Mise en application le 1er janvier 2006, la loi sur les intérêts notionnels du 22 juin 2005 n’a pas fini d’échauffer les esprits en Belgique. Exempter d’impôts les entreprises, cela n’a rien de naturel ni d’évident. Petit rappel qui nous permettra de retracer, dans les grandes lignes, la philosophie sous-jacente à la mise en œuvre des intérêts notionnels en Belgique.
Exempter les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
notionnels de l’impôt sur les entreprises ne peut se justifier que si elle soutient l’emploi ou ne crée pas de discriminations entre acteurs économiques. Nous verrons, au passage, que les intérêts notionnels
Intérêts notionnels
Avantage fiscal propre à la Belgique, consistant à calculer fictivement un intérêt sur les fonds propres d’une firme comme si ces derniers étaient considérés comme du capital emprunté et de déduire le montant obtenu du bénéfice imposable.
(en anglais : notional interests)
n’ont satisfait ni à l’une ni à l’autre de ces conditions.
Les intérêts notionnels correspondent à une déduction fiscale pour capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
à risque qui consiste en une déduction d’intérêts fictifs (voilà pourquoi ils sont précisément qualifiés de "notionnels") calculés sur la base des fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
propres d’une entreprise. Ces intérêts peuvent être déduits de façon plafonnée de la base imposable de l’impôt des sociétés. Dans la pratique, le système permet aux entreprises de déduire de leurs bénéfices imposables un intérêt fictif calculé sur leur capital
Capital
à risque. Le but est d’encourager le recours aux fonds propres
Fonds propres
Ensemble des fonds représentant ce que l’entreprise possède en propre. Il s’agit essentiellement du capital décomposé en parts de capital (ou en actions) en valeur nominale, d’une part, et des bénéfices réservés accumulés au fil des années d’autre part.
(en anglais : shareholders’ equity)
comme méthode d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
. Qu’en est-il dans la réalité ?
Les PME ? Oubliées…
Autrefois, le recours à l’emprunt était, en droit fiscal, favorisé sur le plan fiscal. En 2006, le gouvernement, dans sa communication, a beaucoup insisté sur le fait que les intérêts notionnels réduiraient la discrimination fiscale entre les sociétés qui se financent par un recours à l’emprunt et celles qui font appel au financement par fonds propres. Jusqu’à l’introduction des intérêts notionnels dans la législation belge, seule une entreprise qui se finançait par recours à l’emprunt pouvait déduire de sa base taxable les intérêts liés à ce type de financement. Par contre, une entreprise qui se finançait grâce à ses fonds propres n’avait pas la possibilité de les déduire de sa base taxable.
Là, comme cela sur le papier, cela a l’air limpide : les intérêts notionnels, cela ne favorise pas l’apparition de discriminations entre les entreprises. Trop beau toutefois pour être vrai. Toutes les entreprises ne sont, en effet, pas logées à la même enseigne.
Il en va ainsi des PME. "II faut 200.000 euros de fonds propres pour obtenir un gain maximal d’impôts de 2.911 euros, et 1 million d’euros pour un gain de 14.555 euros ! Autant dire que, pour les PME, la mesure a un impact marginal". [1]
Dans la mesure où les intérêts notionnels n’avaient d’autre but que de garder en Belgique les centres de coordination des entreprises multinationales dont les fonds propres, rien de comparable évidemment avec les PME, se mesurent en centaines de millions d’euros. Le gouvernement a vendu les intérêts notionnels à la Commission européenne en stipulant que toutes les sociétés seraient désormais concernées par ce mécanisme. En réalité, il n’a jamais été sérieusement question de donner un coup de pouce aux PME via les intérêts notionnels.
Douteux rapport qualité-prix
Or, les petites et moyennes entreprises sont généralement intensives en travail. N’étant pas spécialement destinés à soutenir les PME, les intérêts notionnels n’ont guère aidé à développer l’emploi en Belgique. D’après la CSC [2] qui s’inspirait du rapport de la Banque nationale [3] de février 2008 consacré aux intérêts notionnels, la déductibilité induite par les intérêts notionnels devrait créer 3.000 emplois en cinq ans via une augmentation des investissements des entreprises de 0,8% par an. Question : mais à quel coût ?
La Banque nationale évalue à 2,385 milliards d’euros le coût brut annuel en 2006 des intérêts notionnels, leur coût net se situant entre 140 et 430 millions d’euros. Pourquoi distinguer un coût net et un coût brut ? D’après le bureau du Plan, "l’impact budgétaire net s’avère toutefois beaucoup plus réduit. Celui-ci est en effet limité par le produit des mesures de compensation, dont la principale porte sur la modification de la définition des plus-values réalisées qui sont exonérées d’impôt". [4]
Travaillons donc sur la base des coûts nets pour évaluer l’impact des intérêts notionnels sur la création d’emploi en Belgique. Sortons les calculettes. Il apparaît que pour créer 600 emplois sur base annuelle (3000/5), le coût net annuel moyen des intérêts notionnels aura été de 285 millions d’euros [5]. Coût net par emploi créé via le système des intérêts notionnels : 285 millions divisés par 600, soit 475.000 euros par an par emploi créé, soit près de 39.600 euros par mois. Coût évidemment exorbitant. On notera que si l’on retient le coût le plus léger pour les finances publiques de 140 millions d’euros, le coût mensuel net par emploi créé sera de 19.452 euros. Vous avez bien lu : si l’on estime à 140 millions d’euros le coût annuel global des intérêts notionnels en 2006, cela revient à verser 19.452 euros [6] par mois par emploi créé.
A titre de comparaison, on criait au scandale lorsqu’en 2000, les réductions de cotisations en 2000 (2,6 milliards d’euros) n’avaient permis que la création de 35.700 emplois, ce qui représentait un coût par emploi créé sur base annuelle de 73.228 euros, soit 6.102 euros par mois [7]. Une paille à côté des intérêts notionnels. Finalement, au nom de l’emploi, on assiste, depuis une dizaine d’années déjà, à un hold-up sur les finances publiques et la sécurité sociale. Tant et si bien que l’on peut se demander où cela va s’arrêter.
Ainsi, on peut déjà s’attendre à ce que le coût des intérêts notionnels grimpe dans les années à venir pour toute une série de raisons. A commencer par l’augmentation des taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
(pour rappel, la BCE a imprimé une hausse de 0,25% de son taux directeur
Taux directeur
Taux d’intérêt fixé par les autorités monétaires (banque centrale seule ou en collaboration avec le ministère des Finances) sur les prêts à court terme de l’État ; par la structure hiérarchique des crédits, ces taux influent généralement sur les taux pratiqués sur l’ensemble des crédits.
(en anglais : federal funds rate).
fin juin 2008) qui rend le loyer de l’argent plus cher et donc justifie de recourir aux fonds propres en vue de réaliser des investissements. Dans un tel contexte, étant donné l’ingénierie fiscale dont disposent de nombreuses entreprises pour éluder l’impôt, le recours aux intérêts notionnels risque de peser de plus en plus lourd sur les finances publiques.
Rien à voir avec l’économie réelle
Dans ces conditions, on comprend mieux les réactions pour le moins négatives de la CSC qui n’hésitait pas à affirmer que "les avantages de cette mesure [les intérêts notionnels NDLR] sont donc absolument disproportionnés par rapport aux montants investis par le gouvernement alors que celui-ci est confronté à d’énormes difficultés budgétaires. Dés lors, la CSC a demandé au gouvernement de revoir sa copie et d’opter pour des mesures qui favorisent l’emploi et le pouvoir d’achat". [8]
Alors, exit les intérêts notionnels ? Pas si vite, pas si vite. Après l’emploi et les PME dont nous avons vu qu’ils n’étaient en rien favorisés par les intérêts notionnels, certains en viennent à justifier l’existence d’un régime fiscal dérogatoire préférentiel aux entreprises par "l’attractivité de la Belgique sur le plan fiscal [rendant] la Belgique attrayante pour les groupes d’entreprises multinationaux, ce qui peut les inciter à y établir leurs centres de financement". [9] La belle affaire.
Car, toujours d’après la Banque nationale, "l’instauration de la déduction fiscale pour capital à risque a indéniablement eu des retombées considérables en termes de flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
financiers. En revanche, l’impact sur l’économie réelle, mesuré sur la base d’une simulation reposant sur le modèle économétrique de la Banque, resterait assez limité à court terme et deviendrait un peu plus sensible à moyen terme". [10]
Bref, impact quasi nul à moyenne échéance. Ce qui permet, au passage, de relativiser l’importance de l’argument lié à l’attractivité.
Bref, à cause des intérêts notionnels, l’État s’est privé de rentrées fiscales pour le plus grand bonheur de quelques groupes multinationaux sans impact sur l’emploi et l’économie réelle. Un pur jeu d’écritures en somme.