Comme modèle, l’entreprise de papa a vécu. Sur la scène internationale domine une nébuleuse d’usines sans patron : quartier général, hors d’atteinte. Pour l’appréhender, la théorie et le droit restent à la traîne. Les syndicats ? Amenés eux aussi à revoir la copie

Est-ce que nous parlons de la même chose ? Cette question, dès lors qu’il s’agit des multinationales, n’est pas gratuite. Que ce soit pour débattre du rôle qu’elles jouent aujourd’hui sur la scène mondiale ou pour discuter de mesures politiques afin de leur imposer d’autres règles du jeu.

Intuitivement, il n’y a pas de problème. Tout le monde sait qu’il existe de très grosses entreprises dont les activités s’étendent sur plusieurs continents. Chacun a entendu parler d’elles à un moment ou un autre, soit parce qu’elles ont licencié en masse des travailleurs pour délocaliser la production dans un pays où les salaires sont plus bas, soit parce qu’on a appris que, dans des pays lointains, elles tirent profit de conditions de travail épouvantables.

Jusque-là, on se comprend. Mais cela se complique quand il faut mettre des mots sur la chose.

 Multimachin ou Transtruc ?

C’est vrai, déjà, avec le terme de multinationales, en abrégé FMN (firmes multinationales). Un centre de recherches aux Pays-Bas l’a inscrit dans son appellation qui vaut raison sociale : SOMO, Stichting voor Onderzoek over Multionaale Ondernemingen, en français Fondation pour l’étude des entreprises multinationales (www.somo.nl).

D’aucuns, cependant, jugent que le terme risque d’induire en erreur, car il laisse (faussement) entendre que ces entreprises auraient un ancrage dans plusieurs pays et qu’elles auraient donc une "identité" supranationale.

Voilà en effet qui masque que leur centre de décision, historique et effectif, est situé dans un seul pays bien précis. C’est à partir de là qu’elles opèrent et interviennent dans les autres pays où elles implantent des relais.

C’est pourquoi on utilise également, de manière plus précise et scientifique, les termes de sociétés, d’entreprises ou de firmes transnationales (en anglais : transnational corporations, TNC).

C’est par exemple le terme utilisé par l’institution spécialisée qui fait autorité sur le sujet, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced CNUCED Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement : Institution des Nations unies créée en 1964, en vue de mieux prendre en compte les besoins et aspirations des peuples du Tiers-monde. La CNUCED édite un rapport annuel sur les investissements directs à l’étranger et les multinationales dans le monde, en anglais le World Investment Report.
(En anglais : United Nations Conference on Trade and Development, UNCTAD)
), et significativement dans l’intitulé de son trimestriel : Transnational Corporations [1].

Firme multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
ou transnationale Transnationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
 ?

On peut indifféremment utiliser les deux termes sans pour autant
oublier qu’ils renvoient à des concepts différents et que, du point
de vue de l’exactitude, le second est plus éclairant. Ajouter que
le terme "entreprise" ou "société" remplace régulièrement celui
de "firme" : la terminologie demeure flottante.

Une entreprise transnationale n’est pas une entreprise comme une autre. Elle est le résultat d’une évolution que le langage commun – mais aussi politique et même juridique et académique – n’a guère intégré, y compris dans la théorie économique. On continue à parler de l’entreprise transnationale comme s’il agissait d’une entreprise ordinaire : une unité d’exploitation où on développe des biens et des services, où on les produit et où, ensuite, on les met en vente sur le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
.

Comme l’ont relevé Michel Bauer et Elie Cohen, la figure "canonique" du "modèle pur de la firme abstraite", héritée du 19e siècle, demeure la référence implicite dans la théorie économique. Cela explique l’extrême pauvreté des analyses que les économistes produisent en général sur le sujet [2].

 Nébuleuse sous influence

En réalité, l’entreprise transnationale est tout sauf une unité d’exploitation aux contours bien définis. Elle ressemble bien plus à une coquille vide [3] (elle ne produit rien) et à une "firme virtuelle" évoluant à l’intérieur d’un "LegoLand" [4] : des centres de décision qui régissent et commandent une nébuleuse d’entreprises sous-traitantes.

Juridiquement, c’est le flou parfait. On parle aujourd’hui de la sphère d’influence pour tenter de caractériser le périmètre d’une entreprise transnationale. Cette caractérisation approximative souligne que le droit est, en la matière, en retard d’une guerre.

Les patrons des multinationales, eux, savent bien ce qu’ils font, ils ont là-dessus une vision qui n’a rien de flou. C’est, par exemple, l’explication célèbre donnée par Agnelli, le patron de Fiat : "En dehors de la conception de la recherche, d’une part, et de la commercialisation, d’autre part, qui constituent les deux ’bouts de la chaîne’ et ne doivent jamais être lâchés, tout le reste peut et doit être progressivement sous-traité, c’est-à-dire transféré à l’extérieur, y compris des sous-ensembles tels que moteurs, boîte de vitesse et transmission." [5] (Nous avons souligné.)

Lorsque Philips a vendu sa division semi-conducteurs en 2006, elle ne disait pas autre chose : "Wij doen alleen produktontwikkeling en de marketing en verkoop nog." [6]

Et c’est ce que les chiffres confirment. Les jeans Diesel ? 5.000 points de vente et 300 magasins dans 80 pays différents, mais pas une seule usine [7]. Idem avec la chaîne H&M qui fonctionne grâce à quelque 700 "fournisseurs indépendants" : aucune usine [8]. Arcelor Dunkerque ? C’est 3.500 salariés et, sur le même site, entre 1.800 et 2.000 travailleurs fournis par des sous-traitants dont les noms changent au gré des appels d’offres [9]. En Occident, 75 à 80% des prix de revient des automobiles sont réalisés par les fournisseurs. [10]

 Savoir-fairefaire

Pour dire les choses simplement, l’entreprise transnationale choisit de "faire faire" là où l’entreprise "ordinaire" (le modèle canonique hérité du 19e siècle) opte pour le "faire". Dans le langage technique, on dira du "faire faire" qu’il s’agit d’une externalisation Externalisation Politique d’une firme consistant à sortir de son ou de ses unités de production traditionnelles des ateliers ou départements spécifiques. Cela peut se passer par filialisation ou par vente de ce segment à une autre entreprise.
(en anglais : outsourcing)
 [11] de la production et, a contrario, du "faire" qu’il s’agit d’une internalisation.

Ce sont des mots qui sentent un peu la fabrication, mais ils existent, par exemple dans le lexique d’économie Dalloz, qui rappelle fort à propos que si certaines entreprises externalisent des activités pour les acheter toutes faites auprès de fournisseurs, c’est parce qu’elles jugent que le coût en sera moins élevé que si elles les gardaient ("internalisaient") chez elles.

Pour se fixer les idées, on se reportera utilement au schéma [12] produit par Lorraine Eden, professeur de management à l’université du Texas, qui met en exergue les rapports entre (dé)localisation et propriété d’une activité – le schéma illustre aussi, accessoirement, la très grande flexibilité de la langue anglaise (en italique, repris de l’original) pour les distinguer :

On a donc, du point de vue purement descriptif, les oppositions onshore/offshore et insource/outsource. D’une part pour distinguer la production historique sur sol national (onshore) de la production délocalisée à l’étranger (offshore, conquête de nouveaux marchés et de coûts de production inférieurs). Et d’autre part pour distinguer la production sur capacités propres ("faire", insource) de la production qui fait appel à des sous-traitants ("faire faire", outsource).

Le schéma a, en outre, l’avantage de montrer, entre les lignes, l’évolution historique qui voit l’entreprise passer progressivement du "modèle canonique" (case n°1), qui demeure en droit la fiction légale de référence, au modèle aujourd’hui dominant de la firme transnationale – qui combine les trois autres modes opératoires (cases 2 à 4).

Mais revenons à la raison d’être des politiques de sous-traitance Sous-traitance Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
que la formule d’Agnelli résume si bien. Objectif numéro un ? Réduire les coûts de production.

On en trouve une belle démonstration dans l’analyse que P. Simar a publiée en 1974 sous le titre "Sous-traitance et firme multinationale" [13] qui souligne notamment que les investissements réalisés par les firmes multinationales étrangères en Belgique se portaient à l’époque dans leur très large majorité dans des secteurs connaissant un degré élevé de sous-traitance (constructions automobile, électrique et mécanique). Pour une raison très simple. Analyse comptable détaillée à l’appui, il montre que, pour obtenir des composants issus d’un cycle de production d’un coût de revient de 2.000 euros, le choix du "faire faire" conduira à en récupérer intégralement le montant (donc 100%) dès la vente du produit fini tandis que, si l’entreprise transnationale avait plutôt choisi de "faire" elle-même, elle n’en récupérerait immédiatement que 18% - tout simplement parce que la mise de départ, c’est-à-dire l’avance en capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
nécessaire pour disposer des installations qui permettront de produire ces marchandises, cette mise a été mise à charge du sous-traitant. C’est ce dernier qui supporte le gros des frais de production. Et c’est l’entreprise transnationale qui encaisse la part du lion de la plus-value Plus-value En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
finale.

 My tailor is a sous-traitant

Mais revenons aux problèmes de terminologie, à la difficulté de comprendre et de se faire comprendre, donc parler un même langage. Que la firme (l’entreprise, la société) transnationale fonctionne au travers d’un réseau de sous-traitants est chose entendue.

Mais l’est-ce réellement ? Dans "Déchiffrer l’économie" (1994), l’ouvrage de vulgarisation de Denis Clerc (Alternatives économiques), on cherchera en vain le mot "sous-traitance", pas plus, d’ailleurs, que dans le lexique Dalloz (2008), déjà cité. L’inégalé "Dictionnaire économique et social" de Brémond et Geledan (1981), par contre, livre cette éclairante définition : "Pour qu’il y ait sous-traitance, il faut qu’une entreprise soit de fait dépendante d’une autre, généralement parce que la grande entreprise lui fournit une part essentielle de ses commandes."

En introduisant la notion de dépendance, cette définition met le doigt sur un autre aspect des politiques "d’externalisation" poursuivies par les firmes transnationales, à savoir le lien hiérarchique (formel ou informel) qu’elles établissent avec leurs sous-traitants – et, dans la foulée, sur un autre terme utilisé pour caractériser les firmes transnationales : ce sont des entreprises donneur d’ordre (EDO, en abrégé). Elles ont un pouvoir de commandement sur leurs sous-traitants – et de vie ou de mort, souvent.

Là, on commence à bâtir sur du solide. On peut re-synthétiser.

Supply chain system
Les firmes transnationales opèrent au travers d’un vaste réseau d’entreprises composé de filiales et de sous-traitants qu’elles surplombent en tant que donneur d’ordre et c’est ce qu’on désigne le plus souvent en anglais sous le vocable supply chain, en français la chaîne d’approvisionnement.

On n’a pas évacué tous les problèmes pour autant. Car ces filiales tout comme ces sous-traitants disposent chacun d’une personnalité juridique propre, distincte.

La filiale est certes un élément essentiel de la stratégie de conquête des firmes transnationales, au point qu’on distingue parfois, informe le lexique Dalloz, la filiale relais (implantée pour faciliter la diffusion des produits sur des marchés étrangers) de la filiale atelier, qui "relève d’une stratégie de délocalisation Délocalisation Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
de la production" : stratégie commerciale dans le premier cas, en vue de se rapprocher du lieu de vente, et stratégie productive ou de délocalisation dans le second, le but étant de produire à moindre coût.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, ces filiales constituent des entités juridiques distinctes : elles sont contrôlées par la maison mère, la firme transnationale, car cette dernière détient une part déterminante de leur capital Capital . Sur papier, cependant, du point de vue juridique et comptable, les filiales restent des entités autonomes. Cela peut se discuter. Dans leur comptabilité dite consolidée, les maisons mère doivent rendre public le nom de toutes les entreprises sur lesquelles elles exercent ce type de contrôle, par participation au capital.

Cela se complique singulièrement avec les sous-traitants, éléments essentiels de la "supply chain". Ils ne figurent pas dans les données que la firme transnationale doit rendre publiques [14]. Cela demeure une nébuleuse. Y compris du point de vue terminologique.

On l’a déjà vu, certains lexiques vont jusqu’à ignorer l’existence de la sous-traitance. D’où beaucoup de confusion. Et d’abord parce qu’un sous-traitant est en même temps, pour le donneur d’ordre (dans sa comptabilité), un fournisseur. Et, ensuite, parce que le propre des réseaux de sous-traitance est leur structure pyramidale : bien souvent, la firme transnationale traite avec un sous-traitant qui à son tour re-sous-traite l’activité à un autre sous-traitant et il n’est pas rare que ce dernier, à son tour, s’adresse à encore une autre "entité juridique distincte"... Comment les distinguer ?

La manière la plus sûre de le faire est de distinguer les deux catégories principales de sous-traitants. Ce sont, d’une part, les sous-traitants de premier rang, qui bien souvent jouent uniquement un rôle d’intermédiation [15], ils apportent (vendent) à la firme transnationales, grâce à leur carnet d’adresses, des solutions clé sur porte, c’est-à-dire la prise en charge intégrale des contacts et des contrats avec – d’autre part – les sous-traitants de second rang, où on regroupera la masse, souvent anonyme, des sous-traitants d’exécution.

Ces notions font leur chemin dans la littérature spécialisée et notamment pour décrire l’architecture de l’avionneur Airbus, dont le plan de restructuration "Power 8" en 2006 révèlera qu’en plus des 10.000 emplois directs menacés, les milliers de sous-traitants allaient également être frappés de plein de fouet et délibérément, Airbus annonçant qu’elle allait réduire de 80% les contrats de sous-traitance [16] : rien qu’à Toulouse, cela représentait pas moins de 7.500 travailleurs [17]. Frédéric Mazaud forgera ainsi, pour "combler un vide théorique né du décalage entre la réalité de la fonction de sous-traitant de premier rang et le classicisme des outils théoriques utilisés", la notion de "firme pivot" pour décrire le rôle nouveau que certains sous-traitants de premier rang remplissent dans l’organigramme. Cette nouvelle catégorie d’acteurs intermédiaires (systémiers et équipementiers) que Mazaud regroupe sous le nom de "firme pivot " se distingue des autres fournisseurs de premier rang "par sa compétence d’intermédiation (compétence stratégique et combinatoire) et sa fonction de pivot entre l’intégrateur en amont et un ensemble de sous-traitants de second rang, en aval." [18]

Sous-traitant ou fournisseur ?
Ces deux termes posent problème. Dans une "supply chain", les sous-traitants directs sont en même temps des fournisseurs : ils facturent leurs prestations à la firme transnationale et c’est donc en tant que fournisseurs que ces sous-traitants apparaissent dans la comptabilité de la firme transnationale. C’est vrai également des sous-traitants du deuxième cercle : ils sont fournisseurs des sous-traitants du premier cercle. Etc. Tous fournisseurs et tous sous-traitants.
On distinguera, donc, les sous-traitants de premier rang (fournisseurs de la firme donneur d’ordre) des sous-traitants de second rang (tous les autres). Sous peine de masquer la qualité de sous-traitant des soi-disant "fournisseurs" sous contrat avec la firme donneur d’ordre.

 Désintégration verticale des travailleurs...

Il faut dire un mot encore des conséquences que cette évolution de la firme capitaliste a eues sur l’action collective, sur les syndicats et sur leur organisation face à des entreprises transformées en "nébuleuses". D’aucuns utilisent, pour qualifier cette évolution, le terme de désintégration verticale, aboutissement d’une externalisation poussée à l’extrême, plus rien ou presque n’est produit par la firme qui, cependant, commande et recueille tous les fruits, ou presque, des productions "téléguidées".

En droit, on l’a vu, on patauge. Pour cerner l’éventuelle faute (civile et pénale) des firmes transnationales née des actes délictueux posés par les sous-traitants de leur réseau mondial, on cherche à leur imputer une responsabilité "déduite", en lien avec leur "sphère d’influence". Cela reste bancal et tâtonnant – comme souvent en droit international.

Même chose dans la théorie économique. Au-delà de l’analyse descriptive, esquissée ci-dessus, le cadrage théorique des raisons d’être de la firme transnationale demeure dominé par les sciences du management, le regard reste rivé sur le pare-brise : l’analyse est superficielle. Les vents dominants du néolibéralisme Néolibéralisme Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
sont passés par là [19].

Le problème se pose de manière aiguë dans le monde du travail. Car la désintégration verticale est naturellement synonyme de fragmentation syndicale. Comment revendiquer quoi que ce soit dans une usine sans patron ?

Une forme de riposte a été (est, pourrait être – cela varie de pays à pays) le syndicalisme de réseau. Donc s’organiser par-delà les unités d’exploitation fictives. Bon exemple, ici, que les grands centres commerciaux où l’unité effective (propriété) du "système marchand" contraste avec le morcellement apparent des boutiques. Depuis son 48e congrès (2006), riche de l’expérience de ses cheminots, la CGT développe une dynamique de syndicats de site : la galerie commerciale Euralille (200 enseignes) en est une des zones pilotes [20].

Il y a plus prometteur. On veut parler du mouvement qui tend à obtenir que les travailleurs des sous-traitants puissent être intégrés dans la représentation syndicale présente dans les instances syndicales de l’entreprise donneur d’ordre. Ce serait un immense pas en avant. En France, déjà, un arrêt de la Cour de Cassation (arrêt Systra, 7 novembre 2007) a ainsi estimé que "les salariés mis à disposition d’une entreprise intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail [21] qu’elle constitue sont électeurs et éligibles aux élections des représentants du personnel de l’entreprise d’accueil" [22].

Cette jurisprudence naissante éclaire d’une lumière rasante les difficultés à obtenir un cliché même approximatif de l’entreprise donneur d’ordre. De combien de travailleurs disposent-elles ? Allez savoir, il n’y a pas de liste, on doit la reconstituer par les moyens du bord, au départ des informations contenues dans les plans de prévention ou via les contrôles d’entrée et de sortie (badges), etc. Ce travail, syndical et théorique, ne fait que commencer...

Notes

[1Transnational corporations, Unctad (acronyme anglais de Cnuced), Genève.

[2Michel Bauer et Elie Cohen, "Qui gouverne les groupes industriels ?", 1981 (pp. 236-277).

[3"Des îlots de pouvoir conscients dans un océan de co-opération inconscient, comme des mottes de beurre flottant dans du babeurre" selon l’expression poétique de Denis Robertson (1923), cité dans "Analyses et transformations de la firme" (p. 22), sous la dir. de B. Baudry et B. Dubrion, 2009.

[4Vincent Fringant dans "Analyses et transformations de la firme" (p. 132), déjà cité.

[5Cité dans la revue Contradictions, n°17, octobre 1978.

[6NCR Handelsblad, 4 août 2006.

[7Trends-Tendances, 9 mars 2006.

[8De Standaard, 2 décembre 2006.

[9Libération, 23 octobre 2006.

[10"Analyses et transformations de la firme", (p. 132), déjà cité.

[11Ce terme a l’inconvénient de pouvoir être confondu avec celui d’externalités (les effets ou besoins d’une activité économique non pris en charge par celle-ci, p.ex. ses atteintes à l’environnement ou ses besoins en infrastructures de transport). Pour l’exprimer paradoxalement : une externalisation ne résulte pas en externalités.

[12Lorraine Eden, "Went for cost ? An economic approach to the transfer pricing of offshored business services", Transnational Corporations (Unctad/Cnuced), vol. 14, août 2005.

[13Revue Contradictions, n°6, 1974.

[14On fera ici abstraction des données que certaines transnationales publient de manière volontaire. Le géant américain Nike, ainsi, publie, avec leurs adresses, la liste de ses quelque 700 usines sous-traitantes, la plupart en Asie, qui emploient ("sous-emploient") quelque 620.000 travailleurs [International Union Rights, vol. 12, 2005]. A noter, cependant, qu’aux États-Unis, il y a publication des noms des sous-traitants dès lors que leur chiffre d’affaires avec le donneur d’ordre dépasse 10%.

[15La firme transnationale américaine Flextronics, par exemple, a bâti son business sur ce "know how" en sous-traitant en Asie la sous-traitance recherchée par des sociétés comme Canon, Philips et Océ : des 150 sous-traitants que ce dernier utilise en Asie, 130 lui sont apportés par Flextronics [Financieele Dagblad, 29 février 2008].

[16Les Echos, 7 novembre 2006.

[17Financial Times, 29 septembre 2006.

[18Frédéric Mazaud, "De la firme sous-traitante de premier rang à la firme pivot, l’organisation du système productif Airbus", Revue de la régulation, n°2, janvier 2008.

[19On jugera significatif, ainsi, que les travaux d’un Michel Beaud soient totalement passés sous silence, en 2009, dans l’ouvrage collectif, déjà cité, "Analyses et transformations de la firme", édité par B. Baudry et B. Dubrion. Il est vrai que Beaud, dans son "L’Economie mondiale dans les années 80" (1989), n’envisage la firme transnationale qu’au titre d’une des neuf facettes du "système national/mondial hiérarchisé" (SNMH), qui lui sert de grille d’analyse du capitalisme contemporain. Voilà qui est prendre du recul par rapport à son sujet d’étude. C’est rarement le cas aujourd’hui au sein de la caste des économistes.

[20L’Humanité, 24 novembre 2009.

[21Nous soulignons : le terme enrichit utilement celui de sphère d’influence...

[22Voir la note de la CGT "Sur les critères d’intégration étroite et permanente dans la communauté de travail", juin 2008,