont approuvés constitue un précédent spécifiquement inquiétant. De la même manière, on regrettera tout particulièrement le rôle des médias qui ont largement choisi la surenchère sensationnaliste et l’union sacrée derrière le gouvernement alors même que la situation exigeait justement des contre-pouvoirs forts fournissant des clés de lecture à la fois critique et plurielle.
Encadré 1. Le gouvernement par la task force La task force est l’un des derniers emprunts opérés par les théories et pratiques managériales aux notions militaires pour les appliquer à la gestion des entreprises privées et, de plus en plus, à l’État. Selon Wikipédia, la task force (ou force opérationnelle en français), désigne « une forme d’organisation temporaire créée pour exécuter une tâche ou activité donnée (…) initialement créée dans la marine de guerre des États-Unis (…) ». La lutte contre le terrorisme d’abord, la lutte contre le coronavirus ensuite, se sont révélées particulièrement propices à la multiplication, en Belgique et ailleurs, de cette modalité particulière d’exercice du pouvoir. En effet, pour pouvoir aller vite et concentrer des moyens et des savoirs sur des objectifs précis, d’innombrables task forces ont été créées, au point où plus grand monde ne paraissait en mesure d’en avoir une vision d’ensemble [9]. Ce faisant, elles ont parfois conduit à contourner des procédures et des instances déjà existantes en posant dès lors un problème de légitimité et de contrôle démocratique. Mais surtout, elles ont contribué à dépolitiser des enjeux et des décisions cruciales en les présentant comme le fruit de considérations purement « techniques ». Dans la question « controversée » qu’il a adressée en conférence de presse à la Première ministre Sophie Wilmès le 15 avril 2020 [10], le journaliste de Kairos, Alexandre Penasse, a ainsi souligné les nombreux liens entretenus entre des membres de premiers plans des différentes task forces et autres « groupes d’experts » en charge des différents aspects de la lutte contre le coronavirus, et l’industrie pharmaceutique, de la finance ou encore de l’assurance [11]. La question qu’il en tirait : « Quelle légitimité démocratique y a-t-il à prendre ces décisions quand la plupart des membres qui décident et qui réfléchissent font partie des multinationales et de la finance ? » n’a toujours pas reçu de réponse… |
Quelle place pour l’autonomie ?
Reste toutefois la question fondamentale : peut-on vraiment (et jusqu’où) se permettre une gestion démocratique horizontale face à des situations d’urgence comme celle que nous venons de vivre ? Nous l’avons dit, la réponse la plus communément admise consiste à dire non pour deux raisons : les « pertes de temps » qu’imposent par définition les délibérations démocratiques ; et l’incompétence, voire l’irresponsabilité d’une majorité de la population sur des enjeux aussi sérieux et techniques. La situation serait même encore pire dans nos sociétés individualistes où les citoyens sont trop habitués à jouir de leurs droits sans assumer leurs devoirs, et les dirigeants trop soucieux de leur popularité pour imposer des décisions impopulaires. À l’inverse, par excès de culturalisme, le sens civique, la discipline et l’obéissance des cultures asiatiques ont été rapidement loués comme un atout clé dans la lutte contre l’épidémie, tout comme l’existence d’États « forts » en mesure d’adopter rapidement des politiques rigoureuses sans crainte pour leur popularité ni pour le respect de certains droits.
On retrouve ainsi une vieille antienne sur l’efficacité supposée des dictatures comparée à la décadence inévitable des démocraties. Cette opposition ne résiste toutefois pas à l’analyse. D’abord, parce qu’il n’y a pas de corrélation entre la rapidité et l’efficacité des réponses adoptées face à la pandémie et le degré de démocratie. La Chine, par exemple, a certes adopté des mesures drastiques, mais après avoir nié le problème pendant de longues semaines. À l’inverse, des démocraties libérales, comme la Nouvelle-Zélande, ont pu agir vite, et même parmi celles qui ont tardé, ce ne sont pas nécessairement celles qui se sont montrées les plus coercitives qui ont obtenu les meilleurs résultats. La France, par exemple, s’est distinguée par un confinement particulièrement contraignant avec notamment l’obligation faite aux citoyens de se munir d’une attestation pour pouvoir effectuer les rares déplacements encore permis, y compris les plus routiniers comme faire ses courses ou aller promener son chien, sans que cela amène nécessairement de meilleurs résultats que dans des pays plus « permissifs » comme l’Allemagne ou les Pays-Bas.
Ensuite, parce qu’il est faux (et dangereux) d’opposer trop radicalement le savoir des experts et des dirigeants à l’ignorance des masses. La question des masques est particulièrement emblématique de ce point de vue. Alors que la polémique scientifique – et surtout politique – faisait rage quant à l’utilité ou non du port du masque, bon nombre de citoyens avaient déjà commencé à s’en procurer et/ou à en fabriquer en s’appuyant sur une forme de « bon sens » que n’aurait pas renié George Orwell. Dans cette optique, des bénévoles de la librairie Par Chemins, à Bruxelles, ont d’ailleurs rédigé un texte appelant au développement d’une épidémiologie à la fois « critique et politique », mais aussi « démocratique et populaire » (voir encadré 2). Ce faisant, l’idée était de favoriser une épidémiologie qui repose sur (et favorise) l’intelligence individuelle et collective, plutôt que « la contrainte, l’obéissance et la panique ».
Encadré 2. Contre le confinement morbide - Pour une épidémiologie populaire Dans les extraits qui suivent, les auteurs détaillent ce qu’ils entendent par une « épidémiologie critique, politique, démocratique et populaire » qu’ils opposent à la « gouvernementalité épidémiologique » mise en œuvre par la quasi-totalité des États de la planète, et adoubée par l’OMS. « La démarche de l’épidémiologie critique vise moins à démentir ou à infirmer les savoirs médicaux qu’à rappeler les faits suivants : 1. Les savoirs médicaux sont scientifiques, c’est-à-dire par définition plurivoques et polémiques. 2. Les savoirs médicaux sont mis en œuvre par des mesures politiques, cette mise en œuvre dépend de choix économiques selon un rapport coûts/bénéfices. 3. Le système d’organisation des soins est donc une mise en œuvre politique et économique de savoirs médicaux. (…) Une épidémiologie à la mesure de la situation ne peut se contenter d’être critique et politique, elle se doit également d’être démocratique ou populaire : les classes populaires et les marginaux sont les premières personnes atteintes par la gouvernementalité épidémiologique (l’épidémie et les conséquences induites par la gestion sanitaire). (…) À partir de là, nous adoptons un autogouvernement, un souci de soi et des autres : 1. souci corporel : faire confiance à notre corps (et aux corps des autres), renforcer notre immunité simplement (la lumière, l’alimentation, le sommeil, l’exercice physique, la médecine douce). Se couper du flux continu d’informations anxiogènes qui impacte notre psyché, et donc notre système immunitaire. Se soigner pour toutes les formes moins graves de maladie sans passer nécessairement par le médecin et l’hôpital. 2. souci affectif et relationnel : pour les personnes âgées et immunodépressives, un isolement qui risque de durer plusieurs mois, l’essentiel est là. Comment les aider à maintenir leur santé mentale et physique dans cet isolement avec les sentiments d’angoisse (alimentés par l’information) mais aussi de solitude et d’épuisement nerveux ? Ce souci affectif recouvre notamment les conséquences secondaires de l’isolement, il s’étend donc aux amis et amies qui ont besoin de nous à différents niveaux. 3. souci social : une distanciation sociale pour ralentir la diffusion de la contagion et diminuer l’afflux aux urgences (répartir dans le temps la courbe des cas graves), passé le pic de cas graves et un certain seuil de contaminés, la mesure perd de son effectivité. En l’absence de test et de traitement antiviral, l’efficacité du confinement total est très limitée par rapport aux dommages qu’il cause. Le souci social comprend également toutes les dimensions d’appui aux catégories marginalisées en général. À partir de ces trois soucis, l’épidémiologie populaire rejoint les politiques de santé publique basées sur une autonomisation du patient pensé comme acteur de son propre corps, sur la capillarité d’un système de soins de santé pensé à différentes échelles (de l’intime au politique) et sur des techniques conviviales (pour Illich, un outil convivial élargit le rayon d’action personnel, n’engendre pas de hiérarchie, ne dégrade pas l’autonomie personnelle en devenant socialement indispensable).(…) Source : « Contre le confinement morbide. Pour une épidémiologie populaire », La Librairie Par Chemins, [En ligne], mars 2020. |
« Leurs » règles ou « nos » règles ?
Ce qui nous amène à un dernier élément clé : la question de l’obéissance ou, plus précisément, du respect des règles collectives nécessaires pour faire face à des épidémies (et autres situations de crise). En ce qui concerne la lutte contre le coronavirus, on a vite vu émerger l’alternative selon laquelle la coercition étatique serait d’autant plus nécessaire que la population se montrerait « immature », « irresponsable » ou encore « incivique ». D’aucuns ont évidemment fait remarquer que cette culpabilisation et cette insistance sur les responsabilités individuelles étaient surtout un moyen commode de détourner l’attention des faillites structurelles et collectives de l’État et de ses dirigeant ». Ce n’est pas le système sanitaire, définancé et privatisé qui ne fonctionne pas ; ce ne sont pas les décrets insensés qui d’un côté laissent les usines ouvertes (et encouragent même la présence au travail par des primes) et de l’autre réduisent les transports, transformant les unes et les autres en lieux de propagation du virus ; ce sont les citoyens irresponsables qui se comportent mal, en sortant se promener ou courir au parc, qui mettent en péril la résistance d’un système efficace par lui-même » ironisait par exemple Marco Bersani, membre d’Attac Italie, dans un texte publié en mars [12]. En Belgique, Maggie De Block osait affirmer sans ironie le 30 mars que « Les jeunes aux soins intensifs actuellement sont ceux qui se moquaient des mesures qu’on a adoptées » alors qu’elle-même se moquait encore à peine un mois plus tôt des médecins qui essayaient de sonner l’alerte sur la pandémie en les traitant de « drama queen »…
Mais plus fondamentalement, ces discours infantilisants révèlent également une vieille conception hobbesienne [13] du pouvoir d’État comme garant extérieur de la paix sociale et de l’intérêt général face à la « lutte de tous contre tous ». Une conception que l’on retrouve aussi bien à droite qu’à gauche de l’échiquier politique. Dans cette optique, sans un Léviathan suffisamment ferme pour faire respecter des règles communes, la poursuite égoïste de leurs intérêts individuels par les individus menacerait toujours la cohésion sociale. Or, cette conception tend plus à produire la réalité qui la fonde, que l’inverse. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce que les gens sont naturellement irresponsables ou individualistes que s’impose une autorité étatique en surplomb. C’est parce qu’il existe une autorité étatique en surplomb que les gens tendent à se déresponsabiliser et à adopter des comportements plus individualistes. C’est toute l’opposition entre hétéronomie (littéralement « autre loi », c’est-à-dire une loi imposée de l’extérieur) et autonomie (loi de et pour soi) que Cornélius Castoriadis notamment a longuement analysée (voir encadré 3).
Le respect d’une règle s’obtient ainsi soit par la peur de la sanction, soit par une adhésion qui sera d’autant plus forte qu’on aura pu participer à l’élaboration de cette règle et dès lors la considérer aussi comme « notre » règle. Plus que de l’incivisme ou de l’irresponsabilité, ce que le non-respect de certaines règles du confinement a donc surtout mis en lumière, c’est le fossé entre le pouvoir d’État et une partie importante de la population. Et la nécessité pour celle-ci de se réapproprier radicalement celui-là. Notamment parce que l’épisode que nous venons de vivre ne constitue probablement qu’un « avant-goût du choc climatique » [14]…
Encadré 3. Autonomie contre hétéronomie chez Cornélius Castoriadis : l’exemple de la délation Dans un entretien réalisé en 1989, le philosophe revient sur la différence entre la conception moderne du pouvoir d’État séparé et celle des Grecs antiques, à travers l’exemple de la délation : « [Actuellement] Nous avons une conception de la délation : dénoncer quelqu’un, c’est quelque chose qui ne se fait pas. Déjà, ça commence à l’école : « Tu es un donneur. », etc. Actuellement, je ne sais pas quelle est la mentalité. Je pense que même un meurtrier, on ne le dénonce pas. Il y a un passage de Platon… (…) Il veut réglementer d’une certaine façon la délation et les philologues et philosophes modernes sont ahuris devant ce phénomène et les plus indulgents parmi eux disent : évidemment, comme à Athènes il n’y avait pas de tribunaux professionnels, il n’y avait pas de procureur, (…) les policiers de la ville étaient des esclaves sous les ordres d’un magistrat qui, lui, était un citoyen, évidemment les Athéniens étaient obligés de recourir au fait que chaque citoyen pouvait dénoncer quelqu’un d’autre. Mais si on réfléchit, on peut voir toute la différence de la conception : ou bien les lois sont mes lois. Je les ai votées, même si j’étais minoritaire contre cette loi, mais j’accepte la règle démocratique. C’est-à-dire une loi qui a été votée, c’est notre loi. À la limite, si je n’en veux pas, je peux quitter la ville, sans demander l’autorisation de personne. Si les lois sont mes lois et si quelqu’un d’autre les transgresse, ça appartient aussi à moi, et pas à un corps professionnel spécialisé, de faire observer la loi. D’où le fait que tout citoyen athénien peut accuser n’importe qui d’autre d’avoir commis tel ou tel délit. Ceci qu’il s’agisse du droit criminel habituel, ou qu’il s’agisse, ce qui est le plus important d’ailleurs, de la sphère politique. Chez nous, qu’est-ce qui se passe ? Nous avons encore la conception que la loi, ce n’est pas nous. Que la loi, c’est la loi du roi. En Angleterre, le procureur s’appelle toujours « l’avocat de la couronne ». Donc, c’est leur loi. Nous sommes toujours les serfs qui essayons de nous tirer de la réglementation imposée par le seigneur, par le roi, donc nous ne nous dénonçons pas entre nous, parce que, de toute façon, la loi, c’est la loi des autres. Moi, je ne plaide pas pour ou contre la délation, mais je veux montrer par là la différence entre deux conceptions de notre rapport à la loi, à l’application de la loi, à la transgression. » [15] |
Article paru dans le Gresea Échos 103 "La démocratie sous le masque : chroniques d’un confinement", septembre 2020.
Pour citer cet article : Cédric Leterme « Un contournement, la démocratie : le gouvernement par la task force », otcobre 2020, disponible à l’adresse : https://gresea.be/Un-contournement-la-democratie