Cette carte blanche a été proposée le 2 juillet 2014 à la Libre Belgique. Elle n’a malheureusement pu être publiée.

Comme très souvent, la grève des cheminots du lundi 30 juin a amené divers éditorialistes et commentateurs à se contenter de mobiliser quelques poncifs plutôt que de se livrer à une véritable analyse des causes qui ont conduit les cheminots à paralyser le rail durant une journée. Parmi les clichés les plus utilisés, on trouve des formules choc telles que « des usagers pris en otage », « des départs en vacances contrariés », « la Belgique, terre de grève » ou encore, avec un accent plus patronal, la « mise en danger de l’entreprise ».

Dans l’éditorial de La Libre Entreprise de ce samedi 28 juin, Yves Cavalier suggérait l’existence de deux types de grève. La « grève des pauvres », que l’on ne peut que comprendre, qu’il oppose à la « grève des riches », qui est forcément illégitime. Selon cette catégorisation, la grève n’est légitime que lorsque des travailleurs, comme chez Delhaize, ArcelorMittal ou Caterpillar, sont mis devant le fait accompli d’un plan de restructuration. Dans ces cas, le travailleur est considéré comme une victime. En outre, in fine, ces grèves dérangent peu de monde et elles ne parviennent pas à infléchir ou alors très peu les intentions managériales.

Quant à la grève des cheminots, elle serait typiquement une « grève de riches » car, pour l’essentiel, elle est l’œuvre d’agents d’un service public supposés « protégés » par leur statut. Ce lieu commun est absurde, et même inadmissible. Il occulte le fait que, comme Delhaize, ArcelorMittal ou Caterpillar, la SNCB est un groupe en profonde restructuration. Entre 2004 et 2013, ce sont 5.971 emplois qui ont été supprimés dans les trois entreprises (SNCB, Infrabel et SNCB Holding Holding Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
) qui la composent. Cette restructuration, sans doute moins « médiatique » que d’autres au vu de son étalement dans le temps, engendre une dégradation des conditions du travail pour ceux qui restent. Le nombre de jours de congé « irrécupérables » par les cheminots n’est qu’un des indices de cette intensification du travail Intensification du travail Stratégie managériale destinée à tirer davantage de production de la part de chaque travailleur.
(en anglais : work intensification)
. Cette question de la dégradation des conditions de travail est aussi au cœur de deux autres conflits épinglés par l’éditorialiste de La LibreEntreprise comme faisant partie des « grèves de riches », à savoir ceux de Belgocontrol et de Wordline. En outre, les usagers (occasionnels ou navetteurs) vivent à longueur d’année les conséquences des restrictions de moyens dont souffre la SNCB : manque de places assises, retards et annulation de trains… Si un conducteur en manque de repos grille un feu rouge, qui sera mis en cause ? La SNCB et les pouvoirs publics ayant restreint ses moyens ou le conducteur empêché de manière structurelle de prendre ses récupérations ?

Si l’on en croit les différents articles que La Libre Entreprise a consacrés à ces conflits « de riches », il est intéressant de relever qu’ils ont systématiquement fait l’objet d’un préavis de grève. Autrement dit, sous réserve d’une analyse plus approfondie, les règles de la concertation sociale ont chaque fois été respectées. Dans le cas de Belgocontrol et de la SNCB, les actions syndicales ont aussi fait l’objet d’une très large communication à travers les médias. Aucun effet de surprise n’a donc pu jouer.

Cette mise en opposition entre « grève de pauvres » et « grève de riches », que l’éditorialiste de La Libre Entreprise considère lui-même comme quelque peu excessive, a au moins deux grandes conséquences.

Premièrement, elle jette le flou sur ce qu’est réellement la richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
à une époque où les inégalités sociales ne font que croître. Peut-on réellement considérer qu’un cheminot est riche du simple fait qu’il dispose d’une certaine protection de l’emploi ? Est-ce que gagner 1785 euros brut mensuel (salaire de base d’un nettoyeur de gare), 1943 euros brut mensuel (salaire de base d’un technicien cheminot) ou 2227 euros brut mensuel (salaire de base d’un conducteur de train) fait que l’on est un travailleur riche ?

Deuxièmement, cette distinction condamne indirectement la grève comme moyen de pression en vue de maintenir, voire d’améliorer les conditions de travail. Dans un contexte marqué d’une part par les politiques d’austérité avec tout ce que cela implique au niveau des droits salariaux et de sécurité sociale, et d’autre part par des pratiques de management qui favorisent le licenciement et le travail en sous-effectifs, cette distinction revient à vider le droit de grève d’une partie importante de son contenu sans avoir besoin pour ce faire de retoucher la législation.

Bruno Bauraind (GRESEA), Jan Buelens (Université d’Anvers), Anne Dufresne (FNRS, UCL), Corinne Gobin (FNRS, ULB), Esteban Martinez (ULB), Kurt Vandaele (ETUI), Jean Vandewattyne (UMONS).

Les auteurs du texte sont aussi membres du Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS http://www.gracos.be/)