Le 7 décembre 2011, entre 30 et 40.000 personnes défilaient en rangs serrés dans les rues de Liège pour protester contre la décision du groupe ArcelorMittal, annoncée en octobre 2011, de fermer la phase à chaud liégeoise. Le même jour, des actions syndicales diverses étaient menées conjointement dans neuf autres sites européens [1] du sidérurgiste. Si pareille mobilisation en faveur de la sidérurgie à Liège n’est pas chose nouvelle, sa dimension européenne est une première.
Cette journée est-elle le signe, en empruntant les mots de Charles Levinson [2], de l’émergence dans le groupe ArcelorMittal d’un véritable "contre-pouvoir syndical multinational", capable tant de mobiliser que de négocier à l’échelon européen ?
Pour répondre à cette question, il nous faut tout d’abord remonter un peu dans le temps et comprendre la mise en place, depuis 2008, d’une structure originale de concertation sociale européenne dans le groupe.
L’appel de Florange
En 2008, alors que le site français de Gandrange est en crise - le groupe ArcelorMittal a brutalement décidé d’y fermer l’aciérie - la crise financière et économique fait planer une menace similaire sur d’autres sites européens du géant de l’acier. La CGT [3] de Florange décide d’en appeler à la solidarité des syndicats des autres sites de production européens.
Elle organise alors une réunion dans son bureau syndical avec les organisations syndicales belges qui rencontrent aussi des problèmes. Les syndicalistes présents sentent venir les restructurations futures. Ils ont besoin d’une vision globale de la stratégie industrielle du groupe.
Face aux difficultés que rencontre le Comité d’Entreprise Européen (CEE
CEE
Communauté Économique Européenne : Organisation économique régionale fondée au départ par six États avec la signature du traité de Rome en 1957. Le point fondamental est de créer un marché intérieur intégré, basé sur trois libertés de circulation (personnes, marchandises, capital). Avec l’Acte unique de 1986 sera ajoutée une quatrième liberté, celle des services. Les droits de douane seront supprimés entre les pays membres et des tarifs communs instaurés aux frontières du bloc commercial. La CEE se transforme en Union européenne avec le traité de Maastricht de 1992.
(En anglais : European Economic Community, EEC)
) en termes d’information sur la stratégie future de l’entreprise, mais surtout devant l’impossibilité de ce collège de se muer en un lieu de négociation [4], ils décident de convoquer, par l’entremise de la FEM (Fédération Européenne des Métallurgistes) [5], une coordination syndicale européenne.
De cette réunion de Florange sortira également un document en six points qui jettent les fondations d’un futur accord européen d’entreprise.
Cet accord formalise la structure de concertation sociale dans le groupe au niveau européen.
Une délégation syndicale européenne
La négociation de l’accord européen entre la FEM et la direction du groupe ArcelorMittal débute en mai 2009 et s’achève par la signature en novembre de la même année. Intitulé "Maitriser et anticiper le changement chez ArcelorMittal" [6], l’objectif du document, est de permettre à l’entreprise de répondre aux conséquences de la crise financière sur ses activités en Europe en négociant le recours aux licenciements et le maintien du pouvoir d’achat, ainsi qu’en promouvant la formation du personnel durant les périodes d’arrêt.
Le texte de l’accord consacre la montée en puissance d’une structure originale de concertation sociale européenne en parallèle du CEE et liée aux instances de concertation nationales (voir schéma ci-dessous). Le Groupe de dialogue social européen (GDSE) y tient une place prépondérante. Préexistant à l’accord européen, ce collège se voit dynamisé. Il s’agit désormais d’une structure réduite de représentation paritaire composée de 12 membres de la direction et de 12 représentants syndicaux (3 de la FEM et 9 des organisations nationales) d’ArcelorMittal. En plus d’être un observatoire social et industriel du groupe, cette instance a pour mission de suivre l’application de l’accord. Dans chaque pays, des comités de suivi nationaux - composés des organisations syndicales présentes sur les sites de production - sont chargés de faire remonter les préoccupations locales au niveau du GDSE.
Comme en Belgique ou en France, la structure européenne originale correspond à un système dual. En parallèle du Comité d’Entreprise Européen, le GDSE, dont le banc syndical ressemble à s’y méprendre à une délégation syndicale européenne, permet des contacts plus réguliers entre syndicats et direction, voir des ébauches de négociation au niveau transnational dans la cadre de la sphère de discussion définit par l’accord européen.
Du côté syndical, l’ensemble de cette structure est chapeauté par une Coordination syndicale européenne. Ce "parlement syndical européen" a été créé le 28 septembre 2009 [7]. Il réunit à intervalles réguliers des représentants syndicaux de haut niveau de l’ensemble des sites du groupe. Ces réunions de coordination sont présidées par la FEM. Elles permettent l’échange d’information intersyndical. Dans certains cas, elles peuvent également servir à planifier la stratégie syndicale européenne. C’est d’ailleurs lors de la réunion de coordination du 24 octobre 2011 à Bruxelles, réunissant près de 60 représentants syndicaux venus des différents sites de production européens, que fut décidée la journée d’action européenne du 7 décembre 2011.
Schéma 1. Collèges de la concertation sociale européenne dans le groupe ArcelorMittal – banc syndical.
Source : Bruno Bauraind, février 2012.
CEE et Groupe de dialogue social : double emploi ?
Dès la signature de l’accord européen, Jacques Laplanche, secrétaire du Comité d’Entreprise Européen, faisait part de ses craintes quant au risque de chevauchements des compétences détenues par le CEE et celles attribuées au Groupe de dialogue social [8]. Pour Nico Cué, secrétaire général des Métallos de la FGTB, si la frontière entre les deux instances reste floue aujourd’hui, une vision plus claire de la fonction du Groupe de dialogue social émerge toutefois progressivement [9].
Tout d’abord, le GDSE est aussi, dans la pratique, un lieu de négociation que le CEE n’est pas. Ensuite, la conception de l’information n’est pas la même dans les deux collèges. L’information donnée par les représentants de la direction aux membres du CEE est une photographie du groupe à un moment donné alors que le GDSE est plutôt un lieu où se discutent des perspectives à moyen ou long terme quant aux orientations stratégiques données à la production, à la recherche et développement ou à la politique du personnel en général.
Si, au fil des réunions, les fonctions des deux instances se précisent, il n’en reste pas moins que la communication de l’information entre les deux bancs syndicaux, celui du CEE et celui du GDSE, pourrait être améliorée. Si le coordinateur syndical du CEE est présent lors des réunions du Groupe de dialogue social, les organisations syndicales n’ont pu, lors de la négociation de l’accord européen, y faire accepter le secrétaire alors que ce dernier est la personne qui fait fonctionner le CEE au quotidien.
Un contre-pouvoir transnational à achever
Dans les années 70, une vague de fermetures et de restructurations touche les filiales de sociétés multinationales dans certains secteurs industriels européens. Pour les organisations syndicales, la construction d’un "contre-pouvoir syndical multinational" capable de faire face à la mise en concurrence des filiales dans une même entreprise devient une nécessité impérieuse.
Cette nécessaire évolution sera théorisée par Charles Levinson en 1974. Selon l’ancien secrétaire-adjoint de la Fédération Internationale des Organisations de travailleurs de la Métallurgie (FIOM), le syndicalisme doit accompagner la déterritorialisation progressive des sociétés multinationales en suivant une progression en trois étapes. La première consiste à organiser un soutien transnational ponctuel à une action syndicale déclenchée dans un site de l’entreprise. La seconde doit permettre la mise en place de négociations simultanées dans plusieurs filiales d’une entreprise. Enfin, l’aboutissement du processus consiste en "des négociations intégrées avec la direction du groupe multinational sur base de revendications préalablement définies en commun par les différents syndicats nationaux" [10].
Au vu de la structure de concertation sociale issue de l’accord européen, et côté syndical, des réunions tant du comité de suivi national belge que de la coordination syndicale européenne, on pourrait penser que ce stade ultime est atteint. Une délégation syndicale européenne capable, d’une part, de négocier sur base de revendications définies entre syndicats nationaux et, d’autre part, de mobiliser à l’échelon transnational.
Néanmoins, ce contre-pouvoir syndical européen d’entreprise, dont le banc syndical du groupe de dialogue social d’ArcelorMittal est ici l’expression, reste à achever. Et ce, pour trois raisons principales.
Tout d’abord, la source de ce collège, l’accord européen signé en 2009, n’a toujours pas de statut juridique [11]. Les résultats des négociations tenues dans le Groupe de dialogue social n’ont donc aucune valeur juridique. La manière dont le groupe ArcelorMittal a foulé aux pieds les prescriptions de l’accord en mettant des milliers de travailleurs au chômage en est la preuve.
Ensuite, au niveau syndical, si, comme le montre le schéma ci-dessus, il y a une volonté de faire remonter, par l’entremise des comités de suivi nationaux, les préoccupations des délégations syndicales des sites de production vers le Groupe de dialogue social européen, il est encore tôt pour y voir l’émergence de ce que Anne-Catherine Wagner appelle un "syndicalisme européen de terrain" [12]. La journée du 7 décembre 2011 en est, là aussi, la preuve. S’il y eut bien une réponse positive dans chacun des sites d’ArcelorMittal à l’appel de la FEM, la diversité des actions mises en œuvre montre que ces dernières gardent surtout un caractère local. Ainsi, en Belgique, en France ou au Luxembourg, des sites fortement touchés par les restructurations, les appels à la grève furent fortement suivis par les salariés. Les syndicats allemands, roumains ou tchèques privilégièrent par contre des actions plus courtes : suspension de production de 2 heures, assemblée de travailleurs, …
Si l’argument de la différence des législations nationales quant au droit de grève a été évoqué par certaines organisations syndicales nationales lors de réunions de la coordination européenne, il semble également que ce collège européen n’aie pas pu évacuer la diversité des traditions syndicales nationales ainsi que la prédominance des préoccupations locales lors de la planification de la journée du 7 décembre.
Enfin, même si la stratégie globale de désengagement d’ArcelorMittal de la sidérurgie en Europe crée de facto une communauté d’intérêts entre les différents syndicats nationaux, l’observation de la manifestation à Liège tend à montrer que les enjeux locaux – "il faut sauver la sidérurgie liégeoise" - prennent encore le pas, chez beaucoup de militants, sur le caractère européen de la journée.
Vers une eurogrève d’entreprise ?
Malgré ces difficultés qui s’ajoutent à celles rencontrées par ailleurs par les représentants aux CEE (langues différentes, financement des réunions ad hoc, cultures politiques différentes, [13]…), l’action de la "délégation syndicale européenne d’ArcelorMittal" a permis de progresser dans la construction de revendications et d’actions communes.
Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur l’évolution des réalisations du syndicalisme européen dans l’entreprise depuis l’époque "Cockerill Sambre". En 1998, peu avant la reprise de la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
belge par le français Usinor, dans une entreprise au périmètre sans commune mesure avec celui d’ArcelorMittal, le CEE se félicitait d’avoir pu rédiger un tract commun [14]. En 2003, suite à l’arrêt de plusieurs hauts-fourneaux, le CEE d’Arcelor avait mis en place plusieurs actions européennes qui ne furent, cependant, suivies que dans les sites touchés par les mises sous cocon [15]. A contrario, l’action commune du 7 décembre 2011 sera suivie, à des degrés différents, par l’ensemble des sites européens.
Le souffle d’une première eurogrève d’entreprise est aujourd’hui retombé. La période de crise que traverse la sidérurgie européenne est peut-être pourtant l’occasion pour les organisations syndicales d’ArcelorMittal de donner tout son sens à l’héritage de Charles Levinson.