Cet article propose, au travers du cas concret du rachat en 2006 du groupe SPIE par le fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
français PAI Partners, d’analyser la stratégie de ce type d’actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
et les conséquences de leurs pratiques, plus particulièrement les opérations estampillées LBO (Leverage Buy Out – acquisition à effet de levier
Effet de levier
Indique la potentialité de rémunération supplémentaire réalisée grâce à l’emprunt. Ceci est dû au fait que le taux d’intérêt est inférieur généralement au taux de profit. Dans ce cas, la rémunération sera égale à ce profit tiré du capital apporté initialement, augmenté de la différence entre le profit et l’intérêt tirée de l’apport de l’endettement. On dit alors que l’endettement exerce un effet de levier. Attention, si le taux d’intérêt est supérieur au taux de profit, c’est l’effet inverse qui se réalise : la rémunération est portée à la baisse ou même la perte s’aggrave.
(en anglais : leverage)
, en français), sur l’entreprise et ses travailleurs.
LBO, l’endettement comme source de profit Les investisseurs institutionnels sont des organismes non bancaires qui aujourd’hui collectent et gèrent une proportion grandissante de l’épargne et du patrimoine Patrimoine Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes). (en anglais : wealth) financier des ménages. Il s’agit des fonds de pension, des hedge funds, des fonds de private equity, de certaines compagnies d’assurance ou encore de banques d’affaires. Néanmoins, selon les acteurs, la stratégie mise en place pour valoriser le capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services. (en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth) de départ peut-être substantiellement différente. Si les investisseurs institutionnels de 1re génération – Fonds de pension, Mutual Fonds ou les compagnies d’assurance- n’ont pas pour vocation première de contrôler l’entreprise, la deuxième génération – Hedge Funds et Fonds de private equity – est fortement activiste. Les opérations de LBO, qui constituent le principal fonds de commerce des sociétés de private equity, consistent dans le rachat d’entreprise par le biais d’un fort taux d’endettement logé dans l’entreprise rachetée. Les fonds LBO prennent alors le contrôle effectif d’une entreprise, la restructurent et en extraient un taux de rendement de l’investissement Investissement Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…). (en anglais : investment) [1] permettant le remboursement de la dette d’acquisition [2] avant de la vendre. Schématiquement, l’entreprise acquise fait office de garantie bancaire. A la différence des Hedge Funds, les fonds de private equity font, le plus souvent, leur " shopping" sur le marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers. (en anglais : market) des entreprises non cotées en bourse Bourse Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...). (en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs) . |
SPIE, un fleuron industriel
En 1900, la Société parisienne des Chemins de Fer et des Tramways électriques qui prendra le nom de SPIE après le second conflit mondial, voit le jour. A l’origine, trois personnalités qui marquèrent l’histoire industrielle en France et en Belgique : Ernest Goûin qui fonda en 1849 la société de Construction des Batignolles (France), Eugène Schneider père du groupe qui porte encore son nom aujourd’hui et enfin, le baron belge Edouard Empain, fondateur d’une entreprise spécialisée dans la mécanique et le transport ferroviaire [3]. Depuis lors, l’entreprise a connu un développement industriel conséquent. Elle est, à ce jour, présente sur quatre continents et compte quelque 28.500 travailleurs.
Depuis 2000 pourtant, l’entreprise a déjà connu 3 propriétaires différents. Le dernier en date est le fonds de private equity PAI Partners.
PAI Partners est l’ancienne division investissement de la banque Paribas. Aujourd’hui indépendant, ce fonds est dédié aux opérations de LBO. En 2006, cet acteur de la finance transnationale
Transnationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
prend le contrôle de SPIE pour un peu plus d’un milliard (1,04) d’euros.
SPIE, un jeton au casino
Depuis lors, SPIE est détenu à hauteur de 87,25% par PAI Partners [4], le reste du capital Capital se trouve dilué entre 7.000 salariés, dont les actions à terme arrivent à échéance à la fin du mois de juin 2011.
Pour prendre le contrôle de SPIE, l’apport en fonds propres
Fonds propres
Ensemble des fonds représentant ce que l’entreprise possède en propre. Il s’agit essentiellement du capital décomposé en parts de capital (ou en actions) en valeur nominale, d’une part, et des bénéfices réservés accumulés au fil des années d’autre part.
(en anglais : shareholders’ equity)
de la société financière s’est limité à 300 millions d’euros. Les 740 millions d’euros restant – 71% de la somme totale ! – seront financés par le biais du crédit bancaire inscrit au bilan non de PAI, mais de SPIE. Un formidable levier qu’il va néanmoins falloir rembourser. Comment ? Par qui ?
Étape 1. "On change de métier"
La diversification des métiers de l’électricien est une des évolutions majeures perçues par les travailleurs du groupe. SPIE va en effet délaisser progressivement son métier traditionnel, l’électricité, pour des activités à plus forte valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
dans les nouvelles technologies. L’ancien "cœur de métier" est par contre de plus en plus externalisé afin de limiter les coûts. Cette évolution se traduit directement sur la politique de recrutement du groupe. Ainsi, selon Dominique Nivogin, délégué CFDT au Comité d’entreprise européen de SPIE, le groupe engage de moins en moins d’électriciens : ce que l’entreprise recrute surtout ce sont des managers, des spécialistes de l’ingénierie fiscale ou financière [5].
Étape 2. "La maîtrise de la masse salariale"
Autre évolution. Depuis 2006, la part variable du salaire n’a cessé d’augmenter : participation, puis intéressement au bénéfice. Et enfin, la multiplication des bonus ou primes offertes en fonction des résultats de l’entreprise [6]. Il s’agit là d’ajuster la masse salariale au plus près du niveau d’activité du groupe, mais, surtout, d’"encourager", indirectement, les travailleurs à tout faire pour rembourser au plus vite la dette contractée par PAI Partners…
Étape 3. "Se débarrasser des centres de coût"
Outre l’électricité sur les chantiers, SPIE, c’est aussi un pôle "nucléaire" (l’EPR avec EDF), un pôle "pétrole et gaz" comme sous-traitant des compagnies pétrolières et c’était aussi un pôle "rail"…En 2007, l’actionnaire majoritaire décide de se débarrasser de cette activité. Il est vrai que comparé au pétrole ou au nucléaire, le rail est certainement le parent pauvre du rendement. Le pôle rail sera vendu au groupe Colas, détenu à 96% par Bouygues.
La vente de la filiale permet au fonds de récupérer, dès 2007, 230 millions d’euros sur les 300 qu’il avait investis au départ.
En d’autres termes, en 2007, l’investissement en fonds propres de PAI partners n’est plus que de 70 millions d’euros, soit 7% de la valeur d’achat de SPIE (1,04 milliard d’euros en 2006, pour mémoire).
Là, le levier se fait pied de biche !
Étape 4. "Faire plus avec moins"
Depuis 2008, des restructurations en chaîne dans les filiales anglaises, françaises et du Benelux ont vu l’entreprise se séparer de quelque 1.800 emplois (près de 7% du total). Pourtant, entre 2006 et 2010, le résultat opérationnel [7] du groupe n’a cessé de progresser.
Outre la diversification de l’entreprise vers des métiers à plus forte valeur ajoutée, il y a derrière ce paradoxe, une autre explication. Avec moins de travailleurs, SPIE peut se targuer de s’être enrichie. Des gains de productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
qui ne se font généralement pas sans une détérioration des conditions de travail pour les salariés [8].
Étape 5. "Une subvention publique"
Comme nous l’avons exposé ci-dessus, la caractéristique majeure da la pratique du LBO est que l’endettement n’est pas garanti par l’acteur qui contracte l’emprunt, PAI Partners dans ce cas, mais par les actifs de l’entreprise qui est achetée grâce aux crédits. La dette qui va plomber les résultats de l’entreprise va donc réduire sa participation à l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Ainsi, selon Jean-Bernard Schmidt, ancien président de l’Association européenne du capital-investissement, les rachats d’entreprise par LBO représentent : " un coût pour l’Etat [français] de 1 milliard d’euros par an, une véritable subvention à l’industrie du LBO" [9]. En période de crise des finances publiques, est-ce justifiable ?
La mariée est à vendre
Depuis plusieurs semaines, des rumeurs sur une future vente de SPIE par PAI Partners circulent sur les chantiers. La durée d’une participation d’un fonds activiste dans le capital d’une entreprise ne dépasse que rarement cinq années. SPIE ne ferait donc que confirmer la règle. En outre, sans la crise, PAI Partners se serait peut-être déjà séparé de l’électricien. Selon Dominique Nivogin : "On atteignait dès 2008 les objectifs fixés par le business plan de 2006" [10].
Le prix de vente de l’entreprise est actuellement évalué entre 1,8 et 2 milliards d’euros. Un rapide calcul à partir des fonds propres investit par PAI Partners (70 millions d’euros) montre que cette opération permettrait au fonds de réaliser un gain qui oscillerait entre 15 et 17 fois sa mise de départ…Vous avez dit profitable l’endettement ?
Faire la transparence pour mieux réglementer
Ce qui arrive aux travailleurs de l’entreprise SPIE n’est pas une nouveauté. Dans certains secteurs, ce modèle de gestion de l’industrie sur la base de critères purement financiers est devenu la norme. Les travailleurs, premiers concernés, se trouvent parfois démunis face à ce type d’enjeu. Pour certains, le fait de dépasser les murs de l’usine pour se projeter dans la compréhension de l’internationalisation des chaînes d’approvisionnement pose déjà problème. Quand vient alors le moment d’aborder la connexion entre les acteurs de la finance et leur entreprise, le manque d’outils pédagogiques et de vulgarisation se fait cruellement sentir. Ce constat peut également être étendu à une bonne part des citoyens. Dans ce contexte, le premier défi éducatif à relever est de traduire "novlangue financière", pour paraphraser Alain Bihr [11], en des termes accessibles au commun des mortels…
Construire un rapport de force politique favorable à une réglementation, au minimum à l’échelle européenne, de ce type d’acteurs est un défi encore plus complexe. Si, en marge de la crise financière, les décideurs politiques ont introduit une certaine régulation des pratiques spéculatives des Hedge Funds, les fonds de private equity gardent les mains libres au prétexte que ce sont des fonds "investisseurs", donc bénéfiques au développement industriel...
Toutefois toute tentative de réglementation qui prendrait appui sur un soutien public est conditionnée à la bonne connaissance du champ des acteurs de ce secteur. Un classement des 50 plus grands fonds de private equity n’est publié que depuis 2007 par le Private Equity International Magazine [12]. PAI Partners est passé de la 35e position en 2007 à la 22e en 2008. Cependant, le prix de ce rapport annuel (plus de 695 euros) n’en fait pas un outil à la portée de tous.
Enfin, pour freiner l’activité prédatrice de ces sociétés financières sur le développement de projets industriels aux quatre coins de la planète, est-ce irrationnel, d’un point de vue économique, d’exiger un niveau de fonds propre plus important lors du rachat d’une entreprise ? En instaurant un seuil légal maximum d’endettement, le législateur rendrait certainement du temps au développement industriel. Il faudra pour cela passer outre l’opposition du secteur bancaire pour qui les fonds LBO représentent une formidable source de prêt et donc de revenu. Javier Echarri, secrétaire général de l’European Private Equity and Venture capital Association (Evca), partage le constat : "[les banques] sont tout le temps prêtes à donner des prêts plus importants", dit-il. Le niveau des prêts [aux fonds LBO] est "épouvantablement haut". [13]
A l’heure où l’Europe se targue de devenir une économie de la connaissance ultra compétitive au travers, entre autres, du développement de la recherche et de l’innovation privée, on ne peut s’empêcher de relever les contradictions entre cet objectif et le modèle de gestion financier imposé aux firmes.