Comme suite à la désertion des décideurs, des conglomérats privés envahissent nos espaces publics. Ils se comportent comme en terre conquise, seuls maîtres d’enclaves privatisés, responsables devant personne. Si les peuples veulent sauvegarder leur patrimoine Patrimoine Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
de biens et de services communs, ils devront se réapproprier les espaces publics.

Cette analyse a été publiée dans le n°70 (avril-juin 2012) du Gresea échos consacré à la thématique des "résistances indignées".

Deux pommes, une poire et un peintre font une Nature Morte. A l’ère de la mondialisation, où tout est colossal, une Nature Morte prend facilement le format d’une usine ou d’un hangar. L’artiste indo-britannique, Anish Kapoor, se laisse entraîner dans cet état d’esprit. Pour les Jeux Olympiques de Londres il a dessiné une tour de 114 mètres de hauteur, une sorte de montagne russe vers les cieux. Cette tour a été construite par les ingénieurs et avec l’acier d’ArcelorMittal, entre le stade Olympique et le centre Aquatique. La plus grande sculpture de la Grande Bretagne a donc été baptisée l’ArcelorMittal Orbit.

L’Orbit répond à l’ambition du bourgmestre conservateur de Londres, Boris Johnson. Il a voulu marquer les jeux olympiques d’un exploit qui ferait pâlir Pompidou ou Mitterrand. En 2009, Boris repère un complice au Forum Mondial Économique à Davos. C’est le patron d’ArcelorMittal, Lakshmi Mittal, qui offre l’acier pour l’Orbit. Coût de l’édifice : 19 millions de livres. Qui finance ? Là, ArcelorMittal garde le silence. Bientôt, les sportifs pourront grimper les 455 marches de l’Orbit de Londres et en remercier le partenariat politico-peinturaliste patronal formé par Boris, Anish et Lakshmi.

L’année passée, Anish Kapoor avait déjà épaté avec une œuvre démesurée, au Grand Palais de Paris où le plafond du dôme est haut de 45 mètres. L’artiste avait rempli la Nef d’un igloo géant en PVC qui mesurait 33 mètres de hauteur (sur 100 de longueur et 72 mètres de largeur). L’installation s’appelait Leviathan, pas d’après le serpent de mer qui apparaît dans la Bible mais d’après l’écrivain britannique, Thomas Hobbes. Le livre Leviathan de Hobbes, qui a vécu au 17e siècle, a été écrit pendant la Guerre civile en Grande Bretagne et est sorti en 1651. Le philosophe en concluait qu’il fallait un pouvoir centralisé et autoritaire pour rétablir l’ordre.

Anish Kapoor donne une autre signification à son œuvre : pour lui, le Leviathan représente l’État, "le monstre au corps trop grand" qui ne sait plus se contrôler. L’igloo d’Anish Kapoor au Grand Palais avait quatre chambres. Ceux qui ont foulé le sol de ces énormes boules rouges et mauves, se sont certainement senti petits. C’est voulu, puisque Kapoor a décrit "une certaine condition dans laquelle nous sommes". Cet expo a d’ailleurs accueilli 277.687 visiteurs, soit "une fréquentation moyenne par jour de 6.942 visiteurs", selon les indicateurs objectivement vérifiables des organisateurs, histoire de faire plaisir aux sponsors.

 Image naturaliste de mondialisation

Avec ses Grandes Boules au Grand Palais – je vous conseille les photos - Anish Kapoor a fait une Nature Morte soigneuse et naturaliste de la Mondialisation. Naturaliste ? Parce qu’Anish Kapoor, qui fréquente et travaille pour les grands de ce monde, suit docilement l’ère de son temps lorsqu’il nous fait percevoir l’État comme un monstre maladroit. Prôner que l’État est trop grand ou bien qu’il est un bon à rien est très à la mode. Ce raisonnement sert l’avancée du privé (non-étatique) et des maîtres du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
libre. Il conduit, par ricochet, au recul et au "démantèlement progressif de la puissance publique" [1].

Une conséquence est que le privé s’empare des fonctions et activités de la puissance publique. Ce phénomène est superbement symbolisé par le Leviathan d’Anish Kapoor. L’espace occupé par l’État avant, est maintenant envahi par des Grandes Boules. Ces nouveaux occupants sont les conglomérats privés et les entreprises multinationales. Ils ne s’emparent pas nécessairement de tout l’espace public, ils s’emparent surtout des tronçons dont ils peuvent tirer profit et qui à leurs yeux sont économiquement exploitables. Ils achètent des actifs publics (e.a. dans les télécommunications, les transports en commun, la distribution d’eau). Ces entreprises multinationales se font aussi octroyer des concessions, par exemple celle de l’extraction de pétrole ou de minerais dans les mines. Ces concessions sont des territoires privatisés. Elles deviennent des îlots d’activités économiques.

On le voit bien dans les pays du Sud (ou de la périphérie) où l’État a été fragilisé à outrance. Là, le rôle de l’État est restreint. Il doit protéger les Grandes Boules, pour qu’elles puissent produire tranquillement. L’État doit faciliter leur ravitaillement (via des infrastructures ‘en état’) et l’évacuation de ce qu’elles produisent dans les concessions.

Ce qui reste de l’espace public est morcelé. Les enclaves n’entretiennent qu’un minimum de rapports économiques avec les environs. Leurs gestionnaires opèrent pour les maisons mères en Occident. Ils font venir les cadres d’ailleurs (des expatriés), ils importent pièces et intrants nécessaires à la production (et sont exonérés de taxes à l’importation) et produisent pour des marchés ou des chaînes de valeurs situés à l’étranger.

On ne peut pas parler de sociétés sans État, a écrit Achille Mbembe, mais on voit "à peu près partout sur le continent, [un] dédoublement quasi constitutionnel du pouvoir". Ceci, ajoute-t-il, dans un contexte "caractérisé de dérégulation Dérégulation Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
mondiale des marchés et des mouvements de l’argent
", et d’austérité.

Les enclaves sont entourées de poches de non-État. L’État n’a pas la capacité d’y intervenir. De plus, il n’a plus la capacité d’allouer les ressources et de re-distribuer les richesses. Ainsi, une économie informelle se développe. Elle assure la survie des fonctionnaires éjectés de l’appareil étatique et de ceux qui ne se retrouvent pas dans l’économie dite formelle des enclaves (qui en fin de compte n’emploie que peu de main-d’œuvre locale). L’économie informelle existe grâce à la démolition du pouvoir public. Ses réseaux fonctionnent de connivence avec ceux qui détiennent les positions dominantes dans ce qui reste de l’appareil étatique. On parle alors de corruption.

 L’hypocrisie de la Bonne Gouvernance

Mais cette situation n’est-elle pas la normalité ? Je me pose la question depuis que j’ai vu Voyage en Arménie, un film réalisé par le Marseillais (d’origine arménienne), Robert Guédiguian, sorti en 2006. Dans ce film, on voit un pays qui a été désossé d’un autre grand ensemble (l’Union soviétique) et qui a du mal à s’adapter aux paradigmes libéraux. Entrepreneurs, fonctionnaires, militaires et politiques se mettent en réseaux, pour leur profit, comme si c’était normal. A ce sujet, Mbembe cite l’historien français Paul-Marie Veyne, spécialiste de la Rome antique qui a écrit ("au sujet du Bas-Empire romain") : "quand les choses en viennent à ce point, il ne faut pas parler d’abus, de corruption : il faut admettre qu’on a devant soi une formation historique originale".

Le peuple en souffre, c’est évident. Il a perdu les vrais emplois. La salarisation est remplacée par des paiements occasionnels. Le peuple est assujetti aux tracasseries, taxations illégales, à l’arbitraire, à l’impunité, aux pillages.

Face à cette normalité, un Occident bien-pensant parle de mauvaise gouvernance, tout en niant qu’il en a donné l’impulsion en démembrant des entités politiques et en dépossédant l’État. Dès lors, à quoi œuvrent les politiques dites de Bonne Gouvernance, si ce n’est à gonfler davantage les Grandes Boules, et ceci en dépit des pouvoirs publics et des concurrents informels qui les entourent ?

On vous dira, comme le fait George Soros un peu plus loin, que la Bonne Gouvernance est l’instrument par excellence pour réduire la pauvreté. Mais, est-ce l’objectif de cette Bonne Gouvernance de faire renaître des pouvoirs publics garants d’un Bien-être pour les populations ? On devrait s’en douter. Pour preuve : le lobby Lobby Groupement créé dans le but de pouvoir influencer des décisions prises habituellement par les pouvoirs publics au profit d’intérêts particuliers et généralement privés. La plupart des lobbies sont mis en place à l’initiative des grandes firmes et des secteurs industriels.
(en anglais : lobby)
américain de l’industrie pétrolière fait actuellement pression sur les candidats à la présidence pour obtenir "plus d’accès et moins de régulation" (Financial Times, 6 juin), donc plus de pouvoir pour les Grandes Boules et moins pour le public.

Lisez ce qu’a écrit George Soros, méga-spéculateur mais en même temps théologien du Clean Capitalism, au moment des Printemps arabes : "Dans l’euphorie qui traverse le Proche-Orient et l’Afrique du Nord, on perd de vue le fait que dans beaucoup de ces pays, y compris en Libye, les revenus du pétrole ont nourri des régimes corrompus mais n’ont pas bénéficié à leurs populations. Si les revenus énergétiques ne promeuvent pas une croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique large, les périodes démocratiques dans les pays pétroliers ne mèneront pas à une plus haute qualité de vie. Mais cette malédiction des ressources peut être battue". Pour ce faire, "la transparence dans les industries extractives peut jouer un rôle important
".

Soros veut que les revenus blanchis soient utilisés pour "la réduction de la pauvreté et l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
sain
". Le secteur des ressources naturelles, à lui seul, peut engendrer des milliards de dollars de revenus, dit Soros [2]. Une opportunité immense pour… les investisseurs ! C’est-à-dire pour les quartiers généraux qui dirigent les Grandes Boules.

L’objectif économique est clair. Comme toujours, il est appuyé par une campagne idéologique. Cette fois-ci ce tapage se dirige contre ce qu’on appelle ‘le nationalisme des ressources’ (ou bien le pouvoir souverain des états sur les ressources naturelles). Le plus grand marchand de ressources naturelles, Glencore, a même énoncé la menace de désinvestir là où les États oseraient revendiquer "une part trop grande de la tarte" (Financial Times, 4 mai 2012). Les ultra-boules n’ont donc nullement l’intention de reculer, bien au contraire.

 Repossession du Public

Près de chez nous, la réalité est toute autre. Prenez la STIB. Société publique responsable du transport en commun dans la capitale belge. Si l’on se rend un samedi matin, disons vers dix heures, à la station de métro Bourse, on aura de la peine à y trouver un agent de la société en service.

Un pauvre bonhomme – un seul ! – du service de nettoyage (sous-traité ?) se débrouille pour vider les poubelles, ramasser la vomissure, cirer les carrelages. Pas d’autre présence humaine de la STIB. La société publique prétend assurer la sécurité à distance, par ses batteries de caméras d’observation, et lutter contre la fraude avec des portails robotisés. Couloirs, ascenseurs et escalators échappent à l’entretien. Ailleurs, ils concluent des partenariats avec des exploitants privés.

Presque partout, la désertion des décideurs cause la désertification du patrimoine Patrimoine Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
public. Or, pour garantir le Bien-être de tous, il faudra mettre un terme à l’expansion illimitée des Grandes Boules. Rien ne pousse dans leur ombre. Pour que tous aient une place au soleil, il faudra, au contraire, se réapproprier espace, biens et services publics pour ne plus jamais les quitter.

Notes

[1Mbembe, Achille, Du gouvernement privé indirect, in : Politique africaine, n°73, mars 1999, p.103.

[2Soros, George, Openness can help lift the curse of resources, in Financial Times, 4 mars 2011.