Tous et toutes "bancarisés". Enfin, presque. L’emprise des banques sur le quotidien de chacun n’a cessé de s’étendre. Idem pour les États. Allo, docteur, je risque de mourir ?

Le titre a de quoi allécher, chez le libraire. Cela s’étale sur toute la Une du magazine d’affaires Trends-Tendances [1] : "Pourquoi les États veulent tuer le cash", question à laquelle un sous-titre répond aussi sec : "Pour lutter contre la fraude… mais aussi pour vous espionner et vous taxer davantage." D’une certaine façon, tout est dit. Au moment de payer le magazine, au comptant bien entendu, le libraire dit : faut aussi lire ça, alors. Ça, c’est le journal populiste La Dernière Heure. À côté d’un bandeau terrifiant annonçant que "Le meurtrier de Matonge EST LIBRE !", un autre, en vis-à-vis, appâte en promettant de quoi "Tout savoir sur les frais cachés DE VOTRE BANQUE" [2]. Comme quoi, on ne peut pas se passer du libraire, longue vie à lui.

Mais résumons. Le magazine, ce n’est pas très lourd. Y sont esquissés – mise en bouche – des scénarios catastrophes où, à l’horizon 2020, l’argent liquide, les billets et petits sous, aura carrément été supprimé. Il y a des gens qui plaident en ce sens, un Larry Summers par exemple, professeur à Harvard, bien en cour chez les présidents Obama et Clinton, ex-barbouze lors du traitement de choc en Russie 1992-97. Pour lui, billets et petites pièces sont une "relique barbare". Il a dit cela en 2013 à une tribune offerte par le Fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
Monétaire International. Même topo chez Paul Jorion, l’anthropologue belge, économiste à ses heures. Plus sérieusement, le magazine aligne quelques chiffres. Montant total en Belgique des retraits d’argent aux guichets automatiques (retraits qui ont été multipliés par deux depuis 2000…) : 42 milliards d’euros en 2014. Nombre de billets en circulation en Belgique : 500 millions. Le cash ne se porte donc pas trop mal. À première vue.

 Plan de bataille

Pourquoi le tuer ? Le magazine avance quelques raisons. Primo, pour s’en prendre à l’épargnant, empêcher que son argent ne dorme : quand la banque passe à des taux négatifs (fait payer les dépôts plutôt que les rémunérer), impossible dans ce cas de stocker le magot sous le matelas, on est pieds et poings liés à la banque.

Secundo, cela éviterait tout risque de retraits massifs mus par une panique bancaire (exemples : Fortis en 2008, idem ensuite Espagne, Portugal, Irlande et Grèce). Tertio, parce que l’argent liquide coûterait quelque 300 millions d’euros aux banques mais, là, on ne sait d’où le magazine tire ce chiffre, du secteur bancaire sans doute, intéressé à gonfler la chose [3].

Enfin, en quatrième, il y a la dimension "totalitaire" : plus les transactions passent par la voie électronique, plus il est possible de suivre à la trace quiconque paie par ce moyen. En France, une révoltée révulsée à l’idée de cette forme "d’économie totalitaire" a lancé voici peu une pétition. [4]

La Dernière Heure, c’est un peu léger aussi mais, pour ce qui est du coût (sic) causé par clients à leur banque, le journal rétablit gaillardement. Retirer de l’argent au guichet : cela va, selon les banques, de 35 centimes à 2 euros. Effectuer un virement papier : entre 35 centimes et 1 euro. L’intérêt ponctionné si on est dans le rouge : jusqu’à 12,16% (BNP Paribas Fortis). Une domiciliation refusée pour cause de solde insuffisant : de 4,5 à 10 euros. Remplacer un "digipass" : 25 euros, facile. C’est, comme on dit, se nourrir sur la bête.

 Mais, c’est du flicage !

Il est temps de marquer une pause. Et de passer à l’essentiel. On connaît la distinction entre les traditions de presse latine et anglo-saxonne. Là où les seconds démarrent leur papier avec l’essentiel (pensant, à juste titre, que la plupart des lecteurs, toujours pressés, ne vont guère au-delà des premières lignes), les premiers aiment à broder pour introduire et l’essentiel, lui, va se trouver tout à la fin, à la "chute" de l’article [5]. Sans doute avons-nous été trop latins : jusqu’ici, échauffement, rien de fort sérieux. Pour compenser, rendre plus visible, l’essentiel sera mis en caractères gras. Voici :

Préférer le paiement par carte (ou smartphone, etc.) au paiement au comptant, billets et jolie menue monnaie Monnaie À l’origine une marchandise qui servait d’équivalent universel à l’échange des autres marchandises. Progressivement la monnaie est devenue une représentation de cette marchandise d’origine (or, argent, métaux précieux...) et peut même ne plus y être directement liée comme aujourd’hui. La monnaie se compose des billets de banques et des pièces, appelés monnaie fiduciaire, et de comptes bancaires, intitulés monnaie scripturale. Aux États-Unis et en Europe, les billets et les pièces ne représentent plus que 10% de la monnaie en circulation. Donc 90% de la monnaie est créée par des banques privées à travers les opérations de crédit.
(en anglais : currency)
, c’est agir contre l’emploi (guichetiers de banque, caissières de supermarché, pompiste de station d’essence, la liste est infinie). C’est aussi agir dans le sens d’un plus grand pouvoir des banques (sur vous-même, sur la société dans son ensemble). C’est, enfin, donner des armes aux tendances Big Brother des États (et autres collecteurs de données privées), bref se soumettre à un flicage intégral tel que les pires tyrans n’ont jamais rêvé de le mettre en œuvre.

C’est à peine exagéré [6]. Tendance ? La sortie récente du ministre belge de la Justice Koen Geens disant souhaiter la fin des cartes téléphoniques prépayées anonymes. Ce au prétexte de lutte anti-terroriste [7]. Il y a toujours un prétexte. Et de moins en moins de situations où on n’est pas vu et enregistré par une caméra-espion, pas suivi à la trace par des bandes magnétiques : le chèque-repas, dernièrement, dont les coupons en papier ont été supprimés : tout bénéfice pour les multinationales du supermarché (le petit commerce ne peut se payer les "lecteurs" de carte ad hoc nécessaires) et pour la bureaucratie de surveillance qui, pour traiter ce genre de données-là sur coupons en papier, n’avaient pas la tâche aisée évidemment.

 Hold-up : le graphique

Serions-nous arrivés au point de non retour ? À voir le tableau dressé – pour la Grande-Bretagne – par Laurence Dodds dans le journal The Telegraph [8], on n’en serait pas loin. L’image, déjà, est parlante :

Ligne bleue (avec projection en pointillé) : nombre de paiements au comptant. Ligne noire : idem pour les paiements effectués sans argent liquide. 2015 : grosso modo la date pivot. Au-delà de 2020 : la victoire (ou la défaite) écrasante.

Encore faut-il s’entendre. Le graphique qu’on vient de voir concerne le nombre total de transactions, donc aussi celles effectuées par le secteur privé, les grandes entreprises, les boursicoteurs, les fonds spéculatifs, etc., etc. Si on veut se faire une idée du rapport, toujours en termes de volume (nombre de transactions), entre les transactions en liquide et les autres dans le secteur privé, on se reportera au graphique suivant, qu’on a placé en fin de texte, tant le décalage est gigantesque.

Retour à nos petits achats ridicules. Ils "s’électronisent" de plus en plus, automatisation de la grande distribution aidant. Dans ce secteur, rappelle Laurence Dodds, les paiements électroniques représentent aujourd’hui, en Grande Bretagne, 75% des ventes. Là, encore, graphique :

Les paiements en liquide restent en bleu, et c’est une lente érosion : dès décembre 2003, ils se voient dépassés par les paiements électrifiés : ligne noire, atteignant les 75% en septembre 2014. David contre Goliath, cette fois vainqueur : les petits héros qui gagnent à tous les coups, c’est fini.

La messe est dite ? C’est à voir. Laurence Dodds rappelle, pour la Grande-Bretagne toujours, mais ce n’est sans doute guère différent ailleurs dans les économies dites avancées, que les paiements au comptant demeurent utilisés par presque tout le monde pour les petits achats quotidiens, de même que, nota bene, pour les quelque 3,5 millions de Britanniques qui n’utilisent pas d’autre "système", les pauvres, les allocataires sociaux et, ajoute-t-elle, des gens comme son papounet qui, vieille école, préfèrent payer en liquide parce qu’on contrôle mieux ainsi ses dépenses. Des études montrent en effet que le paiement par carte pousse à consommer plus, il engraisse le commerce. Sapristi !

 C’est po-li-ti-que

Un recadrage plus politique est à son heure. La ruée des gens dans les bras des banques n’a rien d’un mouvement spontané. Il a fallu pousser. Certains ont peut-être encore en mémoire le jour de paie en fin de semaine, la file devant le guichet du patron, le petit tas de billets reçu après signature. En France, par suite d’un décret pris en 1985, le paiement en espèces du salaire est interdit s’il dépasse 1.500 euros [9].

Pour ce qui est des petits coups de pousse, on peut multiplier les exemples à l’infini. La quasi-disparition des guichets de banque, qui oblige à causer avec un robot [10], l’élimination progressive de la faculté de payer en liquide (hôpitaux, certains aéroports, etc.) [11] – et là c’est sans compter avec la propagande, y compris sous couvert "d’inclusivité sociale" : il existe ainsi toute une littérature scientifique mercenaire pour dénoncer l’injustice faite aux pauvres consistant à leur refuser un compte bancaire. "Exclusion bancaire", ils appellent cela. Pour illico asséner que "l’accès aux services bancaires est indispensable pour mener une vie sociale normale" [12].

Le terme qui fait refrain ici est celui, barbare, de "bancarisation". Mais cela dit bien la chose. Tout doit être bancarisé, même les pauvres, et les pauvres de pauvres, ceux du Tiers-monde. En Inde, ainsi, gênant : les deux tiers de la population, près de 900 millions de quidams, ne disposent toujours pas de compte en banque [13]. En Afrique, c’est "pire". Seuls quelque 10% des Africains qui n’ont pas dépassé le niveau de l’enseignement primaire sont "bancarisés". Globalement, on estime que la population des pays dits en développement n’est "bancarisée" qu’à hauteur de 41% (contre 89% dans les économies dites avancées), mais ce chiffre tombe à 7% si on ne tient compte que des seules cartes de crédit [14]. Un scandale. Pour le secteur bancaire, il va sans dire. Des gens bien placés s’emploient cependant à corriger l’anomalie.

Comme ceci n’est pas une étude en dix volumes que j’en suis déjà à quatre pages, beaucoup pour quiconque lira et beaucoup pour moi, j’arrête là.

Non sans terminer, tout de même, avec quelques morceaux choisis susceptibles de nourrir les petites cellules grises [15].

Benjamin Franklin devant des membres du gouvernement anglais, en 1750 :

"Je crois que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés qu’une armée debout. Celui qui contrôle l’argent de la nation contrôle la nation." (Pour mémoire : les États, via leurs banques centrales, créent certes encore de la monnaie, mais… "uniquement à titre supplétif. D’ailleurs, la création monétaire de ces banques est infime par rapport à celle des banques commerciales." [16]

Thomas Jefferson (troisième président des États-Unis) :

"Donnez-moi le contrôle sur la monnaie d’une nation, et je n’aurai pas à me soucier de ceux qui font ses lois." (Pour mémoire : même précision que ci-dessus.)

Maurice Allais, économiste français, Prix "Nobel" en 1983 :

"Par essence, la création monétaire ex nihilo que pratiquent les banques est semblable, je n’hésite pas à le dire pour que les gens comprennent bien ce qui est en jeu ici, à la fabrication de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement réprimée par la loi. Concrètement elle aboutit aux mêmes résultats. La seule différence est que ceux qui en profitent sont différents."

Ce texte a bénéficié d’une relecture par les pairs de l’économiste Nicolas Bárdos-Féltoronyi (voir son texte éclairant "La banque publique : pour financer l’économie réelle ?", juin 2013, http://bit.ly/1LfIwET ) ; qu’il en soit ici remercié.

 


Pour citer cet article :

Erik Rydberg, "La banque sous l’angle totalitaire", Gresea, octobre 2015, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1429


Notes

[1N°38 du 17 septembre 2015.

[2La Dernière Heure du vendredi 18 septembre 2015.

[3En fait, non. Le magazine a tout simplement, pour ce chiffre comme pour d’autres, pillé les "estimations" d’une boîte de consultance, Sia Partners, comme il ressort d’un article de L’Écho ("Le cash coûte 300 millions d’euros par an aux banques", 5 mars 2015) qui ne rechigne pas à livrer ses sources.

[4Il s’agit de Simone Wapler (interviewée par Trends-Tendances). Pour la pétition (adressée au Premier ministre français Manuel Valls), voir "La société sans cash comme étape vers l’économie totalitaire", http://bit.ly/1hzlwbg

[5La raison n°1 de la pratique anglo-saxonne remonte à l’impression avec des caractères en plomb : lorsqu’un article s’avérait trop long et ne trouvait place au "marbre" où s’activaient les typographes, ceux-ci, expéditifs, supprimaient le ou les derniers paragraphes, d’un intérêt tout relatif. Impossible avec la pratique latine, qui exigeait dans ce cas de jongler avec les lignes de plomb pour préserver la "chute". Fatale perte de temps !

[6D’autres vont plus loin en s’esquissant, sur la base d’une technologie actuellement en cours de perfectionnement, une société où tout le monde sera obligatoirement équipé d’une petite puce électronique sous la peau, pour payer, pour être suivi 24 heures sur 24 dans les déplacements, mille fois plus performante que les tatouages d’identification des nazis. Voir par exemple le délicieux roman policier de Serge Quadruppani, La disparition soudaine des ouvrières, 2013 (éd. Folio).

[7L’Écho du 19 septembre 2015.

[8"The end of cash as we know it ?", Laurence Dodd, The Telegraph, 11 mars 2015, http://bit.ly/1jY9nOY

[9http://bit.ly/1PphDni (En Belgique, loi de 1965, le paiement du salaire en espèces reste autorisé, jusqu’à nouvel ordre.)

[10Et impoli avec ça. Vous êtes un peu lent et l’écran vous sermonne : "Veuillez effectuer votre transaction plus rapidement."

[11Ajoutons l’étranglement du mandat postal international, si pratique pour les paiements transfrontières, quasi gratuit, que certains pays qui ont privatisé leur poste n’acceptent plus, obligeant ainsi à passer par… une banque (bien plus chère). Quoi d’autre !

[12Voir p.ex. Georges Gloukoviezoff, "De la bancarisation de masse à l’exclusion bancaire et sociale" (tout un programme), http://bit.ly/1FZVIRu

[13Financial Times, 4 avril 2014.

[14Voir "Quel est l’état de la bancarisation en Afrique ?", Leyla Traoré, sans date : http://bit.ly/1MmFsa7

[15Les citations proviennent du très agréable texte "L’arnaque de la création monétaire" de Luca de Paris, 30 /11/2008 http://bit.ly/1K3zmcM

[16La Libre du 22 décembre 2012, consultée en ligne : http://bit.ly/1VNjUID