- 1. Les cygnes noirs
- 2. Retour du triumvirat
- 3. Berlin, le suspect habituel
- 4. La Commission Barroso (...)
- 5. Le modèle allemand (1872)
- 6. Les milliards du capitaine
- 7. Du côté de l’élite
- 8. Du côté des Russes (comptabil
- 8. Du côté des banques (business
- 9. Qu’en dit Frank Capra (...)
- 10. Retour à Chypre, plan (...)
Les craquements dans la zone euro viennent cette fois de Chypre. Ce mardi 26 mars 2013, à l’ouverture des banques dans la petite île méditerranéenne (fermées sur ordre du gouvernement depuis le lundi 18 mars), d’aucuns craignaient une ruée contagieuse. Le footballeur Eric Cantona avait tenté le coup, fin 2010, invitant tout le monde à vider son compte en banque pour mettre la haute finance à genou. A l’époque, le PDG de BNP Paribas avait jugé l’initiative "criminelle" [Financial Times, 7/12/2010]. Mais cela n’avait pas marché. A Chypre, on verra. Quelques considérations...
1. Les cygnes noirs
Au Financial Times, où les commentateurs ne manquent pas de culture, l’incertitude qui plane à nouveau sur la zone euro a fait surgir, tour à tour, sous la plume de John Authers [FT, 23 mars 2013], les concepts de "inconnus inconnus" (Donald Rumsfeld) et de "cygnes noirs" (Nassim Nicholas Taleb). Le premier invite à considérer que, au-delà des choses que nous savons (les connus connus) et des choses que, pour les avoir identifiées, nous savons ne pas connaître (les inconnus connus), il existe encore des choses – des périls – dont nous ignorons qu’elles nous sont inconnues (les inconnus inconnus). Le second concept donne un nom poétique à cette dernière catégorie : le monde est peuplé de "cygnes noirs", c’est-à-dire, selon les termes d’Authers dans le dossier chypriote : "des événements extrêmes dépourvus de précédent". Bref, par définition imprévisibles.
2. Retour du triumvirat
Enfin, presque. Car le "footballeur", en 2013, n’avance pas masqué et, bien que son visage soit composite, possède des traits familiers. Il s’agit de la "troïka", cet assemblage réunissant FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
, BCE et CE (Fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
monétaire international, Banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne et Commission européenne), une "trinité" tricéphale à laquelle conviendrait sans doute mieux le nom de triumvirat par référence (c’est dans le dictionnaire) à l’association de puissants unis "pour accaparer toute l’autorité" dont la première fut formée à Rome en 60 avant JC par Pompée, César et Crassus dans le but de mettre hors-jeu le Sénat. On sait ce qu’il en adviendra, guerre civile d’abord, luttes intestines entre triumvirs ensuite, les références historiques ont cela de bon qu’elles invitent à réfléchir. C’est le triumvirat qui a placé Chypre dans la position du cygne noir.
3. Berlin, le suspect habituel
Tout s’est joué à Berlin durant la nuit du vendredi au samedi (14-15 mars). C’est alors, au cours d’un marathon de dix heures s’achevant à trois heures du matin, que les conditions draconiennes de son sauvetage ont été dictées à Chypre, dont le fameux hold-up sur les comptes bancaires chypriotes taxés à hauteur de 6,75% (pour les comptes de moins de 100.000 euros), une mesure sans précédent et en contradiction totale avec la politique européenne de garantie des comptes d’épargne. Au total, le triumvirat exigeait que 5,8 milliards d’euros soient prélevés sur les dépôts bancaires à Chypre. Faute de quoi, il n’apportera pas le prêt de 10 milliards supplémentaires nécessaires au sauvetage des banques chypriotes, la Banque centrale européenne menaçant carrément de fermer les robinets dès le lundi 25 mars, bref, asphyxier Chypre, dos au mur, la faillite. Là, c’est un peu injuste.
4. La Commission Barroso hors-jeu
C’est en effet surtout "Berlin" (soutenu par les Finnois, les Slovaques et dans une moindre mesure par les Hollandais) qui, avec le FMI, tout aussi intransigeant, s’est fait le champion de cette ponction sur les dépôts bancaires chypriotes. La Commission européenne avait tenté de freiné les ardeurs de ses collègues triumvirs mais, peine perdue car, entre autres à cause de son incapacité auparavant de produire des chiffres corrects sur la Grèce, "la Commission a perdu toute crédibilité à Berlin" [FT 18/3/2013]. Et là, cela ne s’arrange pas : un haut fonctionnaire de la Commission ira jusqu’à dire que ″La formule de la Troïka est devenue dysfonctionnelle.″ [FT 25/3/2013]
5. Le modèle allemand (1872)
Voilà qui invite peut-être à méditer la mise en garde de Victor Hugo. Le romancier et homme politique français, on le sait, figure parmi les premiers à avoir appelé de ses vœux la création des "États-Unis d’Europe". C’était le 17 juillet 1851 à l’Assemblée nationale. Mais il est revenu sur le sujet en septembre 1872 dans une lettre publique adressée aux membres du Congrès de la Paix qui allaient se réunir à Lugano, lettre dans laquelle il prédisait que "désormais, il n’y a plus de possible pour l’Europe que deux avenirs ; devenir Allemagne ou France, je veux dire être empire ou être une république." Là, c’était peu après le bombardement de Paris par Bismarck, maintenant, on parle plutôt de modèle allemand. Soit dit en passant, fermons la parenthèse.
6. Les milliards du capitaine Haddock (explétif)
Et parlons chiffres. La ponction sur les dépôts bancaires devait, selon les triumvirs, rapporter 5,8 milliards d’euros. C’est un chiffre incompréhensible pour la plupart. Qui a ça sur son compte ? C’est dingue, astronomique. Mais pas tant que cela. Le jour même où Authers causait cygnes noirs, à la même page du journal, on apprenait que British Petroleum, fort de ses bénéfices plantureux, va gâter ses actionnaires en leur reversant, par une opération de rachat d’actions massif (buy-back), quelque 8 milliards de dollars, soit environ 6,2 milliards d’euros. Presque le même montant. Pour encore relativiser : le revenu net cumulé de Goldman Sachs et JP Morgan pour le seul quatrième trimestre 2012 s’établissait à 8,5 milliards de dollars, ou 6,5 milliards d’euros [FT, 17/1/2013]. C’est une autre forme de "ponction", ces gros machins ne produisent rien, ils prélèvent au passage – et on est à nouveau assez près du montant chypriote.
7. Du côté de l’élite...
Et puis, Chypre. Une poussière dans la zone euro, son produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
(PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
) n’y pèse que 0,2%, ce n’est pas un nain mais un homoncule – auquel, pourtant (ou : par voie de conséquence), on cherche à appliquer un remède de cheval que d’aucuns qualifient de "vol sponsorisé par les États" comme rappelle Larry Elliott, qui n’est pas le dernier à voir dans l’opération une mesure "favorisant les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
acquis du secteur financier" conçue par "une élite politique européenne qui n’a rien tiré de leçons d’aucune sorte de la crise" [Guardian Weekly, 22/3/2013]. Les 5,8 milliards d’euros, quant à eux, sont à mettre en rapport avec le montant total des dépôts bancaires à Chypre. Il s’élève à 68 milliards (5,8 milliards, donc, c’est près de 10% du total), dont – la donnée a son poids – quelque 31 milliards, près de la moitié, appartiennent à des grosses fortunes russes [The Economist, 23 mars 2013] mais pas seulement : parmi ces "épargnants" d’un genre spécial, on trouve, entre autres, aux côtés de l’oligarche de l’acier russe Roman Abramovitch, le millionnaire pétrolier norvégien John Fredriksen et le magnat des jeux de hasard en ligne israélien Teddy Sagi (Playtech) [Guardian Weekly, déjà cité].
8. Du côté des Russes (comptabilité créative)
Comment en est-on arrivé là ? C’est toujours la même histoire. Un secteur bancaire hypertrophié, ses actifs représentent sept fois le PIB de l’ancienne colonie britannique. C’est un chiffre à prendre avec des pincettes. Il n’y a rien de plus opaque que les comptes des grandes banques. Les dépôts russes, par exemple. Comme signale Paul Krugman, on a presque affaire à un mécanisme de blanchiment d’argent : l’argent "placé" à Chypre, bien souvent, ne l’est que sur papier, il n’a en réalité jamais quitté la Russie, et même chose lorsque, sur ces comptes, un prêt se trouve débité après un soi-disant versement vers la Russie, le transfert n’a eu lieu que sur papier, l’argent n’étant jamais "parti" de Russie, il peut difficilement y "retourner". La vérité, dit Krugman, est "qu’une large partie de la masse d’argent n’a jamais bougé du tout : elle a juste été rendue invisible." [International Herald Tribune, 23 mars 2013]. On appelle parfois cela faire œuvre de "comptabilité créative".
8. Du côté des banques (business as usual)
Mais ce n’est là que du "business as usual" et, de loin, pas la cause de l’effondrement du système bancaire chypriote, miné par des obligations grecques "restructurées" (à valeur réduite, elles ont fait un "trou" de 4 milliards d’euros à Chypre) mais, plus encore, par une politique globale des gouvernements – à Chypre comme ailleurs, voir Dexia... – de complaisance criminelle à l’égard des banques. En les autorisant à fonctionner avec moins de 4% de fonds propres
Fonds propres
Ensemble des fonds représentant ce que l’entreprise possède en propre. Il s’agit essentiellement du capital décomposé en parts de capital (ou en actions) en valeur nominale, d’une part, et des bénéfices réservés accumulés au fil des années d’autre part.
(en anglais : shareholders’ equity)
(ce qui signifie : sur votre dépôt de 100 euros, elles ne peuvent vous rembourser que 4 euros, les 96 euros restant devant être apportés, en cas de pépin, par l’État, donc vous-même), on a de facto transformé la population, dit Martin Wolf, chroniqueur vedette du Financial Times, en prêteur et "porteur de risque en dernier ressort" [FT 18/3/2013]. "Protégés par cette générosité", poursuit-il, "les banquiers gagnent énormément lorsque les choses vont bien et, lorsqu’elles vont mal, en reportent la charge sur d’autres. Au pire, ils arrivent à dévorer la capacité fiscale d’une nation." Les Chypriotes paient cela aujourd’hui au prix fort.
9. Qu’en dit Frank Capra ?
En cherchant le point de fuite pour aller illico vider leurs comptes en banque ? De ce type d’affolement collectif on possède un bijou cinématographique, le film de Frank Capra, American Madness ("La ruée" en français), de 1932. Il laisse entrevoir comme les temps ont changé. Le banquier du film, incarné par le robuste et sympathique Walter Huston, est un homme intègre et sage, il est soucieux des besoins de ses petits clients qu’il connaît personnellement, il est aimé de tous sauf... de son conseil d’administration, des hommes d’affaires âpres au gain qui le poussent, sans succès, à fusionner avec une grande banque, histoire d’atteindre la "taille critique", rien de neuf sous le soleil, on connaît cela, Fortis et compagnie. Lorsqu’il sera confronté à une ruée (elles étaient habituelles jusqu’en 1930 aux États-Unis, rappelle Authers), due à une fausse rumeur, il y fera face vaillamment, engloutissant sa fortune personnelle et l’épargne de tous ses amis accourus l’aider pour payer les clients affolés venus en masse dans la salle des guichets. Cela finira bien, chez Capra, cela finit toujours bien.
10. Retour à Chypre, plan B (austéritaire)
A Chypre, on peut en douter. Lundi 25 mars 2013, le triumvirat a accouché de son "plan B", on ne touchera que les dépôts des riches (dont les Russes, avec des effets qui restent à déterminer), ce qui n’enlève rien au coup de force : depuis 1970 [rappelle The Economist, déjà cité], aucune des 147 crises bancaires n’a conduit les autorités à faire main basse sur les dépôts, quelle qu’en était l’importance. Chypre, c’est franchement i-né-dit [1]. Et puis, pas fini, il n’y a pas que le problème bancaire. L’économie chypriote, qui s’est contractée de 20% ces dernières cinq années, et la population, aura – comme les Grecs, les Espagnols, les autres peuples d’Europe – à subir désormais les "effets secondaires" du sauvetage, les programmes d’austérité qui vont avec, rien de cela n’invite à l’optimisme. Y compris, à entendre l’observateur avisé qu’est Wolfgang Münchau [FT 25/3/2013], pour la zone euro elle-même, qu’il voit dirigée, à la Commission, par des gens dont ″l’analphabétisme juridique n’a d’égal que leur analphabétisme économique″, de surcroît entaché d’un vice de construction : réunir des ″pays aussi différents que Chypre et l’Allemagne n’est pas soutenable″, et certainement pas en appliquant une ″politique d’ajustement asymétrique fondée sur l’austérité″ dont les effets, ″lents mais cumulatifs″ conduiront à terme à la mort de la zone euro. La suite à l’écran…