La « réforme » des pensions est à nouveau à l’ordre du jour. Sous couvert d’une réduction des dépenses (lire : du salaire socialisé), l’enjeu s’épelle magot à saisir. Visite guidée
« Si nous ne faisons rien aujourd’hui, dans moins de vingt ans, nos pensions seront réduites de moitié. » Air connu. À la mélodie, il existe bien sûr des variantes.
À une autre source, cela donne : « Les pensions ne sont pas soutenables financièrement, on va droit dans le mur. » Ces variantes ont en commun une certaine constance.
La première affirmation est due à Jean-Pierre Raffarin, à l’époque Premier ministre français sous Chirac (Sarkozy était à l’Intérieur). Donc, cela date. Du 7 mai 2003, précisément, à suivre l’indication de Michel Husson qui rapporte l’affaire dans son livre Les casseurs de l’État social – Des retraites à la Sécu : la grande démolition [1] publié la même année. On aura l’occasion d’y revenir tant ce petit ouvrage éclaire bien les ressorts économiques qui cornaquent les discours sur la nécessité de réformer le système des pensions. Sans l’éclairage économique, on n’y comprendra rien, ni plus largement au pilonnage dont fait l’objet la sécurité sociale. Hier comme aujourd’hui.
De 2003 à 2014, en effet, même topo. La deuxième citation émane de Michel Jadot, président de la Gestion globale de la sécurité sociale belge, invité par le réseau Éconosphères, le 25 septembre 2014, aux côtés de Mateo Alaluf, pour débattre de l’avenir des pensions [2].
Mais c’est une citation tronquée. Jadot ne faisait que répéter là ce qu’on entend partout, pour aussitôt s’insurger. Droit dans le mur ? Insoutenable financièrement ? Faux et archi-faux, dit-il. « Ce n’est pas vrai ! Et je constate une chose : si la sécurité sociale était financée comme elle devrait l’être, il n’y aurait pas de problème." Là, c’est d’emblée aller au cœur de la question. Pour sa part, Jadot évoque les mesures de réduction des cotisations sociales en faveur des entreprises, « J’en ai compté soixante-quatre, des chèques-repas aux quelque 600.000 voitures de fonction, et cela pèse environ un milliard d’euros. » Husson, on le verra, complète le tableau.
Topographie politique
Avant cela, marquons une pause pour camper la problématique. Le mot est horrible mais permet de passer aux choses sérieuses. De quoi s’agit-il ? De ceci.
Primo, d’un discours lancinant allant répétant que les pensions, à conditions inchangées, ne pourront pas être payées demain. Dernière en date des artilleries lourdes sorties d’embuscade : le rapport de la « Commission de réforme des pensions » [3] instituée en 2013 par le tandem ministériel De Croo (VLD)/Laruelle (MR) et rendu public en juin 2014. La presse n’a pas tardé à embrayer : « C’est en Belgique que la hausse des pensions fera le plus mal » (L’Écho, 9 juillet 2014), « Le vieillissement se paiera plus tôt que prévu » (La Libre, 11 juillet 2014), le quotidien vespéral optant quelques mois auparavant pour le titre
Titre
Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
-choc : « Sécu : les patrons trinquent » (Le Soir, 11 décembre 2013). Pour résumer : si on ne réforme pas, on va droit dans le mur. Là, ajoutons, on est en pleine actualité puisque c’est en s’appuyant sur des morceaux choisis de ce rapport que le gouvernement « kamikaze » (alias « Monaco ») ira de l’avant.
Secundo, d’un substrat à prétention scientifique censé prouver le bien-fondé de l’appel à réformer les pensions. C’est le volet argumentaire. Il est relativement bien connu. Ce sont surtout les statistiques sur le vieillissement de la population.
Elles tendent à (faire) dire que le rapport entre « actifs » qui cotisent à la sécurité sociale et les « inactifs » retraités sera de plus en plus déséquilibré (moins d’argent qui entre pour plus d’argent devant sortir), ce en raison d’une espérance de vie allant croissant et, phénomène transitoire, de l’effet boomerang dû au « baby-boom » (pic de naissances survenant après la Seconde Guerre mondiale) : ce surcroît de pensionnés devrait cependant, de l’avis de tous, cesser de produire ses effets à partir de 2040 lorsque, par « départs naturels » (décès), ce surnombre disparaîtra des registres de l’Office national des pensions – mais comme viendra le rappeler Jadot, la Commission « pensions » n’insiste guère là-dessus [4]. À l’« horizon » 2040 (suggérant qu’à cette date, le problème n’en est plus un), elle préfère celui de 2060, donc la projection sur le très long terme ou, pour utiliser la formule de Mateo Alaluf, sur un calcul pseudo-savant qu’il faut bien qualifier d’« escroquerie intellectuelle » : qui sait de quoi seront faits, dans 45 ans, la démographie, la pyramide des âges ou la configuration de l’emploi, trois des paramètres importants pour les recettes et les dépenses de la sécurité sociale ? Personne, naturellement. Mais on fait comme si.
Tertio, c’est tout ce qu’on évacue du débat (et de la démonstration soi-disant scientifique). L’emploi et les travailleurs, par exemple, dont il a été question quelques lignes plus haut, et qui financent à hauteur de 64% la sécurité sociale [5]. La structure de financement est un autre grand absent du rapport : il faut un Jadot pour relever que, même en acceptant ces projections, le vieillissement ne pèsera « que 4,5 points de PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
à l’horizon 2060 » (4,5% du Produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
, somme des richesses marchandes produites sur un an). Ce n’est pas la mer à boire. C’est parfaitement « soutenable ».
Pour y voir encore plus clair, on se reportera à Husson. Dans son livre de 2003, il reproduit un petit tableau de son cru, qu’il a entre-temps actualisé (valable pour la France mais la situation est comparable en Belgique). Le voici :
1980 | 2008 | Variations | |
---|---|---|---|
Salaires | 73,9 | 65,1 | -8,8 |
Cotisations sociales | 28,1 | 27,7 | -0,4 |
Salaires nets | 45,8 | 37,4 | -8,4 |
Profits | 26,1 | 34,9 | 8,8 |
Profit disponible | 23,0 | 26,5 | 3,5 |
Dividendes nets | 3,1 | 8,4 | 5,3 |
Total | 100,0 | 100,0 | 0,0 |
Source : Michel Husson, Petite arithmétique des retraites, CGT Thalès, 17 juin 2010 http://hussonet.free.fr/thales.pdf
D’une certaine manière, tout est dit. Au recul de la part des salaires correspond, effet miroir du plus bel azur, une conquête à exacte proportion de la part des profits. La soi-disant insoutenabilité des pensions trouve ici sa meilleure réfutation : insoutenable, en effet, si ce qui doit les financer est capté par la rapacité croissante des rentiers qui parasitent les comptes des entreprises. Or, c’est ce qui se passe. Ce sont les dividendes mais pas seulement. Dans la première version du tableau publié en 2003 par Husson, chiffrant sur les mêmes bases la période 1982-2002 (l’écart n’était alors « que » de 8%, indiquant que les choses n’ont fait que s’aggraver), la ventilation des profits était faite, non pas entre profit disponible et dividendes nets, mais entre profit investi et profit non investi, ce dernier captant à lui seul l’ensemble des profits : tout aux rentiers [6]. (D’autant que, nous communique Michel Husson, il n’y pas "en pratique de grande différence entre les deux séries) [7]. Cela avait le mérite d’être limpide. S’il y a un « problème » avec les pensions, il est là, très précisément. Pas de sous pour les vieux because hold-up en amont.
La mariée mise à nu
Passons rapidement en revue les leçons qu’en tire Husson, elles sont paroles d’or.
Au-delà du caractère parfaitement finançable des pensions découlant de sa démonstration (ponction sur la « rente » !), c’est tout d’abord l’invitation à prendre de la hauteur et voir l’offensive en œuvre comme une marche « en crabe ». Les pensions ? Mais ce ne n’est qu’une des cibles d’un mouvement général tendant à réduire les dépenses socialisées (sécurité sociale dans son ensemble, services publics, etc.), cibles dont la fragmentation a pour effet de « ne pas heurter de front les résistances sociales et surtout d’éviter leur coordination ». La tactique est militaire. Multiplier les fronts en les isolant les uns des autres pour diviser et affaiblir l’adversaire en autant de groupes d’intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
qu’on pourra ensuite disqualifier comme corporatistes. Les pensionnés, au final, paraîtront arc-boutés sur des positions égoïstes... Il y a donc lieu d’inverser et de voir que la compression des dépenses de pension s’inscrit dans un objectif de réduction des cotisations sociales qui, à son tour, ne prend son sens qu’au titre de contribution « au recul de la part salariale globale ».
C’est, ensuite, en restant chaussé de ces lunettes (enjeu premier de répartition entre salaires et profits, travail et rentiers), le rôle que les pensionnés « réformés » sont appelés à jouer. Ils doivent travailler plus longtemps pour mériter leur retraite, leur carrière doit être allongée. Pourquoi donc ? La réponse de Husson tient de l’évidence rarement perçue. L’une des « plus grandes craintes du patronat », dit-il, est « que l’évolution démographique conduise à un relatif plein emploi
Plein emploi
Situation d’une économie où tous ceux qui désirent travailler, dans les conditions de travail et de rémunération habituelles, trouvent un travail dans un délai raisonnable. Il existe un chômage d’environ 2 ou 3% de la population, correspondant aux personnes ayant quitté un travail pour en trouver un autre. On appelle cela le chômage frictionnel (chômage de transition ou chômage incompressible).
(En anglais : full employment)
qui rétablirait un meilleur rapport de forces en faveur des salariés. Le changement de position du patronat sur l’immigration ne s’explique pas autrement. » À supposer, en effet, un départ important de travailleurs à la retraite et, dans le même temps, leur non renouvellement (épuisement du baby-boom) sur le « marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
» du travail, le chômage devrait mathématiquement baisser, et même fortement. D’où possibilité de revendiquer de meilleurs salaires. En un mot comme en cent : catastrophe !
Pour finir, rapidement, un mot de la superstructure, l’idéologie qui surplombe. Sous les regards, actuellement, c’est le rapport de la « Commission pensions », c’est lui qui fait débat. L’affaire, rappelle Husson, ne date pas d’hier, cependant. Ni la technique de la « marche en crabe ». Dès 2002, la Commission européenne avait esquissé « une stratégie par étapes » [8], laissant entendre que, idéalement, il faudrait « passer aussi vite que possible à une capitalisation à 100%. » Entendre : supprimer le régime public de pension et tout verser au privé. Dès le Conseil européen de Barcelone en mars 2002, position unanime de tous les chefs d’État européens : il faut « chercher d’ici à 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel cesse dans l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
l’activité professionnelle. » Bref, privatiser et maintenir un niveau de chômage satisfaisant. Placés en regard, les travaux de la commission belge font figure de recopiage enfantin.
Épuration linguistique
L’idéologie, il faut peut-être s’y arrêter un moment. « Capitalisation à 100% » recommandait l’Union européenne. Ce sont les régimes de pension qui passent sous nos cieux sous l’appellation de second et troisième pilier (voir l’encadré Glossaire), formes privatisées et, comme souligne Alaluf, « concurrentes » du régime de pension public, autre hold-up sur les salaires. S’y arrêter parce que même les forces progressistes (syndicats, organisations citoyennes, formations politiques de gauche) en sont venues à discuter des pensions en termes de « piliers », comme on parle d’enfants d’une même famille, d’un même tronc, tous égaux les uns aux autres. La supercherie langagière est assez fantastique et indique, si besoin était, la force de séduction du vocabulaire dominant.
C’est précisément l’aspect auquel Alaluf s’attache : le « pouvoir des mots », dont une des moindres prérogatives n’est pas celle « d’en exclure » à chaque fois qu’ils gênent, l’« économie politique » par exemple, passée à la trappe dans les universités parce que « politique » était de trop et pouvait paraître polémique, ouvert à débat. Dans la même veine, dans la presse, il y a moins subtil : s’y faisait traiter de « négationniste » [9] quiconque n’accepte pas les conclusions de la « Commission pensions » et, s’agissant de l’allongement des carrières, on y assène que « personne en Europe ne le conteste » : voilà qui revient à évacuer toute critique par radiation pure et simple [10]...
La critique de fond, pour résumer avec Alaluf, ira emprunter aux pamphlets socialistes du siècle précédent pour qualifier l’opération en cours. Dès 1911, Paul Lafargue, beau-fils de Marx, reprend l’expression « la retraite par les morts » pour caractériser le hold-up consistant à capter l’épargne des ouvriers au prétexte de leur payer une pension – après leur mort, pour la grande majorité d’entre eux [11]. Idem aujourd’hui. Et la riposte, comme souligne Alaluf, doit donc radicalement revendiquer une autre « réforme structurelle » posant que « la pension, ce doit être pour travailler moins longtemps », et qu’une voie royale existe pour cela : la réduction généralisée du temps du travail. Quand il y a hold-up et que la police ne bouge pas, il faut en appeler au devoir citoyen d’assistance à personne en danger.
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