Le colloque international organisé par le Gresea avec le GRAID le 27 mai 2014 cherchait à cerner quelles pourraient être, demain, "les alliances transnationales" des travailleurs. Il a donné lieu à six analyses de type "pluridisciplinaires", dont voici le 1er volet : portrait en contre-plongée des deux principaux acteurs concernés, l’entreprise multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
(concentration) et les organisations de travailleurs (fragmentation).

Le colloque sur les alliances de travailleurs dans les entreprises multinationales organisé le 27 mai 2014 par le Gresea, en collaboration avec le GRAID (Groupe de recherche sur les acteurs internationaux et leurs discours) a réuni syndicalistes, membres d’associations et chercheurs universitaires. Le colloque s’est articulé autour de trois questions fondamentales : comment mobiliser autour de revendications transnationales ? Comment ouvrir des espaces de négociation à l’échelle de l’entreprise multinationale Multinationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
 ? Et, enfin, comment articuler mobilisation et négociation transnationales ?

Avant de s’immerger dans l’analyse d’initiatives concrètes qui tentent sur le terrain de répondre à ses questions, il est important de mieux cerner les deux concepts qui structurent ce numéro du Gresea Echos : l’entreprise multinationale et les alliances de travailleurs sur la scène internationale.

 L’entreprise multinationale : entre internationalisation et fragmentation

L’entreprise multinationale est depuis plusieurs décennies un acteur dominant de la mondialisation économique. Elle reste pourtant mal connue de la plupart des citoyens et parfois même des salariés qu’elle emploie. Si nous côtoyions tous ce type d’entreprise derrière les marques qui s’affichent sur les rayons des supermarchés, ses caractéristiques ainsi que les conséquences de ses activités sur le monde du travail échappent à la compréhension du plus grand nombre. Cela n’a rien d’étonnant. Il n’existe en effet aucune définition officielle, chiffrée et opérationnelle de l’entreprise multinationale. Pourtant, outre leur impact sur les modes de vie et de consommation, ces grandes entreprises sont de manière croissante le lieu déterminant du conflit et de la concertation sociale. En témoigne, la volonté affichée des institutions européennes de « promouvoir » la décentralisation de la négociation collective. S’il ne s’agit certainement pas du lieu où le rapport de forces est le plus favorable aux travailleurs, le niveau de l’entreprise devient dès lors l’espace privilégié de la concertation sociale au détriment du niveau interprofessionnel ou sectoriel. Face à ce constat, il est donc primordial d’interroger la capacité des travailleurs et de leurs organisations à construire des solidarités à l’échelle des entreprises multinationales.

Dans l’imaginaire collectif, la "multinationale" est représentée comme une grande entreprise active dans plusieurs pays. Sans être totalement dénuée d’intérêt, cette définition ne permet cependant pas de saisir le caractère multiple et pyramidal des relations qui s’établissent au sein de ces organisations. C’est à la fin du 19e siècle que l’on observe les premiers investissements directs étrangers (IDE IDE Investissement Direct à l’Étranger : Acquisition d’une entreprise ou création d’une filiale à l’étranger. Officiellement, lorsqu’une société achète 10% au moins d’une compagnie, on appelle cela un IDE (investissement direct à l’étranger). Lorsque c’est moins de 10%, c’est considéré comme un placement à l’étranger.
(en anglais : foreign direct investment)
). Ces transferts des capitaux par-delà les frontières nationales visent pour l’entreprise à implanter une filiale à l’étranger soit par le rachat d’une autre entreprise, soit par la construction d’une nouvelle unité de production. Cette stratégie d’internationalisation de l’entreprise restera néanmoins marginale par rapport aux activités d’exportation jusque dans les années 1970 et 1980, où porté par la déréglementation Déréglementation Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
internationale des flux Flux Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
de capitaux, le taux de croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
des IDE va rattraper celui du commerce mondial. En d’autres termes, les entreprises choisissent de manière croissante de produire dans différents pays, afin de s’ouvrir de nouveaux marchés ou de bénéficier de coûts de production plus bas, plutôt que d’exporter à partir d’un pays de production vers des pays de consommation. A ce processus d’internationalisation de l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
s’ajoute une fragmentation de l’entreprise par le recours de plus en plus important des firmes à la sous-traitance Sous-traitance Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
locale et internationale. Dans ce cas, à la différence de l’IDE, la relation entre l’entreprise multinationale et l’unité de production n’est plus fondée sur la propriété mais bien sur un contrat commercial conclu entre le donneur d’ordre – l’entreprise multinationale ou une de ses filiales – et une autre entreprise juridiquement indépendante de la première. Sur le plan économique par contre, une dépendance forte se créée entre le donneur d’ordre international et la société sous-traitante qui, pour préserver son accès aux marchés internationaux, doit accepter de réduire sa marge de manœuvre sur ses coûts de production.

Comme le souligne John Dunning, père de la théorie OLI [1] : "L’entreprise multinationale est maintenant en train d’assumer de façon croissante le rôle d’un chef d’orchestre par rapport à des activités de production et à des transactions, qui s’effectuent à l’intérieur d’une grappe ou d’un réseau, de relations transnationales, aussi bien internes qu’externes à l’entreprise (…) dont le but est de promouvoir ses intérêts globaux" [2].

 La "disparition" de l’employeur

Les travailleurs font donc face à une double évolution depuis les années 1980. Pendant que les entreprises s’internationalisent de plus en plus, les chaînes de production s’allongent et se fragmentent en une myriade d’unités plus ou moins grandes.

Cette évolution a plusieurs conséquences sur l’action syndicale au sein de l’entreprise. Le recours à la sous-traitance fragmente les collectifs de travail. Cette fragmentation complexifie la construction de solidarité tant au niveau local que global et remet en cause l’entreprise comme lieu élémentaire de la solidarité et des mobilisations. De plus, ces réseaux d’entreprises consacrent la disparition de la figure du « patron ». En effet, l’éloignement géographique des centres « réels » de décision et la fragmentation des chaînes de production remettent en cause l’entreprise comme lieu de la relation à l’emploi. Cette évolution entre par ailleurs en contradiction avec la volonté mentionnée ci-dessus des autorités européennes de promouvoir la négociation collective au niveau de l’entreprise. Si elle constitue moins le lieu d’expression des solidarités entre travailleurs et celui de la relation à l’employeur, l’entreprise n’est plus alors qu’un instrument de mise en valeur du capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
 [3]. Face à cette victoire des tenants de la valeur actionnariale [4], l’organisation à une échelle transnationale Transnationale Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
des travailleurs s’avère nécessaire. Il existe cependant un certain flou conceptuel autour des formes que peut prendre l’alliance entre des travailleurs appartenant à différents pays de production d’une même entreprise. Lors du colloque, les concepts "d’alliance", de "coordination" ou de "réseau" seront d’ailleurs utilisés par les différents intervenants.

 Alliances, Coordinations ou réseaux transnationaux ?

Les coordinations syndicales d’entreprise multinationale sont le plus souvent organisées et pilotées par les fédérations syndicales internationales (FSI) ou régionales (FSE en Europe) [5]. Elles regroupent des syndicalistes issus des différents sites ou pays de production de l’entreprise multinationale. Dans beaucoup d’entreprises, elles sont reconnues comme un interlocuteur ou un « partenaire » par les directions régionales ou internationales des firmes même si, hormis en Europe, aucun système de relation professionnelle n’est stabilisé dans un cadre juridique contraignant. Ces coordinations peuvent s’exprimer dans différents espaces. Les plus connus étant les Comités d’entreprise européens (CEE CEE Communauté Économique Européenne : Organisation économique régionale fondée au départ par six États avec la signature du traité de Rome en 1957. Le point fondamental est de créer un marché intérieur intégré, basé sur trois libertés de circulation (personnes, marchandises, capital). Avec l’Acte unique de 1986 sera ajoutée une quatrième liberté, celle des services. Les droits de douane seront supprimés entre les pays membres et des tarifs communs instaurés aux frontières du bloc commercial. La CEE se transforme en Union européenne avec le traité de Maastricht de 1992.
(En anglais : European Economic Community, EEC)
) et les Conseils de groupe mondiaux. Les coordinations dépendent financièrement de l’entreprise pour ce qui est de l’organisation des réunions. Outre des actions de revendication transnationale, elles ont le plus souvent pour objectif la négociation d’accords-cadres internationaux (ACI). Lors du colloque, le concept d’alliance ne sera utilisé que pour décrire les initiatives syndicales prises dans le cadre de UNI commerce et qui concerne, dans la pratique, les coordinations syndicales mises en place chez Ikea, Carrefour ou encore H&M.

Aux côtés des coordinations ou alliances syndicales transnationales, des réseaux transnationaux de travailleurs se sont créés depuis plusieurs décennies. La Clean Clothes Campaign (CCC) [6] dans le secteur textile, le réseau Rezisti [7] dans celui des centres d’appel ou l’alliance des paysans africains au sein de l’entreprise Bolloré ont été abordés lors du colloque. A la différence des coordinations, les fédérations syndicales internationales ne jouent pas nécessairement un rôle moteur dans leur construction. Le plus souvent, les syndicats ne sont pas les seuls membres de ces réseaux qui regroupent d’autres acteurs issus des mouvements sociaux (association de consommateurs, Organisations Non Gouvernementales etc.). Enfin, les réseaux internationaux ne reçoivent pas de financement des directions d’entreprise. Ce gage d’indépendance peut aussi, dans certains cas, se révéler être un facteur de fragilisation et même de disparition des réseaux. Moins hiérarchisés et plus ouverts, ils peuvent, comme nous le verrons dans le cas du réseau Rezisti, entrer en concurrence ou en conflit avec les fédérations syndicales internationales.

P.-S.

Cette analyse a, comme les suivantes, été publiée dans le Gresea échos n°78 daté d’avril, mai et juin 2014 – disponible au Gresea au prix de 3€ (pour toute commande : gresea skynet.be ou par téléphone 32-(0)2-219.70.76 ou par voie postale : Gresea, 11 rue Royale, 1000 Bruxelles.

Notes

[1C’est au début des années 1980 que John Dunning construit un modèle tentant d’expliquer sur quelles bases une entreprise fait le choix de l’investissement étranger plutôt que celui de l’exportation ou de la sous-traitance internationale. Selon Dunning, trois facteurs sont à prendre en compte : Ownership- la possession d’un actif spécifique (brevet, licence, marque) ; Location – l’avantage en terme de baisse des coûts de production qu’octroie à l’entreprise la localisation à l’étranger ; Internalization – l’avantage pour la firme de posséder un actif plutôt que de sous-traiter une activité.

[2Dunning, J., Multinationals Entreprises and the Global Economy, Addison-Wesley, 1992.

[3Voir à ce sujet, Freysinnet, J., Paris, Quels acteurs et quels niveaux pertinents de représentation dans un système productif en restructuration ?, Revue de l’Ires n°47 – 2005/1.

[4Ce modèle théorique, largement inspiré de l’approche anglo-saxonne du droit des sociétés, considère la maximisation de la valeur pour l’actionnaire comme l’unique indicateur de performance d’une entreprise.

[5Il s’agit de fédérations sectorielles.

[6Le site de la Clean Clothes Campaign est disponible à cette adresse : http://www.cleanclothes.org/

[7Le site du réseau méditerranéen des centres d’appel est disponible à cette adresse : http://www.rezisti.org/callcenter/