Qui s’intéresse au programme des Nations unies pour le Développement Programme des Nations Unies pour le Développement Ou PNUD : Organisation de l’ONU spécialisée dans le développement. Elle se distingue des autres organisations des Nations unies par la publication annuelle d’un rapport mondial sur le développement se basant sur des indicateurs humains.
(En anglais : United Nations Development Programme, UNDP)
sera tombé, ces mois, sur un rapport intitulé "Renforcer la gouvernance démocratique pour réduire la pauvreté", fruit des travaux du Centre d’Oslo sur la Gouvernance [1]. Qui se préoccupe des activités du Forum social mondial aura découvert qu’un de ses ateliers, à Porto Alegre en janvier 2003, avait pour thème "Gouvernance mondiale et institutions internationales" [2]. Qui observe l’évolution des centres d’intérêt de la Fédération des entreprises de Belgique aura appris, en novembre 2003, que celle-ci a lancé une vaste enquête interne visant, notamment, à préparer le secteur privé à l’obligation que l’Europe fera sans doute prochainement à chaque pays de désigner "un Code de corporate governance auquel les sociétés cotées nationales devront se référer". Qui cherche à rester informé de l’actualité politique belge aura lu, peut-être, l’été dernier, la déclaration gouvernementale de l’équipe Verhofstadt II et, ainsi, noté que cette dernière se propose de moderniser les entreprises publiques "selon les règles de la corporate gouvernance". On peut multiplier les exemples. Chasser de l’esprit la bonne gouvernance, c’est s’exposer à la voir revenir au grand galop.

Est-il possible d’avoir sur le sujet un regard ingénu ? La question n’est pas gratuite. Dès lors qu’on se trouve devant un nouveau concept, on a tout intérêt, avant de s’en servir, de s’interroger sur les raisons qui ont fait apparaître cette "boîte à outils". Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?

Lorsqu’on cherche à analyser les discours sur la gouvernance, et c’est ce à quoi nous nous limiterons dans le cadre de ce bref survol de la question, on sera rapidement amené à séparer, d’une part, distinct des systèmes de gestion d’entreprise qui s’en revendiquent (gouvernance d’entreprise, en anglais « corporate governance »), le contexte géopolitique qui justifie aujourd’hui de traiter celui-ci en termes de gouvernance et, d’autre part, les discours sur la gouvernance proprement dits, les grandes tendances qui les habitent et les étayent.

 Du côte de la Cité mondiale

Le contexte géopolitique, pour faire court, tient en un mot. Mondialisation. L’internationalisation des relations économiques et commerciales, le poids gigantesque pris par les organes qui encadrent ces relations, tels le Fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
monétaire international, la Banque mondiale Banque mondiale Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
et l’Organisation mondiale du commerce Organisation mondiale du Commerce Ou OMC : Institution créée le 1er janvier 1995 pour favoriser le libre-échange et y ériger les règles fondamentales, en se substituant au GATT. Par rapport au GATT, elle élargit les accords de liberté à des domaines non traités à ce niveau jusqu’alors comme l’agriculture, les services, la propriété intellectuelle, les investissements liés au commerce… En outre, elle établit un tribunal, l’organe des règlements des différends, permettant à un pays qui se sent lésé par les pratiques commerciales d’un autre de déposer plainte contre celui-ci, puis de prendre des sanctions de représailles si son cas est reconnu valable. Il y a actuellement 157 membres (en comptant l’Union européenne) et 26 États observateurs susceptibles d’entrer dans l’association dans les prochaines années.
(En anglais : World Trade Organization, WTO)
, ont conduit les États et tous les pouvoirs précédemment organisés dans ce cadre – désormais donné comme étriqué – à pallier, par divers moyens, leur marginalisation et impuissance.

On n’explique pas autrement la revendication, notamment portée par les grandes organisations syndicales et divers mouvements sociaux, d’une « gouvernance mondiale ». C’est l’idée que, puisque le monde économique est désormais organisé à l’échelle planétaire, le monde politique n’a d’autre choix, sous peine de perdre toute influence sur le cours des événements, que de suivre l’exemple.

La volonté, exprimée ci et là, de réformer l’Organisation mondiale du commerce s’inscrit dans ce mouvement : redonner au politique la préséance sur la décision économique. C’est vrai également de la nébuleuse que d’aucuns ont convenu d’appeler les « altermondialistes », où l’on veut une « autre » mondialisation, régie non plus par les forces et lois du marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
, mais par les suffrages d’une Cité mondiale... qui reste à inventer ?

Ce qui est, en quelque sorte, visé ici – et ressenti comme une nécessité – est la création d’un gouvernement mondial. Pourquoi dès lors est-ce le terme, bien plus obscur, de gouvernance mondiale qui s’est imposé ? L’analyse [3] que Jean-Pierre Robin a faite du livre que vient de publier le commissaire européen Pascal Lamy sous le titre « La Démocratie-monde, pour une autre gouvernance globale » est à cet égard éclairante. Robin note ainsi l’embarras de Lamy à définir son propos, qui juge indispensable d’instaurer un cadre politique international, une « démocratie-monde » qui serait le pendant naturel de « l’économie-monde » et, conscient de ce que la notion d’un gouvernement supranational a d’utopique, voire de peu souhaitable, lui préfère le « concept mou de ‘gouvernance’ » que Lamy appelle ici, par un « affreux barbarisme », la « démocratie alternationale ». Ainsi que l’observe Robin, « les néologismes trahissent toujours un certain embarras de leurs auteurs, tout comme ils suscitent l’agacement des lecteurs. » Pourquoi, s’interroge Robin, Lamy impose-t-il à la pensée autant de détours inutiles et abscons, alors que, en réalité, sa définition de la gouvernance « devient moins abstraite dès que l’on a compris qu’elle s’applique à la construction européenne. Qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, cette dernière offre en effet un mode de gouvernance sans précédent. »

Faut-il y insister ? On voit ici, condensé et contrasté en quelques lignes, un va-et-vient entre, d’une part, l’aspiration à un gouvernement mondial, avec tout ce que celui-ci comporterait d’utopiques mécanismes de légitimation démocratiques et, d’autre part, jouant sur l’attrait populaire de cette idée vertueuse (d’où les contorsions embarrassées de Lamy), la volonté politique de faire contrepoids à l’intégration économique mondiale en lui opposant une « gouvernance mondiale » qui, elle, que ce soit sous le nom de « construction européenne » ou de « méthode communautaire », n’a qu’un lointain rapport avec l’idéal démocratique d’un gouvernement qui exécuterait la volonté d’une assemblée élue et de pouvoirs constitués qui, tous, « émaneraient de la nation ».

 Pratiques et procédures

Tel est le fossé qui sépare les notions de gouvernement et de « gouvernance », cette dernière représentant un concept fourre-tout censé rationaliser, justifier et formaliser un ensemble de procédures et de pratiques, pragmatiques plutôt que démocratiques, emportant la décision politique : pour reprendre le mot de Jean-Frédéric Schaub qui, dans une mise en garde contre le risque de « brader la politique au profit de la gouvernance », définit celle-ci comme une « notion (qui) sert à légitimer la décision politique lorsqu’elle est prise en dehors des institutions qui incarnent la démocratie. » [4]

Ces procédures et pratiques étant caractéristiques du fonctionnement des institutions européennes, on ne s’étonnera donc pas des faveurs dont jouit le concept de gouvernance dans cette sphère-là. On n’en voudra pour preuve – exemple symptomatique – que ce texte consacré à « La coordination des politiques économiques dans la zone euro » [5] signé de Pierre Jacquet et Jean Pisani-Ferry. S’y voient opposés une coopération économique européenne forgée « à travers un processus de construction pragmatique, en repoussant toujours le débat préalable sur la finalité » et des États, « à la fois désireux et rétifs à de nouveaux transferts de souveraineté », situation qui indique, selon les auteurs, que « ‘la méthode communautaire’ atteint ses limites » et, partant, qu’il convient de « réfléchir à la gouvernance de l’Europe ». Envisagée sous l’angle économique, cette gouvernance doit, disent-ils, être préférée à l’expression de gouvernement économique due à Pierre Bérégovoy, car la notion de gouvernance « souligne la pluralité des acteurs et la nécessité de définir et d’adopter des ‘bonnes pratiques’ dans un certain nombre de domaines économiques. » Réfléchir à la gouvernance de l’Europe consiste, en d’autres termes, non seulement à renforcer et consolider de « bonnes » procédures et pratiques, mais, ceux-ci étant appelés à se substituer aux mécanismes démocratiques classiques de la décision politique, à en faire dépendre l’élaboration d’une « pluralité d’acteurs », devant lesquels doit s’effacer le législateur. Il s’ensuit tout naturellement que, les auteurs estimant qu’il manque à cette coordination européenne une charte de politique économique Politique économique Stratégie menée par les pouvoirs publics en matière économique. Cela peut incorporer une action au niveau de l’industrie, des secteurs, de la monnaie, de la fiscalité, de l’environnement. Elle peut être poursuivie par l’intermédiaire d’un plan strict ou souple ou par des recommandations ou des incitations.
(en anglais : economic policy).
, ils en confieraient volontiers l’élaboration, « suivant une méthode déjà utilisée, à un groupe d’experts et de personnalités européennes incontestables. » Aux conseillers du Prince, si on veut...

La démarche n’est pas propre aux clercs qui gravitent autour de la sphère européenne. Commentant et reprenant à son compte les conclusions du rapport de la « Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation » commandité par l’Organisation internationale du travail Organisation internationale du Travail Ou OIT : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
, l’International Centre for Trade Union Rights en appelle ainsi à l’organisation d’une série de « multi-stakeholder Stakeholder Ensemble des parties prenantes d’une firme, c’est-à-dire les salariés, le management, les clients, les fournisseurs, les autorités publiques, etc. Le concept de stakeholder s’oppose à celui de shareholder, c’est-à-dire d’actionnaire. Selon certains, il faudrait que les entreprises se développent en améliorant le sort des stakeholders et non des seuls shareholders.
(En anglais : stakeholder)
Policy Development Dialogues, designed to bring all relevant actors together to work towards agreement on key issues such as building a multilateral framework
(...) » [6], un « jargon » où chacun aura reconnu le thème cher aux systèmes de gouvernance consistant à privilégier un processus de décision politique qui s’appuie sur une « pluralité d’acteurs ». En d’autres termes, et à supposer que la gouvernance pourrait prendre la forme d’un gouvernement, sa composition, sans cesse variable, compterait des syndicats, des fédérations et lobbys patronaux, des organisations non gouvernementales, des groupes d’intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
de toutes sortes, chacune de ses entités "ministérielles" autoproclamées usant de l’autorité que lui confère le rapport de forces du moment.

 Pour et contre

Les discours sur la gouvernance, quant à eux, peuvent être, pour la commodité de l’exposé, répartis en trois grandes catégories. La première, qu’on qualifiera volontiers de dominante, n’offre guère, en ce qu’elle constitue un plaidoyer (mais rarement déclaré comme tel) en faveur des systèmes de gouvernance, de prise sur la théorie et la filiation idéologiques qui sous-tendent l’argument : la gouvernance y apparaît comme une sorte d’axiome divin, venu de nulle part, dont il ne s’agirait que d’expliquer la machinerie et les ressorts, présentés comme a priori avantageux. La seconde tient du « retournement », le discours, de nature tactique, consistant cette fois à vider le contenu de la gouvernance, perçu et rejeté comme négatif, afin de lui substituer – sous la même appellation... – un autre contenu, un autre projet politique, ce qui ne manque pas de vicier quelque peu la démarche par l’ambiguïté du procédé. La troisième, enfin, est représentée par la critique, parfois radicale, de la gouvernance, d’un point de vue tantôt académique, tantôt politique.

La catégorie dominante, on l’a vu, est celle qui épouse et adopte – prend pour siennes, pour d’emblée données – les valeurs de la gouvernance comme système d’organisation politique de la Cité. Le discours, par essence politique (il cherche à convaincre plutôt qu’à informer), fait ici écran à la compréhension de son contenu. Le phénomène n’est pas propre au discours sur la gouvernance tant la pensée convenue, aujourd’hui, impose à quiconque veut en appréhender les enjeux de la soumettre à un travail de « stratigraphie » critique : d’où vient telle et telle idée, qui l’a promue en premier et qui l’a ensuite relayée dans quels cercles idéologiques successifs, quand et dans quel but ?

Cette démarche s’inspirera avec fruit de la critique de l’idéalisme que Karl Marx a exposée dans « L’idéologie allemande ». Marx y note en effet que le propre du discours idéaliste déconnecté de son terreau historique tient en ce « tour de force » qui consiste « à démontrer que l’esprit est souverain dans l’histoire ». Il s’ensuit, pour l’idéaliste, que les idées sont séparées de ceux qui, « pour des raisons empiriques, dominent en tant qu’individus matériels » et séparées, donc, « dans des conditions empiriques de ces hommes eux-mêmes » : par ce petit tour de magie, on parviendra à répandre la croyance que « ce sont les idées ou les illusions qui dominent l’histoire ». On achèvera ainsi d’établir un « lien mystique entre les idées dominantes successives » en concevant ces dernières « comme des ‘autodéterminations du concept’ ». Comme le fait ensuite observer avec acuité Marx, « pour dépouiller de son aspect mystique ce ‘concept qui se détermine lui-même’, on le transforme en une personne – ‘la conscience de soi’ – ou, pour paraître tout à fait matérialiste, on en fait une série de personnes qui représentent ‘le concept’ dans l’histoire, à savoir les ‘penseurs’, les ‘philosophes’, les idéologues qui sont considérés à leur tour comme les fabricants de l’histoire, comme le ‘comité des gardiens, comme les dominateurs. Du même coup, on a éliminé tous les éléments matériels de l’histoire et l’on part tranquillement lâcher la bride à son destrier spéculatif. » [7] Le résultat en sera, conclut-il, que, « chaque époque croit sur parole ce que l’époque en question dit d’elle-même et les illusions qu’elle se fait sur soi. »

Le discours sur la gouvernance de la première catégorie est de ce type. La gouvernance y est un concept qui s’autodétemine, le résultat éthéré de penseurs en chambre, une idée détachée des « conditions empiriques » qui l’ont vu naître. Et il faut, pour y voir clair, procéder à une stratigraphie critique, qui rétablit le qui, le comment et le pourquoi de ce discours.

C’est entre autres pour concrétiser cette démarche de stratigraphie critique que le Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea) organise depuis l’an dernier un cycle de formation-débat baptisé l’Université des alternatives. Pour tenter de faire la clarté, collectivement, sur des sujets d’actualité portant tant à la controverse qu’aux batailles de slogans, les deux ne sont pas antinomiques, elles vont de pair. Sur la gouvernance, ainsi, le Gresea a publié un numéro thématique de son trimestriel [8] pour, ensuite, susciter là-dessus, dans le cadre des Universités des alternatives, en octobre 2003, une réflexion collective critique à laquelle ont notamment contribué, par l’éclairage qu’ils ont apporté aux multiples facettes de la bonne gouvernance, François Martou, président du Mouvement ouvrier chrétien, Ghazi Hidouci, ancien ministre algérien de l’Economie, et Frédéric Debuyst, professeur émérite de l’UCL, et ce afin non pas de faire le tri parmi les nombreuses interprétations qui sont faites de la gouvernance ni de voir, chacun selon ses penchants, laquelle serait politiquement correcte, mais pour tenter d’acquérir, sur la bonne gouvernance, une bonne intelligence.

C’est, donc, d’autant plus nécessaire lorsque le discours sur la gouvernance prend la forme du plaidoyer idéaliste. Un exemple illustrera le propos. Apparue voici une dizaine d’années sur la scène politique européenne, la notion de bonne gouvernance conduira la Commission européenne à lui donner un contenu à usage communautaire dans un Livre blanc en 2001 et, la même année, sous le titre "La gouvernance dans l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
" [9], à en publier en quelque sorte les prémices intellectuelles, puisqu’il s’agit ici de réflexions académiques initiées en 1995 par la Cellule de prospective de la Commission européenne, sur lesquelles cette dernière entend bâtir, ex nihilo, le substrat idéologique d’une bonne gouvernance européenne.

Ex nihilo, en effet, car il s’agit d’une construction artificielle et c’est ce qui rend l’ouvrage remarquable. On n’y trouvera aucune référence à ce qui forme le point de départ du discours sur la bonne gouvernance [10], à savoir les théories de l’économiste américain Ronald Coase [11] qui, en 1937, visaient une meilleur gestion de l’entreprise privée, ni à la résurgence de ces idées dans les années septante, date à laquelle elles déborderont dans la sphère publique. Aucune référence, non plus, aux programmes d’ajustements structurels qui, faute de produire dans le Tiers-monde les résultats escomptés par la Banque mondiale dans les années quatre-vingts, ont conduit cette dernière, à partir de1992 [12], à introduire le concept pour y porter remède en conditionnant ses aides à l’adoption de règles de bonne gouvernance. Le raisonnement, pour caricaturer, était très simple : pour venir à bout de l’obstacle principal aux politiques de développement que sont, aux yeux de la Banque mondiale, les États des pays du Sud, il convient, bonne gouvernance oblige, de leur imposer des règles de responsabilisation, de décentralisation et de transparence, trois normes que la Banque mondiale enrichira, en 1994 [13], des concepts de participation et de société civile.

Voilà le cheminement et les dates-clés - dont cet ouvrage ne dit mot - au sujet desquels quiconque doit s’interroger s’il veut comprendre pourquoi une théorie américaine de « management » d’entreprise a été érigé en un modèle à vocation universelle de l’art de gouverner par les grandes institutions intergouvernementales internationales.

La deuxième catégorie de discours sur la gouvernance, qui « retourne » le concept pour lui donner un autre contenu ne sera abordé ici, à titre d’illustration exemplative, qu’au travers de la présentation qu’en fera François Martou lors des Universités des Alternatives. Martou rattache la gouvernance à ses origines manageriales et à la croyance illusoire, dans ces milieux, de traiter l’économie comme un « sujet » rationnel, soumis à des lois prévisibles, notamment d’équilibre général. Ce qui l’intéresse, cependant, étant homme politique, ce sont les valeurs de transparence, d’obligation Obligation Emprunt à long terme émis par une entreprise ou des pouvoirs publics ; il donne droit à un revenu fixe appelé intérêt.
(en anglais : bond ou debenture).
de rendre des comptes, de conditionnalité démocratique, de lutte contre la corruption et de bonne gestion des administrations publiques que la théorie politique de la gouvernance juge aujourd’hui centrales. Ce sont tous, dit-il, des valeurs qui, dépouillées du mauvais usage qu’en font les grandes institutions internationales, peuvent être considérées comme positives et progressistes.

Pour Martou, ainsi, il y a une « mauvaise gouvernance » et une « bonne gouvernance ». La « bonne » s’oppose à la « mauvaise » en déniant au marché son statut hégémonique et en imposant à ce dernier des règles de fonctionnement qui ménagent une place aux biens publics et à des services publics performants. On l’a déjà dit, cette démarche ne manque pas d’être ambiguë, en ce qu’elle établit, à l’intérieur du concept de gouvernance, une rivalité de contenus idéologiques. Elle est cependant représentative d’un courant politique important.

 Une démocratie des notables ?

La dernière catégorie, enfin, qui se concentre sur une critique, parfois radicale, de la gouvernance est d’ordre tantôt académique, tantôt politique. De la première, citons Isabelle Darmon, qui relève que le concept de gouvernance est « inséparable du retrait de la régulation, d’un recul des instruments législatifs contraignants et, symétriquement, de la promotion de la ‘corégulation’ et de la ‘contrainte volontaire’, puisque une plus large place doit être faite aux interactions entre ‘partenaires’, dans les phases préalables à la prise de décision. ». De manière plus fondamentale, dit-elle, « les tendances actuelles, via la gouvernance (ou le dialogue civil, qui en l’une des composantes), à institutionnaliser la société civile, en niant l’autonomie d’un espace d’expression citoyenne, en niant la possibilité de contestation et de conflit, puisque tout est supposé se résoudre par le dialogue, peuvent aboutir à la marginalisation de cet espace autonome, et à sa ’criminalisation’, notamment en le forçant à radicaliser ses actions » [14].

Citons encore Corinne Gobin qui, dénonçant la dérive technocrate que la gouvernance impose au modèle démocratique européen, note qu’on assiste ici, gouvernance oblige, à une construction politique où « la multitude d’associations (est) mise sur un pied d’égalité (les différences basées sur la puissance financière ou la nature des liens représentants et représentés y sont gommées car l’important, c’est la multitude) prend la place du peuple. (...) La souveraineté du peuple et la représentation élective basée sur le mandat et la représentation politique ne sont plus reconnues comme la fondation de l’édifice démocratique. L’utilisation de la référence à la ‘société civile’ permet de légitimer l’action politique de groupes représentants des intérêts de pouvoirs privés divers, qu’ils soient marchands, corporatistes ou religieux. La démocratie de représentation du peuple devient une démocratie de participation des notables. » [15]

Cette « démocratie des notables », sujet d’inquiétude pour quiconque s’intéresse à la chose publique en nos contrées relativement privilégiées, suscite dans les pays du Sud qui la subissent, une analyse qui n’est pas moins acérée. Là, on constate, avec Rémy Herrera, que les institutions tels que le Fonds monétaire international Fonds Monétaire International Ou FMI : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
et la Banque mondiale imposent depuis les années nonante des règles de bonne gouvernance qui minent et sapent les services publics, dérégulent les systèmes d’échanges, de commerce et de fixation des prix et ôtent aux Etat tout capacité d’encore élaborer de manière autonome des politiques économiques et sociales. Dans quel but, en réalité ? Herrera : « In spite of the vagueness of the concept and of the normative judgement criteria involved, the goals formulated by these organizations are quite clear and convergent : what is at stake is the shaping of states’ policies to create those institutional environments most favourable to the opening up of the countries of the South to globalized financial markets. » [16]

Au Nord, la gouvernance impose une modification radicale du droit public et des régimes dits de démocratie parlementaire ; au Sud, elle enserre les Etats dans un lacis de règles incapacitantes qui les place sous tutelle. Autant de raisons pour s’intéresser à la gouvernance, malgré ou à cause du flou qui entoure le concept.

Car il s’agit bien d’un art de gouverner et un art de gouverner qui entend se substituer aux fondements de la démocratie parlementaire qui, depuis Montesquieu, garantissent la légitimité des décisions des pouvoirs constitués. Tel paraît en effet l’enjeu et, partant, l’importance d’une bonne intelligence du concept. La gouvernance, on aurait pu commencer par là, s’appuie en effet sur une série d’idées qui, jamais neutres ni innocentes, invitent chacune à la circonspection. C’est l’idée que les États doivent se conformer à de bonnes pratiques, notamment de transparence, de responsabilisation et de lutte contre la corruption, ce qui peut paraître souhaitable s’il n’étaient les moyens pour y parvenir, qui consistent, principalement à l’égard des pays du Sud, à une mise sous tutelle qui n’est pas sans évoquer les procédés colonialistes. Et c’est l’idée, ô combien sympathique, de la participation de la société dite civile à la chose publique qui, sous des allures de démocratie directe, risque de remplacer les électeurs par des groupe de pression [17], et que gagne le meilleur, le plus persuasif, le plus puissant d’entre eux...

Ce n’est pas un des moindres paradoxes que, au nom d’une démocratie accrue, la gouvernance tend à en saper progressivement les assises. C’est une évolution qui, jugée digne d’une réflexion critique et citoyenne par le Gresea, nous touche tous.

(Texte publié dans "Transnational Associations", numéro d’avril-juin 2004)

Notes

[1Programme des Nations Unies pour le Développement, 2003.

[2Les Cahiers de la solidarité du CRID, juillet 2003.

[3Le Figaro, 5 avril 2004.

[4Nouvel Observateur, 14 août 2003.

[5Rapport du Conseil d’analyse économique n° 27, "Questions européennes", septembre 2000.

[6Internationall Union Rights, vol. 11, issue 1, 2004.

[7MARX, Karl, L’idéologie allemande, 1845-46, Editions sociales, 1970, page 80-81.

[8« La gouvernance, stade suprême du colonialisme ? », GRESEA Achos n° 39, juillet 2003.

[9Les cahiers de la Cellule de Prospective, Communauté européennes, 2001.

[10Pareille présentation anhistorique n’a rien d’exceptionnel. Dans un hors-série publié au 1er trimestre 2001 sous le titre « Qui gouverne l’économie mondiale », la revue Alternatives économiques dressera le tableau des « Quatre écoles de la gouvernance mondiale » dans un article de quatre pages dans lequel on ne trouve en tout et pour tout que trois références historiquement datées.

[11COASE, Ronald, "The Nature of the Firm", Economica, 1937

[12"Governance and development", World Bank, 1992.

[13World Bank Governance, World Bank publications, 1994.

[14DERMONT, Isabelle, "Dialogue civil, gouvernance et société civile", La Revue Nouvelle, mars-avril 2002

[15GOBIN, Corinne, « De l’Union européenne à... l’européanisation des mouvements sociaux », Revue internationale de politique comparée, Louvain-la-Neuve, mai 2002.

[16HERRERA, Rémy, « Good governance against good government ? », Third World Economics, 1-15 March 2004.

[17Voir encore, notamment, CASSEN, Bernard, "Le piège de la gouvernance", Monde Diplomatique, juin 2002, BROWN, John, « De la gouvernance ou la constitution politique du néo-libéralisme », ATTAC, mai 2001 et de SELYS, Gérard, « Livre blanc sur la gouvernance : coup d’Etat de velours ? », RTBF, 8 août 2001.