La bataille pour le contrôle de la sidérurgie européenne a, au minium, enrichi le vocabulaire populaire d’un nouveau mot.
Au Café du Commerce, on connaissait Arcelor, le machin qui a remplacé Cockerill-Sambre et Sidmar. On connaît maintenant, entre deux chopes, Mittal, un autre machin. Le 25 juin 2006, il a gobé Arcelor et ses quelque 13.000 travailleurs en Belgique.
Là, cependant, on ne connaît rien, on reste en surface.
Les "trente salopards"
La bataille des géants, Mittal contre Arcelor, c’est un conte de fées, l’image d’Epinal répandue par les écrans de télévision pour amuser et distraire la galerie. Mittal contre Arcelor, c’est facile à retenir. Le premier a fait une offre de rachat alléchante et le second, finalement, s’est incliné. Cela s’est fait par un vote au conseil d’administration, ce qui est sorte de happy end : les actionnaires d’Arcelor ont eu le dernier mot.
Cette fable, lorsqu’on sait l’importance que les élites politiques européennes accordent au libre jeu du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, mérite qu’on s’y arrête. Car c’est en coulisse qu’a eu lieu le coup d’estoc déterminant visant à faire fléchir les dirigeants d’Arcelor.
Cela se passe le 30 mai 2006, quatre jours après qu’Arcelor ait annoncé sa proposition de s’associer au Russe Severstal pour – définitivement, pensait-il – repousser l’OPA
OPA
Offre publique d’achat : proposition publique faite par un investisseur d’acquérir une société ou une partie de celle-ci à un prix annoncé. Elle peut être amicale ou hostile, si le management de la firme ciblée est d’accord de se faire reprendre ou non.
(en anglais : tender offer).
hostile de Mittal. Le moment est crucial. Et cela va se passer en coulisse.
Tout le monde connaît le nom de Mittal, bien peu ont entendu parler du Children’s Investment Fund, de DE Shaw, de Centaurus, de Highbridge ou d’Atticus Capital. Ce sont des fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
spéculatifs. Ils agissent dans l’ombre.
Comme le raconte John Plender [1], ce sont eux, par une manœuvre orchestrée par la banque d’investissement
Banque d’investissement
Organisme de gestion de dépôts et de fortune qui, contrairement aux banques commerciales, peut placer ces fonds sur les marchés financiers (Bourse...) et investir dans des sociétés privées autres que bancaires. En revanche, les banques d’investissements n’ont pas le droit de récolter massivement les dépôts et d’avoir des agences à toutes les rues des cités.
(en anglais : investment bank)
Goldman Sachs, qui signent, le 30 mai 2006 une lettre de protestation adressée au conseil d’administration, en dénonçant le caractère "profondément antidémocratique [sic] et contraire aux principes de la gouvernance d’entreprise" du projet d’alliance avec Severstal.
"Signent" est, en l’occurrence, un bien grand mot. Non seulement la lettre ne comporte-t-elle pas l’adresse de ces soi-disant "actionnaires rebelles" (que d’aucuns baptiseront les "trente salopards"), ni indication claire du nombre de titres dont ils se font prévaloir, mais leur signature est souvent illisible. Cela fait penser à la mafia. Lettre de menace anonyme, c’est presque cela.
C’est pourtant cette même lettre qui, toujours en coulisse, le même jour, le 30 mai 2006, sera brandie à un des administrateurs principaux d’Arcelor, l’Espagnol José Maria Aristrain (3,6% des parts), lors d’un aparté secret organisé à cet effet par Mittal à l’aéroport de Stuttgart [2]. Cette lettre va ébranler Aristrain, maillon faible d’Arcelor, et l’enrôler dans le camp Mittal.
Le 30 mai, la messe est dite. Le reste n’est plus que littérature, fabliaux et propagande pour assurer que l’honneur du marché reste sauf : les actionnaires ont eu le dernier mot. La bonne blague.
Histoire de sauterelles
Les grands méchants loups de la finance, jusqu’il y a peu, étaient les fonds de pension, également appelés "investisseurs institutionnels" ou les "zinzins". Oublier les fonds de pension.
A côté des nouveaux instruments de spéculation
Spéculation
Action qui consiste à évaluer les variations futures de marchandises ou de produits financiers et à miser son capital en conséquence ; la spéculation consiste à repérer avant tous les autres des situations où des prix doivent monter ou descendre et d’acheter quand les cours sont bas et de vendre quand les cours sont élevés.
(en anglais : speculation)
apparus ces dernières années – "hedge funds" et "private equity houses" – ces zinzins font figure d’enfants de chœur.
Rien ne sert, non plus, de graver en mémoire les noms de la Children’s Investment Fund ou de Centaurus. Que ce soit chez Arcelor ou ailleurs, ils viennent et ils repartent, comme des nuées de sauterelles qui nettoient tout sur leur passage : la comparaison a été utilisée en avril 2005 par le dirigeant social-démocrate allemand Münterfering, suscitant réprobation et riposte des milieux financiers. La Banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne, par exemple, rappellera l’Allemagne à l’ordre en l’invitant "à faire bon accueil à ce type d’investisseurs en raison de l’utilité de leur contribution macroéconomique" [3].
Nuées, le mot n’est pas faible. En 1990, ces "véhicules d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
à statut non réglementés" qu’on appelle hedge funds (la variante "private equity" cible les sociétés non cotées), étaient au nombre d’environ 300.
Dix ans plus tard, en 1999, on en comptait 4.000, et 6.700 en 2003. Ils contrôlaient, à ce moment, des actifs estimés à 600 milliards de dollars [4], un chiffre qu’il convient de multiplier par deux aujourd’hui. Cela fait plus 1.200.000.000 dollars, soit pas loin mille milliards d’euros : sauterelles puissantes.
Leur montée en puissance est due, essentiellement, à une politique de l’argent facile, à sa très grande disponibilité. Partout, tendance à la baisse des salaires, à la hausse des profits. Cela fait des montagnes d’argent dont les propriétaires, entreprises et riches particuliers, ne savent trop que faire, sinon les faire fructifier encore et plus, d’autant que l’argent est bon marché : faibles taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
, s’endetter ne coûte rien.
D’où règne de la spéculation. Et risque de bulles financières.
Notant que "les marchés financiers ont poussé comme de la mauvaise herbe durant la dernière demi-décennie de faibles taux d’intérêt réels" et que "leur part des revenus a atteint des niveaux records", le Wall Street Journal n’explique pas autrement la réticence actuelle des banques centrales à relever leurs taux : "Ce qui les tient éveillés la nuit n’est pas tant l’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
que l’instabilité."
Le raisonnement des banques centrales, suggère le journal financier américain, est qu’il vaut mieux, à tout prendre, avoir un peu d’inflation que risquer une réédition du crash de 1998, lorsque le fonds spéculatif Long Term Capital Management a dû être renfloué pour éviter un effondrement mondial des places financières [5].
Même inquiétude à la Banque centrale européenne qui, contrairement aux bons conseils prodigués peu avant à l’Allemagne, s’est hasardée à dire que le crash d’un hedge fund majeur (ou d’un groupe de petits hedges) serait d’une amplitude comparable à une pandémie de la grippe aviaire [6]. Et qu’il y a là, donc, menace de déstabilisation de l’économie européenne. Pas moins.
Globalement déstabilisant
Que ces fonds spéculatifs ont une inquiétante capacité de déstabilisation, les (ex-)dirigeants d’Arcelor en ont fait l’amère expérience, à un niveau plus terre-à-terre, dans le quotidien du tissu productif,. Il n’y a pas que management d’Arcelor...
Voir le cas de Cadbury-Schweppes, une boîte transnationale
Transnationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : transanational)
qui, sous prétexte de "recentrage", a décidé en novembre 2005 de lever un peu de cash en vendant, pour 1,85 milliard d’euros, son néanmoins très lucratif département "boissons européennes" (Schweppes, Orangina, Oasis, Apollinaris). Vendre à qui ? Vendu aux fonds spéculatifs Blackstone et Lion Capital. La manœuvre judicieuse, comme l’a relevé à l’époque un commentateur bien informé des prouesses managériales dont ces fonds sont capables : ils vont "sabrer dans les coûts puis se dégager vite fait" [7]. En clair, pas des capitaines d’industrie, mais des tueurs à gages.
Au même moment, de l’autre côte de l’Atlantique, même scénario avec le groupe de presse américain du Miami Herald, dont le fonds spéculatif Private Capital Management exigera, après avoir acquis 19% des parts du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, la vente pure et simple. Non parce que le journal serait mauvais ou déficitaire, mais parce que sa marge bénéficiaire est jugée trop faible. Alors, n’est-ce pas, autant vendre, autant se faire un gros profit tout de suite pour "réinvestir" ailleurs et... après moi, le déluge. N’est-ce pas le but du jeu ? Maximiser les profits.
L’affaire Heinz est meilleure encore. Là, en juin 2006, sous les assauts du fonds spéculatif de la Trian Fund Management, le célèbre fabricant de ketchup acceptera, pour augmenter sa rentabilité (et donc les dividendes), de se défaire de 8% du personnel (2.700 travailleurs) et de liquider 15 usines [8].... On casse tout ? Si cela permet de mieux rétribuer les actionnaires, pourquoi pas.
Spéculation rapace
Ce capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
rapace se signale par quelques traits. Primo, il mise peu, et souvent en s’endettant (argent facile), en vue de rapporter gros. En s’offrant la société chimique allemande Celanese, il a sorti 650 millions d’euros pour aussitôt en récolter plus de trois milliards : est typiquement visé, un rendement annuel de 35% sur l’investissement [9].
Pas d’état d’âme naturellement. Ces fonds sont particulièrement appréciés, par le marché, pour leur capacité de "guérir" des entreprises affligées "d’inflexibilité sociale" – entendre : là où les travailleurs tiennent à leurs acquis. Les coupes sombres, c’est leur spécialité. Dépeçage et traitement de choc.
Un autre trait est leur intérêt croissant pour les industries nobles qui, à l’instar d’Arcelor, produisent biens d’équipements et marchandises durables. Il n’est jusqu’aux PME qui voient leur structure familiale ébranlée : l’an dernier, en 2005, 78% des investissements spéculatifs visaient en Italie des entreprises de moins de 250 personnes [10].
Sachant que les fonds n’ont aucune politique industrielle (cadet de leurs soucis) et ne visent que le gain immédiat, leur emprise croissante sur l’économie des nations ne manque pas d’inquiéter. C’est le règne suicidaire du "court-termisme", comme Pierre Artus l’a dénoncé dans son livre "Le capitalisme est en train de s’autodétruire". En effet, note-t-il, la course à "la rentabilité élevée porte en elle-même sa propre fin, puisqu’elle suppose de sacrifier l’avenir" [11].
Alors ? Alors, revenons à l’OPA sur Arcelor. Commentant le rôle décisif, étrange et occulte qui y a joué les fonds spéculatifs, l’analyste financier John Plender lance cet avertissement : "Le message qui ressort d’Arcelor (...) est que permettre aux hedge funds, et à d’autres institutions possédant des objectifs et des agendas très différents, de dicter la structure de l’économie globale, avec toutes ses conséquences pour les marchés et pour l’emploi, est hautement critiquable en l’absence de plus de transparence." L’affaire, dit-il, souligne le "besoin urgent" de revoir "les mécanismes brinquebalants" mis en place par l’Europe en matière d’acquisition d’entreprises [12].
Le politique s’est endormi ?
Là, le journaliste britannique met le doigt sur la plaie. La Banque centrale européenne, on l’a vu, juge l’évolution préoccupante. Que font les autorités ? Il y a quelqu’un ?
Les "autorités", en réalité, ne sont pas restées de marbre. Elles ont des "pistes". Elles envisagent des "mesures". Elles ne vont pas toutes dans le même sens.
C’est que le contraste est étonnant – et inattendu – entre la voie choisie par les États-Unis et celle que s’apprête à tracer l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
. Contrôle accru outre-Atlantique, laisser-faire dan s le Vieux Continent. Qu’on en juge.
Aux États-Unis, sous un titre éloquent ("A quand une police des hedge funds ?"), le magazine financier Business Week [13] dénonçait voici peu les lenteurs entourant les mesures de régulation du secteur décidées en 2002. En rappelant que ce business, "hautement secret" et libre de toute restriction, a amassé "des montants records de cash, dont une bonne part pourrait provenir de sources douteuses". C’est un aspect dont on parle peu. N’ayant de compte à rendre à personne, ces fonds spéculatifs peuvent d’évidence être le véhicule d’opérations de blanchiment d’argent et d’autres activités criminelles. Les réguler, donc, relève d’un impératif platement pénal. C’est ainsi qu’on raisonne à Washington.
En Europe, autre son de cloche. Début juillet 2006, la Commission européenne a rendu public le rapport qu’elle a commandité à un groupe d’experts aux fins de déterminer, par la méthode discrétionnaire qui fait son charme, une politique en la matière, ce qu’un "livre blanc" formalisera avant la fin de l’année [14].
Formaliser est le terme approprié. Car il apparaît d’ores et déjà que, malgré son intention de consulter consommateurs, investisseurs et autorités de régulation nationales, donc d’ouvrir le débat, la Commission européenne ne modifiera pas d’un iota les conclusions du groupe d’experts. Lesquels optent sans surprise – ils ont été choisis dans le secteur des fonds spéculatifs ! – pour un minimum de régulation. On trouve notamment, parmi ces "conseillers du prince", des représentants de Tribeca (l’unité hedge funds de Citigroup), de Lyxor (Société Générale) et de Goldman Sachs, chef d’orchestre pour Mittal des "trente salopards" parachutés dans le dossier Arcelor.
Manifestement, les fonds spéculatifs ont encore de beaux jours devant eux en Europe. La foi dans les vertus d’un marché libéré de toutes entraves, quelles qu’en soient les conséquences pour les entreprises et les travailleurs, demeure – c’est maladif – l’alpha et l’oméga de la nomenklatura européenne.