L’idée d’une "coalition" internationale des travailleurs ne date pas d’hier. Dès la fin du 19e siècle, "l’internationale" se voulait ouvrière. Coup d’accélérateur dans les années soixante, qui verront s’éclore des fédérations syndicales internationales, des comités d’entreprise européens et, tout récemment, des "accords-cadres" à vocation globale. Tour d’horizon. (Ce 2e volet peut, comme tous les autres de la série, se lire indépendamment des autres.)
La réponse des travailleurs à la mise en concurrence intrafirme, pratique caractéristique des entreprises multinationales, peut prendre différentes formes. L’analyse qui suit vise à faire le point sur les réponses "institutionnelles" qu’ont apportées les organisations syndicales à l’internationalisation de l’entreprise.
Les solidarités ouvrières internationales n’ont pas attendu les premiers investissements directs étrangers pour se constituer. Elles sont même à l’origine de la création de certaines organisations syndicales nationales. Dès la fin du 19e siècle, des réseaux de solidarité se créent dans le textile ou la verrerie en réponse à la mise en concurrence des travailleurs par le patronat et en soutien aux grèves des travailleurs d’un autre pays. Lors de sa création en 1894 à Manchester, l’internationale des travailleurs du textile va jusqu’à prévoir une caisse de grève "transnationale
Transnationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
" [1].
Les premiers conseils de groupe mondiaux
C’est cependant à la fin des années 1960 que les premières expériences d’actions coordonnées entre organisations syndicales issues de différentes filiales d’une même entreprise multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
voient le jour en Europe et aux États-Unis. A cette époque, les entreprises américaines et anglaises dans un premier temps vont délocaliser des segments de leurs activités industrielles vers l’Europe et le Sud-Est asiatique. Les conséquences sur l’emploi de cette mobilité accrue des entreprises engendrent une première réaction syndicale transnationale. Plusieurs conflits sociaux causés par des restructurations dans des filiales d’entreprises multinationales vont stimuler la recherche quant aux deux modalités de l’action syndicale internationale d’entreprise : la coordination d’actions revendicatrices à l’échelon transnational-dans l’automobile, chez Saint-Gobain, Akzo ou Michelin par exemple- et la construction d’une négociation intégrée au niveau du groupe [2].
Le cas de Philips en Europe entre 1967 et 1973 est l’expérience historique qui s’approche le plus d’une négociation collective d’entreprise multinationale. En 1967, à la demande du Comité européen de la métallurgie [3] , la direction de l’entreprise accepta d’engager des discussions informelles sur les problèmes sociaux liés aux restructurations avec les organisations syndicales. Au cours de quatre réunions, la direction et les syndicats abordèrent des sujets tels que la production de Philips dans la Communauté Economique Européenne (CEE
CEE
Communauté Économique Européenne : Organisation économique régionale fondée au départ par six États avec la signature du traité de Rome en 1957. Le point fondamental est de créer un marché intérieur intégré, basé sur trois libertés de circulation (personnes, marchandises, capital). Avec l’Acte unique de 1986 sera ajoutée une quatrième liberté, celle des services. Les droits de douane seront supprimés entre les pays membres et des tarifs communs instaurés aux frontières du bloc commercial. La CEE se transforme en Union européenne avec le traité de Maastricht de 1992.
(En anglais : European Economic Community, EEC)
), les conséquences sociales des rationalisations et des restructurations, la situation économique et les perspectives de l’entreprise à moyen terme. Cependant, lorsque les représentants syndicaux voulurent passer de la discussion informelle à l’institutionnalisation d’une négociation par la signature d’accords collectifs européens, la direction refusa. La cinquième réunion, initialement prévue en mai 1973, n’eut jamais lieu [4].
A la même époque, plusieurs Fédérations Syndicales Internationales (FSI) particulièrement touchées par les délocalisations, la métallurgie dans un premier temps, le textile, la chimie et l’alimentation ensuite, provoquent la création de conseils de groupes mondiaux dans une cinquantaine d’entreprises multinationales. L’objectif de ces premières instances "permanentes et opérationnelles" [5] est, selon Charles Levinson, ancien secrétaire général des fédérations internationales de la métallurgie et de la chimie, d’ouvrir par étape un nouvel espace de régulation de l’activité des grands acteurs de l’économie mondiale. Le stade final est de créer un espace de négociation intégré à l’échelle de la firme.
Avant de parvenir à ce troisième stade, Levinson prône tout d’abord d’organiser le soutien à un syndicat qui déclencherait un conflit dans une filiale pour ensuite coordonner des négociations collectives simultanées dans plusieurs pays de production de l’entreprise [6]. Loin de l’image parfois idyllique qu’en renvoie ce syndicaliste, les premiers conseils mondiaux répondent au départ à la volonté très pragmatique du syndicat américain de voir augmenter les salaires dans le secteur automobile européen afin de lutter contre les délocalisations qui touchent cette industrie aux États-Unis [7]. En outre, comme le soulignent plusieurs auteurs, les résultats obtenus par ces premières expériences de coordination syndicale transnationale à l’échelle de l’entreprise ont fait l’objet d’un bilan plutôt mitigé [8]. Certains observateurs vont jusqu’à craindre l’émergence d’une "aristocratie ouvrière multinationale" composée de syndicalistes des plus grandes entreprises [9], complètement déconnectés de leur base. L’absence de cadre juridique international va également fragiliser ces instances.
L’information-consultation en Europe
Le mouvement syndical international va obtenir ce cadre juridique contraignant en Europe lors de la mise en place des Comités d’Entreprises Européens (CEE), après près de 15 ans de débat avec les autorités communautaires et le patronat européen. Les CEE, institutionnalisés par la directive de 1994, vont instaurer une véritable « culture de l’information-consultation » [10] dans les entreprises en Europe. Ce "dialogue social" dans les entreprises multinationales ne peut cependant pas être comparé à une négociation collective. La directive de 1994 ne fait d’ailleurs pas mention du terme de négociation. Trop souvent, le CEE se limite à un espace d’information financière. Une "photographie" de l’état de l’entreprise transmise aux représentants du personnel à une période de l’année. L’hétérogénéité des pratiques et des cultures syndicales en Europe, le financement et la définition de l’agenda des réunions par les directions d’entreprise ou encore l’évitement du dialogue social par ces dernières contribuent à transformer certains CEE en de simple "outil de gestion managérial" [11].
Dans plusieurs entreprises, les CEE servent par contre de levier pour des expériences de coordination syndicale transnationale qui mènent, dans les années 2000, à la conclusion d’accords-cadres européens (ACE). La Fédération Européenne des ouvriers de la Métallurgie (FEM), fusionnée avec la fédération de la chimie et du textile depuis le 16 mai 2012 au sein d’IndustriALL, est la fédération sectorielle européenne la plus active dans la conclusion de ce type d’accord. Deux procédures ont été mises en place par la FEM pour faire face principalement aux restructurations dans les entreprises multinationales. La première est adoptée en juin 2005 [12] à partir de l’expérience de l’accord-cadre européen conclu avec General Motors en 2004 [13]. Saisi par le syndicat de la filiale touchée par les restructurations, le secrétariat de la FEM organise une ou plusieurs réunions de coordination syndicale européenne avec les syndicats de l’ensemble des sites de production concernés par les restructurations. Selon le secrétaire général adjoint de la FEM, ces coordinations doivent aboutir à définir une « ligne politique commune » entre les différents syndicats permettant d’une part la négociation d’un accord-cadre avec la direction et d’autre part, la mise en place d’actions européennes si la situation l’impose. Une seconde procédure interne fut également adoptée en 2006. Cette dernière met en place des règles de mandatement pour les négociateurs et la ratification par vote des accords [14].
La conclusion d’Accords-cadres internationaux (ACI)
À l’échelle internationale, le premier Accord-cadre international est signé par l’entreprise Danone en 1988. Cependant, c’est durant les années 2000 qu’on assiste à une propagation de ce type d’accord, principalement en Europe. Ils traitent de thématiques diverses (politique de RSE, gestion des restructurations, liberté syndicale ou encore les droits fondamentaux). Leur principal point commun est leur caractère non-contraignant. Aujourd’hui près de 7,5 millions de travailleurs à travers le monde sont concernés par les ACI [15]. L’intérêt de ces accords relève sans doute plus des coordinations syndicales qu’ils engendrent ou renforcent et de la reconnaissance par l’entreprise d’un acteur syndical transnational que d’une réelle protection internationale des travailleurs. En effet, dans plusieurs cas, ce sont des réseaux syndicaux organisés au sein des FSI qui ont revendiqué l’ouverture de la négociation d’un accord. Ainsi, en avril 2010, chez DHL, 72 syndicalistes originaires de 29 pays demandaient la négociation d’un accord mondial. A la même époque, la coordination mondiale des syndicats de Caterpillar réunie à Grenoble tentait la même expérience. Leur demande de conclusion d’un accord mondial sur les droits fondamentaux fut cependant rejetée par la direction du groupe [16].
Si, depuis le "contre-pouvoir syndical" pensé durant les années 1970 par Charles Levinson, les avancées en termes de coordination des mobilisations transnationales dans les entreprises multinationales sont réelles. Il manque toujours au mouvement syndical international un véritable "espace de négociation" reposant sur un cadre juridique contraignant sur lequel pourraient peser les actions transnationales de revendication mises en place.