"Si la tendance se poursuit, nous craignons le pire à terme", jugeait Serge Seret du syndicat socialiste belge Setca dans les colonnes du journal L’Écho, ce 18 novembre 2015 : "Philips est engagé dans un scenario de restructuration qui ne se terminera pas de sitôt." Et pour cause, à Turnhout, la division éclairage de Philips venait d’annoncer la suppression de 159 emplois sur un site où, en sept ans, l’effectif est passé de 2.200 à un millier de salariés aujourd’hui. L’éclairage ? Plus la "stratégie" de Philips. Le délestage est prévu à court terme. Sa lucrative division santé, par contre : florissante. Philips vient d’emporter un contrat de 300 millions de dollars dans ce secteur au Canada et, poursuit l’agence Reuters, au 3e trimestre 2015, Philips affichait un joli résultat grâce au "carnet de commandes de produits de santé aux États-Unis" mais aussi grâce à sa politique de "réduction des coûts" : Turnhout, par exemple… Le portrait en pied de Philips ? Le voici.

Les frérots Philips (Gerard et Anton) se retourneraient sans doute dans leur tombe s’ils venaient à voir ce que leur petite entreprise de fabrication d’ampoules électriques, établie en 1891 à Eindhoven (Pays-Bas), est devenue aujourd’hui : un combinat transnational multimillionnaire dont la gamme de produits va de l’imagerie médicale à la brosse à dents en passant par… la bonne vieille ampoule, mais revue et corrigée high tech’, normes "climatiques" obligent. On en dira de même sans doute des + de 40 ans qui, avec un brin de nostalgie, gardent en mémoire l’écusson Philips ornant le vieux poste de radio et bien souvent le téléviseur : en 2011 Philips enterre définitivement sa ligne de production de téléviseurs (cédée au taïwanais TPV Technology), dont il était, pour mémoire, le dernier fabricant en Europe. À ce titre, Philips n’a joué qu’un petit rôle de figuration et d’appoint dans la désindustrialisation du continent, il n’y avait qu’à suivre le mouvement.

Philips 2015 n’est pas Philips 1891. En 2015, observe la presse financière [1], Philips sort d’une année "misérable", avec un revenu net 2014 en chute libre (-66%), des déboires aux États-Unis (fermeture de l’usine de scanners médicaux à Cleveland sur fond d’un litige en violation de brevets) et, pour tenter de rattraper la "sauce", un énième "plan stratégique" consistant, cette fois, à scinder la société en deux entités distinctes, l’une pour la branche "produits de santé" et, l’autre, pour l’éclairage, sans doute assorti d’apports de capitaux frais par introduction en Bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
. Les "marchés" (analystes bancaires et boursicoteurs) ont accueilli la nouvelle avec un scepticisme bienveillant.

En chiffres, Philips se présente ainsi en 2013 [2] :

CA (Mia€) % Sites prod. % Sites RD % Emploi %
Asie-Pacif. 7,4 31,9 25 22,5 13 22,0 40.438 35,3
Emea 7,4 31,8 40 36,0 21 35,6 41.829 36,5
AmérLat 1,4 6,2 6 5,4 3 5,1 3.189 2,8
AmérNord 7,0 30,2 40 36,0 22 37,3 29.233 25,5
Total 23,3 100 111 100,0 59 100,0 114.689 100,0

Emea ? S’y habituer signifie : Europe, Moyen-Orient et Afrique (un des moyens, dans les rapports annuels, de noyer le poisson, rendre les choses opaques…).

Philips est d’évidence une grosse boîte. Plus de 100.000 travailleurs et une présence sur presque tous les fronts, un gros tiers des activités demeurant dans la sphère européenne d’origine. Le passage de l’ampoule au médical (éminemment lucratif, car largement financé sur fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
publics) témoigne d’un esprit de méthode : ce qui paraît d’un bon rendement, on achète, clé sur porte. Fin 2014, ainsi, rapporte le Financial Times déjà cité, Philips annonçait le rachat, pour 800 millions de dollars (quelque 700 millions €), du groupe étatsunien Volcano, qui produit des appareils permettant aux médecins de voir à l’intérieur des veines des patients.

C’est ainsi que Philips s’est développé, non tant sur ses propres forces, mais sur celles des autres. Coup d’envoi en 2007 avec l’achat de l’entreprise américaine Health Watch, spécialisée dans le matériel de surveillance médicale. C’est, pour reprendre le terme évocateur, de l’économie casino. Un rapide tour des quelque 200 dépêches que le site des métallos 6com a publié au sujet de Philips entre 2001 et 2014 l’indique bien. Ce qui paraît coûteux, Philips délocalise : en 2002, les aspirateurs et percolateurs vers la Pologne ou l’Ukraine ; en 2003, les semi-conducteurs vers Taiwan, et le développement de logiciels en Inde, de même que des services financiers et administratifs, vers la Pologne ; en 2005 et 2012, une bonne part des ampoules néerlandaises, encore vers la Pologne.

En 2003, la déclaration avait fait du bruit. En plein mois d’août, la direction de Philips annonçait son intention de fermer ou de vendre un tiers de ses usines, 50 sur 150 (voir le tableau plus haut : c’est quasi mission accomplie), aveu embarrassant dont la direction s’est sortie par un démenti – en ajoutant toutefois que "les usines du groupe devront faire la preuve, une par une, de leur rentabilité" [3]. C’est la nouvelle philosophie managériale des "centres de coûts" : les profits sont consolidés et les usines ne font plus figure que de boulets où se concentrent les "coûts".

Tantôt délocaliser, tantôt "externaliser", tantôt opter pour la fermeture-vente : le parcours récent de Philips s’inscrit de manière emblématique dans une dynamique de restructuration permanente. Des actifs "immobilisés" comme des travailleurs. En Belgique, ces derniers se chiffraient à quelque 4.400 en 2006, ils ne sont plus qu’environ 2.400 en 2013. La division téléviseurs de Bruges ? Vendue en 2002 à Jabil Circuit (TP Vision, ensuite). La division ampoules de Turnhout ? 2.500 salariés en 2005, moins de 1.000 en 2015. Les centres de distribution ? En 2010, Philips décide d’externaliser. Le site spécialisé dans le stockage optique de données à Hasselt ? Quelque 1.400 mises à pied entre 2001 et 2004, moins de 300 travailleurs restant en poste. À l’international, un même mouvement. En 2003, le PDG de Philips, Gerard Kleisterlee, pouvait se vanter d’avoir supprimé 35.000 emplois (15% du total), ajoutant que "toute la production finira par être sous-traitée" [4]. En 2011, rebelote : la direction annonce qu’elle va devoir se séparer de 4.500 personnes sur les 120.000 qu’elle emploie de par le monde. En 2012, elle rectifie le tir : ce n’est pas 4.500 mais 6.700 personnes qu’il fallait comprendre.

Conclusion provisoire. Poser une loupe sur Philips pour faire apparaître ce que la société a réellement dans le ventre n’est pas si simple. Le cas belge le démontre avec son montage à la poupée russe : 6 entités dont l’une (Philips Belgium) chapeaute les autres (filiales à 100%) ou s’y associe (cas d’Emgo, Siemens détenant l’autre moitié), la coupole étant elle-même filiale à 100% de la néerlandaise maison mère, la Koninklijke Philips Electronics N.V. En tableau, cela donne :

Actif CA Emploi
PHILIPS BELGIUM 1.332,2 404,7 691
PHILIPS INNOVATIVE APPLICATIONS 517,8 491,6 1.587
PHILIPS INNOVATIVE TECHNOLOGY SOLUTIONS 82,3 19,5 146
PHILIPS CONSUMER PRODUCTS 26,5
PHILIPS PROPERTIES 58,9 4,3
Total 2.017,7 920,1 2.424
EMGO 50% Philips 14,8 41,9 134

Source : Source : http://www.actionnariatwallon.be/ et calculs propres (données en Mio d’€ pour l’année 2011)

Pour fermer tout aussi provisoirement la boucle, il peut être intéressant de savoir, que Philips faisait partie, en 1985 et aux côtés de Total, Fiat, Solvay et Rhône-Poulenc, des multinationales fondatrices du lobby Lobby Groupement créé dans le but de pouvoir influencer des décisions prises habituellement par les pouvoirs publics au profit d’intérêts particuliers et généralement privés. La plupart des lobbies sont mis en place à l’initiative des grandes firmes et des secteurs industriels.
(en anglais : lobby)
patronal AUME (Association pour l’union monétaire européenne, dissoute en 2002), dont son PDG Cor van der Klugt recevra la présidence et, autre signe de son poids, qui n’est donc pas seulement socioéconomique, que la société occupait en 2011, avec un chiffre d’affaires Chiffre d’affaires Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
de quelque 25 milliards d’euros et 119.000 travailleurs, la 82e position dans le classement des 100 plus grandes entreprises européennes. Pour fermer la boucle, il peut être intéressant de noter que, en 1974, Philips figurait au 13e rang des 50 plus grandes entreprises industrielles du monde sur la base de leur chiffre d’affaires [5] (Philips : 8 milliards de dollars) et employait alors quelque 400.000 travailleurs, pas loin de quatre fois plus qu’aujourd’hui… Dit autrement, dans le mouvement global de restructuration géoéconomique induit par le capitalisme Capitalisme Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
des oligopoles généralisés, Philips n’est plus que l’ombre de ses splendeurs passées.

Texte rédigé en avril 2015 et publié, avec toutes les données chiffrées, de 1990 à 2014, sur le site de Mirador : https://gresea.be/secteurs/mixte/article/philips

 


Pour citer cet article :

Erik Rydberg, "Philips, la restructuration permanente", Gresea, avril 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1460


Notes

[1Duncan Robinson, "Philips discovers breaking up is hard to do", Financial Times, 28 janvier 2015.

[2Rapport annuel 2013 et calculs propres.

[3Dépêche 6com du 1er septembre 2003, citant le journal Le Soir.

[4Dépêche 6com du 9 janvier 2013, citant le Financieel Economische Tijd.

[5Jan Bohets, Belgie en de multinationals, Davidsfonds-Leuven, 1975.