De sa création, pendant la Seconde Guerre mondiale, à aujourd’hui, l’entreprise Vale a développé une croissance importante qui en fait le premier producteur mondial de fer. Ce développement pose cependant un certain nombre de questions. Retour sur l’histoire d’un titan du fer.
Après le pétrole, le fer est la matière première
Matière première
Matière extraite de la nature ou produite par elle-même, utilisée dans la production de produits finis ou comme source d’énergie. Il s’agit des produits agricoles, des minerais ou des combustibles.
(en anglais : raw material)
la plus consommée dans le monde. Ce gigantesque marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
se trouve en situation d’oligopole [1] avec trois entreprises multinationales qui contrôlent la majorité des ventes de fer sur la scène internationale : Vale (Brésil), Rio Tinto (Grande-Bretagne) et BHP Billiton (Grande-Bretagne/Australie). Le champion absolu du fer est donc brésilien. Il s’appelle Vale, depuis 2007.
À l’origine, CVRD
Lors de sa naissance en 1942, l’entreprise reçoit le nom de Companhia Vale do Rio Doce (CVRD). Elle est créée à l’initiative du président Getulio Vargas, sous l’oeil attentif de Washington car le président du Brésil sympathisait jusque-là avec l’Allemagne Nazie. Pendant la 2e guerre mondiale les liens commerciaux entre le Brésil et l’Allemagne s’affaiblissent et les États-Unis intègrent le Brésil dans leur zone d’influence. Cette nouvelle alliance est scellée en 1942 par l’Accord de Washington, cosignée par la Grande-Bretagne. Cet acte permet à la CVRD de se lancer avec le soutien financier de l’Eximbanque (États-Unis) et des équipements de l’Itabira Iron Ore Company (Grande-Bretagne).
C’est dans les années 1960 que la CVRD prend son véritable envol. À cette époque elle est fortement sollicitée par le Japon, une économie émergente en besoin de fer pour son essor économique. Mais comme dans les années 1940, les États-Unis veillent sur leurs intérêts pour garantir que le fournisseur de fer brésilien n’échappe pas à son contrôle. Deux entreprises américaines, US Steel e Se dit d’un marché où un faible nombre de vendeurs rencontrent beaucoup d’acheteurs t Union Carbide, se disputent même des droits d’exploitation sur le territoire du Brésil.Durant cette décennie, la dictature militaire sévit au Brésil. Sous son diktat, l’industrie minière se déploie du bassin traditionnel de l’Etat Minas Gerais vers le Grand Carajas au Nord. US Steel exerce alors son influence pour que les minerais soient évacués par un nouveau chemin de fer plutôt que par les fleuves. Cette expansion au Carajas continue encore aujourd’hui.
Privatisée pour une bouchée de pain
En 1997, la CVRD est privatisée, et un consortium
Consortium
Collaboration temporaire entre plusieurs entreprises à un projet ou programme dans le but d’obtenir un résultat.
(en anglais : consortium)
d’investisseurs brésiliens et étrangers, dirigé par la Companhia Siderurgica Nacional (elle-même privatisée en 1993) acquiert 42% de son capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
. D’autres entreprises publiques avaient déjà subi le même sort, dans le cadre d’un vaste programme de ’réforme’ économique et monétaire exécuté depuis le début des années 1990 par les présidents Collor de Mello, Franco et Cardoso. En 1995-1996 pas moins de 19 entreprises publiques sont vendues par l’État brésilien au secteur privé et le nombre atteint un total de 71 entreprises en 1997, privatisées pour une somme de 30 milliards de dollars.
Selon la CVRD,sa privatisation a "permis au gouvernement de collecter des revenus". Mais la vente de cette entreprise publique a été fortement contestée à l’époque et fait toujours l’objet de critiques aujourd’hui, en partie en raison du prix estimé dérisoire auquel la CVRD a été vendue, environ 3 milliards de dollars. Cette somme était bien éloignée de la valeur réelle du patrimoine
Patrimoine
Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
de l’entreprise puisqu’une longue liste d’installations, de réserves et d’infrastructures n’a pas été reprise dans l’inventaire. À part les activités extractives, au total 26 millions d’hectares de terres, 167 hôpitaux, 68 universités et plus de 200.000 maisons sociales, soit 55 ans d’investissements publics se voyaient transférer au privé. [2] Les nouveaux dirigeants estimaient que les logements, les hôpitaux, les universités n’étaient pas des activités stratégiques et ils les ont par la suite laissées à l’abandon.
L’ex-banquier Agnelli à la tête de Vale
Pendant dix ans, de 2001 à 2011, Roger Agnelli est le chief executive officer (CEO) de la CVRD. Agnelli a été le patron de la banque Bradesco. Pendant le règne d’Agnelli, le cours de l’action
Action
Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
monte de plus de 800 % et le profit annuel de Vale de 3 milliards de reais brésiliens à plus de 30 milliards de reais. [3]
En 2007 c’est Agnelli qui entreprend le ré-branding de la CVRD qui s’appelle dorénavant Vale. Agnelli est surtout le moteur de l’internationalisation de la CVRD/Vale. L’acquisition au Canada en 2006 de Inco, qui est alors le deuxième producteur de nickel au monde, lui donne d’un seul coup des sites de production en Indonésie, en Nouvelle-Calédonie (France), au Royaume-Uni, au Japon et en Corée du Sud. Vale obtient ensuite un droit d’exploitation à Moatize au Mozambique, une des plus riches "provinces" en charbon au monde. Sous le patronage d’Agnelli, Vale amasse des droits d’exploration colossaux : 8,7 millions d’hectares au Brésil et presque 20 millions d’hectares à l’étranger pour la seule année 2005. Les années suivantes Vale (et son CEO) allaient profiter pleinement du boom du secteur minier.
Le travailliste Ignacio Lula da Silva, devenu président en 2003, a appuyé pendant plusieurs années ce déploiement international de Vale, par sa diplomatie économique. Mais à la fin de son deuxième mandat, Lula da Silva s’engage dans un combat avec le CEO Roger Agnelli pour réorienter la stratégie. En 2010-2011 Lula plaide pour un repli national. Il s’exprime en faveur d’une intégration verticale
Intégration verticale
Stratégie d’une firme qui acquiert ou contrôle tout ou une partie des différents stades de production et de distribution d’un bien ou service particulier, pour éviter d’être dépendante des fournisseurs ou des clients.
(en anglais : vertical integration)
plus rigoureuse de Vale, pour renforcer l’industrie brésilienne. Le gouvernement applique des normes d’approvisionnement local et veut pour cette raison que Vale commande de nouveaux navires auprès des chantiers navals brésiliens au lieu des constructeurs chinois. [4]
En profond désaccord, Agnelli donne sa démission en 2011. Il est remplacé par Murilo Ferreira réputé être plus proche du gouvernement. Au même moment, le gouvernement publie un nouveau Plan national des Minerais qui poursuit une diversification, précisément pour pouvoir contrer les ’oscillations, parfois abruptes, des cycles de négoces auxquels les minerais sont exposés’. [5] Selon ce document le minerai de fer peut être un catalisateur de l’industrie. Le Plan propose donc un scénario en deux étapes, qui envisage un doublement de la production de fer en 2030, mais aussi une consommation de fer accrue par le secteur sidérurgique du Brésil, puisque la production d’acier devrait tripler. [6] Ce plan déclarait aussi que tout le bassin amazonien faisait partie de la frontière minière, mais reconnaissait les risques de cette expansion de par son envergure et les conflits éventuels qu’elle engendrerait. [7]
2017 Le gouvernement met l’État à la porte
2017 a été une année de grands changements pour Vale. En février, le CEO Murilo Ferreira reçoit son préavis. Une fois de plus, comme pour sa propre nomination et celle d’Agnelli en 2001, l’explication est politique. En août 2016, le néolibéral Michel Temer remplaçait la travailliste Dilma Rousseff à la tête de l’État, après une longue campagne de déstabilisation couronnée par un ’putsch institutionnel’. Temer et les siens inscrivent la privatisation dans leur plan d’action. Chez Vale, ils se débarrassent de Ferreira et envisagent ensuite le retrait de l’État de sa direction et de son capital Capital . C’est ainsi qu’on constate que le consortium Valepar disparaît de la structure de l’actionnariat dans le courant de l’année 2017.
Actionnariat en septembre 2016 (Source : Fact Sheet, Vale, 10 octobre 2016)
Qu’est-ce Valepar ? Souvenons-nous de la première privatisation en 1997. À l’époque, un consortium dirigé par l’aciériste CNS prend la majorité des actions. Ce consortium change de nom et devient Valepar. Fin 2016, ce consortium détient encore 32,7 % du capital de Vale. Valepar représente les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
de ses actionnaires : le holding
Holding
Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
Litel (avec 49 pour cent de Valepar) [8] le fonds d’investissement
Fonds d'investissement
Société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
de l’État brésilien BNDES (via BNDESPar, 11,5 pour cent), l’entreprise japonaise Mitsui (18,2 pour cent) et la banque brésilienne Bradesco (via BradesPar, 21,2 pour cent). L’État du Brésil reste présent dans le capital de Vale, via BNDESPar, mais aussi via la Trésorerie
Trésorerie
Ce qu’un acteur économique, souvent une entreprise, dispose comme actifs directement disponibles, c’est-à-dire dans ses caisses ou sous forme de comptes bancaires utilisables.
(en anglais : cash)
et le gouvernement (qui grâce à ses 12 ‘Actions en or’ peut invoquer un véto contre les décisions du management de Vale. [9]
Les milieux d’affaires accusent Vale d’être une entreprise étatique. Les opérations de Vale ne poursuivent pourtant pas l’intérêt général : expansion sans limites, concurrence sévère et course aux profits poussée par le secteur financier privé. Mais le président Temer et ses alliés, plus que bienveillants vis-à-vis de la haute finance, veulent transformer Vale en "une véritable corporation". Ils se donnent trois ans pour y parvenir et veulent y arriver entre autres en convertissant une majorité des actions préférentielles et en rendant la structure de l’actionnariat plus "transparente". En 2020, aucun actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
ne pourra détenir plus de 25 % du groupe et il est bien probable que l’État n’occupera plus de siège au sein du conseil d’administration. [10]
Actionnariat en octobre 2017 (Source : vale.com, visité le 24 novembre 2017)
"Une multinationale bien gérée" selon Bloomberg
" Vale sclérosée ? Non, elle est aussi bien gérée que les autres grandes entreprises minières", écrit un analyste de l’agence Bloomberg au moment de la défenestration de Ferreira. [11] Cela se voit dans les performances et les stratégies. Sur un marché mondial du fer qui est largement saturé, Vale veut rester le premier producteur. Elle extrait toujours plus de minerai de fer : 310,7 millions de tonnes en 2013, 346,1 millions de tonnes en 2015. Le chiffre d’affaires
Chiffre d’affaires
Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
s’estompe, de 46,7 milliards de dollars en 2013 à 25,6 milliards de dollars en 2015. Afin de grandir, ce Titan du Fer s’est fortement endetté. Le total de sa dette était de 28,8 milliards de dollars pour 2015.
Après une année morose toujours marquée par un prix faible du fer et une catastrophe environnementale au Minas Gerais (voir plus loin) et soldée par une perte record (qui était de plus de 44 milliards de dollars en 2015). Les patrons de Vale décident de renverser la tendance en baissant les coûts. Ils veulent se débarrasser de 15 milliards de dollars de dettes. Ils vendent des propriétés pour réaliser cet objectif. La vente du département Engrais (aux transnationales Mosaic des États-Unis et Yara de la Norvège) et d’une mine de charbon en Australie ont été approuvée par le Conseil d’administration. Douze méganavires-transporteurs de minerais de fer ont déjà été vendus. Les patrons coupent aussi brutalement dans les effectifs. Ceux-ci ont été réduits de 83.000 employés en 2013 à 74.000 en 2015. L’effet est immédiat... pour le profit, qui atteint 13,31 milliards de dollars en 2016.
’La valeur devra primer sur le volume’, c’est ce que la direction de Vale a décidé. Mais de réduire la taille du département Fer, il n’en est pas question. L’ouverture du "plus grand gisement de fer au monde" approche. Il s’agit du projet-S11D dans le Carajas, une nouvelle exploitation de fer à ciel ouvert dont les préparations sont presque terminées. Elle a coûté 14 milliards de dollars. Vale a déclaré qu’elle s’attend à ce qu’une nouvelle capacité de production
Capacité de production
Ensemble des actifs fixes (bâtiment, machines et équipement) qui, en fonction de la technologie, de l’organisation de la production et des systèmes de travail appliqués, donne la production maximale possible d’une usine, d’une entreprise, d’un secteur.
(en anglais : production capacity)
de 50 millions de tonnes entrera sur le marché mondial en 2017, dont plus de la moitié proviendra du Brésil. Elle justifie sa contribution par la demande d’acier qui augmente. Un pari dangereux, car la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
économique mondiale et par conséquent celle des sidérurgistes est capricieuse et volatile : il est probable que la hausse actuelle sera de courte durée, parce que la demande de la Chine diminue alors que les volumes produits ne cessent d’augmenter.
Vale veut croître pour et par l’international. Le Numéro-1 du Fer s’apprête à appliquer le modèle extractiviste. Plus question, comme par le passé, pour cette entreprise de jouer un rôle prépondérant dans le développement économique et social du Brésil.
Germano
Les inquiétudes s’avèrent fondées fin 2015. Le 5 novembre 2015, un barrage se rompt à la mine de Germano au Minas Gerais sous le poids des rejets boueux que les eaux contenaient. Le hameau en aval de la mine est immédiatement inondé et rayé de la carte. Le fleuve de boue se jette ensuite dans la Rio Doce, le fleuve qui en 1942 avait donné son nom au prédecesseur de Vale. L’incident devient en quelques jours une des plus grandes catastrophes environnementales que le secteur minier mondial ait connues [12]. Un rapport d’enquête, commandé par les exploitants de la mine, est publié presque onze mois après la catastrophe en août 2016. Il révèle que le barrage a été construit sur des rejets de la mine et que des défaillances inquiétantes avaient été constatées à partir de 2009. [13]
Germano est gérée par l’entreprise Samarco dont les propriétaires sont Vale et BHP Billiton. Les numéros 1 et 3 du fer se partagent la production et les bénéfices de Germano. Et les responsabilités, tant qu’elles ne deviennent pas trop lourdes… Quatre mois après la catastrophe Vale et BHP concluent un arrangement en dehors des tribunaux avec l’État brésilien, mais les multinationales se heurtent aux revendications des autorités de l’État de Minas Gerais. Un an et demi plus tard l’affaire est plus éloignée que jamais d’une solution satisfaisante pour les victimes. Vale et BHP gagnent du temps. En novembre 2017, elles demandent de nouveau de pouvoir chercher une issue. Elle devrait leur permettre d’échapper à plus de 50 milliards de dollars d’amendes et d’indemnisations et finalement à toute poursuite judiciaire. [14]
Cet article a paru https://gresea.be/secteurs/mines/ar...
Pour citer cet article :
Raf Custers, "Vale, titan du fer" Gresea, mars 2018, texte disponible à l’adresse :
[http://www.gresea.be/Vale-titan-du-fer]