Le jeudi 20 septembre 2018, à 18h, Emmanuel Mbolela interviendra à l’occasion d’une conférence-débat, organisée par la Coordination Semira Adamu 2018.
Pour plus d’infos, consultez la page de la coordination Semira Adamu https://www.semiraadamu2018.be
Sur le même thème, notre Gresea Échos de septembre 2018, « Classe, sexe et race. Aux racines des mouvements migratoires », retrace le continuum existant entre la domination et l’exploitation des uns et les « privilèges » des autres, hier comme aujourd’hui, en soulevant le processus historique de formation/transformation de la division sociale et sexuelle du travail, de l’exploitation et de la colonisation
http://www.gresea.be/Classe-sexe-et-race
Emmanuel Mbolela a fui la République démocratique du Congo en 2002. Il a voyagé pendant six ans, rencontrant les difficultés de milliers d’autres migrant.e.s. Coincé quatre longues années au Maroc, il s’est organisé, avec d’autres migrant.e.s, pour créer l’ARCOM, l’Association des réfugiés congolais. En 2008, il a obtenu l’asile politique aux Pays-Bas. Depuis, il multiplie les actions pour dénoncer les conditions d’accueil des migrant.e.s et pour plaider pour des rapports plus égalitaires entre le Nord et le Sud. Son ouvrage « Réfugié : une odyssée africaine », publié aux éditions Libertalia, souhaite « faire entendre la voix des sans-voix et mobiliser encore plus de monde pour interpeller les décideurs sur les conséquences dramatiques de leurs politiques xénophobes et sécuritaires ». Dans cet article, Emmanuel Mbolela témoigne des difficultés rencontrées par les migrant.e.s ainsi que des formes d’organisation et de lutte.
Migrant.e.s « subsaharien.ne.s » est le qualificatif donné aux personnes venant des pays africains situés au sud du Sahara pour se rendre en Europe. Depuis l’accession de la plupart de ces pays à l’indépendance dans les années 1960, cette partie du continent se trouve dans une situation d’instabilité politique, sociale, économique et environnementale. Cette conjoncture a des causes tant internes (mauvaise gouvernance des dirigeants [1]) qu’externes (multiples interférences extérieures aussi bien politiques du temps de la colonisation, qu’économiques à l’ère de la mondialisation). À celles-ci se sont ajoutés, ces dernières années, les conflits armés, l’accaparement de terre ainsi que les violences policières et politiques. La crise qui en découle oblige la population à vivre dans un état de dénuement permanent. L’absence de perspectives crédibles pour se réaliser pousse une proportion de plus en plus élevée de la population à l’émigration. Jadis l’affaire des hommes, en majorité peu qualifiés, elle touche aujourd’hui hommes, femmes (qualifié.e.s ou non) et enfants.
Cette émigration commence toujours par l’exode rural pour se terminer dans le pays voisin. Puis, elle se prolonge vers des pays plus lointains du fait de la généralisation de la crise dans presque toute la région de l’Afrique subsaharienne. Ce prolongement s’étend à l’Europe en transitant par le Maroc. Les migrant.e.s pensent, à raison, que l’Europe offre des perspectives de réalisation, d’accomplissement et de reconnaissance qu’il est impossible de trouver dans leur pays d’origine. À raison, en effet, car ces perspectives ne sont pas seulement liées à l’emploi ou à l’argent, mais aussi aux valeurs de droits et de libertés exprimées dans la déclaration universelle des droits de l’homme, dont certains pays européens se disent être les garants.
Mais l’Europe se barricade. Les frontières sont hermétiquement fermées. Des murs se construisent d’Est en Ouest, du Nord au Sud. Des mesures draconiennes obstruant toutes les voies légales de circulation sont mises en place. Même le regroupement familial est devenu impossible, poussant femmes et enfants à risquer leur vie sur des embarcations de fortune. Les accords dits « de gestion de frontières » ont d’abord été imposés aux pays d’Afrique du Nord, puis étendus aux pays de l’Afrique de l’Ouest, comme le Mali, le Niger et la Mauritanie, moyennant quelques promesses d’aide au développement. Ces accords créent des obstacles sur les espaces de libre circulation régionale et favorisent en réalité le développement de circuits de passeurs que l’on prétend combattre. Tout ceci oblige les migrant.e.s à emprunter des chemins dangereux où ils et elles subissent des atrocités : atteintes aux droits humains, vols, arnaques. Les femmes sont doublement victimes : elles sont, d’une part, utilisées comme monnaie d’échange pour la traversée de frontière, et subissent, d’autre part, violences et viols à l’origine de diverses maladies et de grossesses non désirées. Celles qui tentent d’avorter dans des conditions inhumaines risquent leur vie, tandis que celles qui accouchent voient leurs enfants exposés aux intempéries, à la diarrhée et au décès pour les plus faibles. Tou.te.s sont privé.e.s d’accès aux soins de santé tout au long de leur parcours. Ce n’est donc qu’au terme d’un périple qui peut durer jusqu’à 21 mois que les migrant.e.s les plus « solides » parviennent à atteindre le territoire maghrébin, lieu de transit pour accéder à l’Europe.
Je tenterai de répondre ici à la question suivante : comment les migrant.e.s s’organisent pour survivre et faire face à la politique d’externalisation des frontières européennes qui les obligent à rester bloqué.e.s dans ces pays de transit ?
Je partirai spécifiquement de mon expérience au Maroc où j’ai vécu comme réfugié pendant presque quatre ans. J’y ai créé une organisation de défense des droits et libertés des réfugié.e.s et demandeur.euse.s d’asile. J’y suis ensuite retourné en 2015 pour mettre en place un projet de logement de femmes migrantes primo-arrivantes.
La vie des migrant.e.s subsaharien.ne.s au Maroc
Je m’abstiens ici de parler de chiffres et de catégories de migrant.e.s vivant au Maroc. En effet, ces chiffres sont imprécis et dangereusement manipulables du fait de leurs sources. Car ces données sont publiées soit par le gouvernement marocain pour obtenir des appuis financiers de l’Europe, soit par des gouvernements européens pour créer la peur dans l’opinion publique et justifier la mise en place de politiques migratoires sécuritaires. Les médias mettent ainsi en avant les « centaines de milliers » de migrant.e.s africain.e.s au Maroc qui souhaiteraient émigrer en Europe.
On observe la catégorisation de plus en plus fréquente des réfugié.e.s d’une part et des migrant.e.s dit « économiques » d’autre part. Ces dernier.ère.s sont souvent les plus rejeté.e.s, car accusé.e.s de vouloir fuir la pauvreté dans leur pays. En réalité, la plus grande différence entre ces deux catégories de migrant.e.s réside surtout dans le degré de planification de la migration.
Les migrant.e.s « économiques » ont généralement bien planifié leur voyage. Les un.e.s grâce à leurs propres économies ; les autres grâce à la fortune de leurs parents. Lorsque la famille contribue financièrement à l’émigration, elle le fait dans l’espoir que le départ de leur fils ou fille, neveu ou nièce apportera un soulagement à la misère de la famille toute entière.
Les réfugié.e.s ont souvent été contraint.e.s de quitter le pays sans avoir le temps de préparer leur départ et laissent derrière elles/eux non seulement leur fortune, mais aussi leurs êtres les plus chers que certains ne reverront plus. Finalement, ces deux catégories de migrant.e.s sont forcées de quitter leur pays. L’une pour des persécutions politiques, sociales ou à cause de la guerre, l’autre pour des raisons économiques.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de migrant.e.s (réfugié.e.s comme migrant.e.s « économiques ») se retrouvent aujourd’hui au Maroc (comme dans l’ensemble des pays du Maghreb), dans une situation de forte atteinte aux droits fondamentaux.
Leur vie au Maroc, qu’il est difficile de traduire en mots, se caractérise par :
– Le manque de logement : il est possible de trouver un logement à louer au Maroc sans avoir de papiers (contrairement à l’Algérie où c’est impossible). Dans les quartiers populaires, certains loueurs profitent des sans-papiers en demmandant des loyers plus élevés que pour les marocain.ne.s. C’est pourquoi, il arrive que plus de dix personnes logent dans un appartement deux pièces. Cette promiscuité imposée n’est pas sans conséquence : les femmes et les filles sont souvent victimes de violences sexuelles de la part de membres de leur propre communauté. Et les femmes qui ne peuvent payer leur part de loyer, obtiennent une place au prix de services rendus au tenancier et se voient ainsi réduites au statut d’esclaves sexuelles.
– L’inaccessibilité aux soins médicaux : les migrant.e.s n’ont pas accès aux soins dans les hôpitaux, ce qui cause bien souvent des décès.
– Le manque de travail : les migrant.e.s ne peuvent pas accéder aux activités génératrices de revenus. Ceci entraine de lourdes conséquences sur leur santé physique et mentale.
– Rafles et refoulements : entre 2004 et 2008 (période où j’ai vécu au Maroc), le calvaire des migrant.e.s était encore aggravé par les rafles. Ces arrestations étaient souvent organisées à partir de trois heures du matin : la police passait de maison en maison où habitaient les migrant.e.s et procédait à leur arrestation puis à leur refoulement vers Oujda, une ville frontalière entre le Maroc et l’Algérie. Actuellement, ce mode de refoulement est plus pratiqué en Algérie qui expulse les migrant.e.s dans le désert du Sahara.
La perception des migrant.e.s dans les médias
À ces souffrances s’ajoute également la criminalisation dont les migrant.e.s subsaharien.ne.s sont victimes de la part de certains medias marocains. Ces derniers véhiculent une image négative de ceux.celles-ci. Ils considèrent les hommes comme une menace pour leur pays, des gens malhonnêtes (trafiquants de drogue, arnaqueurs, terroristes ayant commis des crimes de guerre et des actes d’épuration ethnique), tandis que les femmes sont accusées d’être des prostituées atteintes du sida.
Au-delà de la presse écrite, au Maroc, les migrant.e.s subsaharien.ne.s sont aussi largement instrumentalisé.e.s dans les medias audiovisuels. À la télévision, le bulletin d’informations rapportant l’arrestation de marocain.ne.s cherchant à gagner clandestinement l’Espagne est souvent accompagné de supports visuels diffusant l’image de migrant.e.s subsaharien.ne.s.
Au travers de leurs organisations, les migrant.e.s luttent contre cette image négative qui les décrit comme misérables et non instruit.e.s.
Organisation des migrant.e.s au Maroc
Face aux difficultés auxquelles nous devons faire face en tant que migrant.e.s, nous avons créé l’Association de réfugiés et demandeurs d’asile congolais au Maroc (ARCOM). Elle s’est assigné deux objectifs principaux : revendiquer le respect de l’inviolabilité de nos droits et libertés et cultiver un esprit d’entraide, de solidarité et d’assistance au sein du groupe. Grâce à l’ARCOM, nous avons atteint quelques objectifs : nous sommes entré.e.s en contact avec les organisations marocaines des droits humains ; nous avons commencé à lutter pour dénoncer les violences dont nous étions victimes, et enfin, à travers des conférences-débats ou des activités culturelles (concerts, théâtre, etc.), nous avons estompé l’image négative que renvoient les migrant.e.s.
En 2008, j’ai été autorisé à m’installer aux Pays-Bas par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). La barrière de la langue et la non-reconnaissance de mes diplômes obtenus à l’université de Mbuji-Mayi ont cependant compliqué mon installation. J’ai toutefois continué le combat pour la défense des droits des migrant.e.s au sein d’un réseau transnational qui lutte pour la liberté de circulation et le commerce équitable : Afrique-Europe-Interact.
En juin 2014, j’ai écrit un livre. Publié pour la première fois en allemand, il a été traduit et republié en 2017 en français [2] et sera bientôt publié aux États-Unis et en Italie. Depuis sa parution, je parcours l’Europe en organisant des conférences (en particulier en Allemagne, Autriche, Luxembourg, France et Suisse) pour faire entendre la voix des sans voix. Mon ouvrage m’a permis de pénétrer différents milieux : écoles, universités, institutions, organisations et églises. Ces rencontres me permettent de mobiliser beaucoup de monde afin d’interpeller les décideurs sur les conséquences dramatiques de leurs politiques xénophobes et sécuritaires. Ici, en Europe, on entend souvent le discours « l’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». L’Europe laisse ainsi mourir des hommes, femmes et enfants devant ses portes. La méditerranée est devenue la fosse commune de milliers de migrant.e.s dans l’indifférence de ceux et celles qui ont la possibilité de les sauver. L’Europe devrait pourtant avoir le courage de s’attaquer aux vrais problèmes qui poussent les gens à émigrer. On ne peut pas et accepter d’accueillir toutes les richesses du monde et refuser d’accueillir ceux et celles qui fuient la pauvreté provoquée par les pillages de ces mêmes richesses !
Grâce à mon livre et aux multiples rencontres organisées dans ces divers pays, j’ai pu concrétiser un projet qui me tenait à cœur : l’ARCOM a pu ouvrir une maison pour femmes migrantes à Rabat. Des femmes qui, après avoir traversé le désert du Sahara dans les conditions déjà évoquées, débarquent à Rabat sans même savoir où dormir. Elles sont alors le plus souvent exploitées sexuellement par des réseaux qui profitent de leur situation, et parfois même par des hommes de leur propre communauté. Beaucoup d’entre elles vivent de la mendicité et dorment dans les gares. Nous avons baptisé cette maison « Baobab » parce que, dans ma ville natale, le feuillage du Baobab offre une ombre réparatrice aux chasseurs qui après avoir chassé toute la journée en vain, se rassemblent pour se reposer, échanger et redéfinir leur stratégie. Ainsi, notre maison offre un logement temporaire et d’urgence aux femmes qui viennent d’arriver. Elle leur permet de se reposer, de récupérer des forces et de parler de leur expérience avant de redéfinir leurs perspectives d’avenir. Le centre, géré par mes collègues de l’ARCOM, dispose également d’un programme de soutien scolaire aux enfants et de cours d’alphabétisation.
Pour citer cet article :
Emmanuel Mbolela, "L’organisation des migrant.e.s en route vers l’Europe", septembre 2018, texte disponible à l’adresse : [http://www.gresea.be/L-organisation-des-migrant-e-s-en-route-vers-l-Europe]