Crise sanitaire, sociétale, climatique, énergétique, inflationniste, guerres, banalisation des violences et d’un État de non-droit… nous traversons une crise multifactorielle caractérisée par des transformations fulgurantes aux enjeux souvent insaisissables faute de recul. Comme le montrent de nombreuses études sur la relation entre salaires et marges bénéficiaires des entreprises, les crises représentent une aubaine de captation de pouvoir et de capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
. Mais, ces analyses ne reflètent que la partie émergée de l’iceberg de cette accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capital
Capital
relative au travail salarié. Cet article vise à repenser la face cachée de cette accumulation, celle du travail gratuit.
À travers une analyse critique de l’économie androcentrique [1], l’économie féministe étudie les formes d’exploitation des femmes dans la société patriarcale. En incluant le concept de division sexuelle du travail, elle crée la catégorie économique « travail reproductif » pour désigner ce que l’économie androcentrique considère comme un service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
personnel, sans rapport avec l’économie et sans impact sur le processus d’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
. À l’inverse, de nombreux apports féministes montrent que « marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail n’a jamais été l’équivalent de « marché de travail salarié ». La plupart du travail fourni mondialement échappe aux statistiques et donc, aux études économiques. Ces analyses permettent de repenser la notion d’exploitation et de s’interroger tant sur le travail ménager que sur le travail informel, les stages d’étude ou le bénévolat.
Cet article propose quelques pistes de réflexion concernant les impacts de la crise sur le travail de reproduction des « déblayeuses nées du social en crise » [2] − pour reprendre l’expression de Roswitha Scholz. Ces vies qui, considérées comme « non productrices de valeur », en sont non seulement les principales victimes, mais aussi, celles sur lesquelles le capital Capital compte pour assurer un nouveau processus de valorisation après la crise.
La plus-value du travail de reproduction
Parmi les féministes qui ont étudié le travail de reproduction dans le cadre du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
-patriarcal, nombre d’entre elles ont appuyé leurs analyses sur base des thèses formulées par Karl Marx. C’est la perspective adoptée par Leopoldina Fortunati qui, à travers une étude minutieuse des thèses développées par ce dernier, évoque les lacunes de son analyse. Tout en adoptant sa méthode, elle démontre la manière dont le travail de reproduction fait partie intégrante du circuit d’accumulation du capital [3].
Dans le cadre d’une lecture économique de notre société, le travail reproductif, défini comme celui qui consiste à satisfaire les besoins matériels et émotionnels nécessaires à la production et à la conservation du monde vivant, peut effectivement être considéré comme non productif. Selon cette définition, il ne s’agirait pas d’un travail produisant une nouvelle valeur (marchandise
Marchandise
Tout bien ou service qui peut être acheté et vendu (sur un marché).
(en anglais : commodity ou good)
), mais, au contraire, d’un travail de conservation des objets et des vies déjà produites. Ce qui, contrairement à la notion de production (de valeur), impliquerait une interruption dans la fabrication illimitée de nouveaux produits. Cependant, à travers une critique marxiste, des théoriciennes comme Silvia Federici, Leopoldina Fortunati, Maria Mies, Mariarosa Dalla Costa ou Selma James (entre autres fondatrices de la International Wages for Housework Campaign [4]) ont redéfini le travail de reproduction en pointant un aspect fondamental de ce travail dans le capitalisme patriarcal : la production et la reproduction de la force de travail
Force de travail
Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
.
En effet, aux yeux des capitalistes, les travailleur·euses ne sont pas des individus, mais une marchandise, la force de travail. Celle-ci figure dans leurs tableaux comptables comme un « cout » de production parmi d’autres. Il s’agit d’un moyen de production
Moyen de production
Ensemble de biens qui permettent à l’aide du travail humain de produire : terres, bâtiments, argent, machines, outils…
(en anglais : mean of production)
comme les machines ou les matières premières nécessaire à la création de valeur, c’est-à-dire, à la transformation des investissements (argent) en moyens de production (matières premières, machines, travail…) nécessaires à la création de nouvelles marchandises permettant d’augmenter le capital investit (ce qu’on appelle, la reproduction du capital ou la valorisation).
Selon Karl Marx, une marchandise est le produit du travail humain destiné à être échangé sur un marché, c’est-à-dire, à être vendu ou acheté. Elle porte donc une valeur d’échange. Les moyens de production (bâtiments, machines, travail…) sont des marchandises qui, en tant que moyen de production, permettent à leur tour de créer de nouvelles marchandises. Parmi les moyens de production, la force de travail est une marchandise particulière, car sans elle il n’y a pas de valorisation. En effet, on ne produit pas de vêtements uniquement avec des machines à coudre et du tissu. Pour créer des vêtements (et donc une nouvelle valeur), il faut toujours du travail humain. C’est le travail qui transforme ces moyens de production en nouvelle marchandise et donc, en nouvelle valeur. Mais cette nouvelle valeur produite ne revient pas complètement aux travailleu·euses. En effet, le salaire ne représente pas l’équivalent de la valeur apportée par le travail. Une partie du temps de ce travail n’est pas rémunérée, mais appropriée par le capitaliste, ce qui constitue la plus-value
Plus-value
En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
. Marx dévoile ainsi la manière dont le capitalisme a mystifié l’appropriation du surtravail (c’est-à-dire d’une partie du temps de travail non payé) en présentant la relation entre le·a travailleur·euse et l’employeur comme un échange entre équivalents à travers le salaire.
Or, comme le soutient Fortunati, en se focalisant sur la sphère de la « production », Marx omet la partie du cycle capitaliste qui concerne la production et la reproduction de la marchandise force de travail. Comme Dalla Costa, Federici ou James, Fortunati fait « fonctionner Marx à la lumière de la lutte féministe » [5] pour aborder l’analyse de la reproduction, élaborant ainsi une démonstration théorique sur le caractère productif du travail de reproduction.
D’une part, ces auteures démystifient la séparation formelle entre production (de valeur) et reproduction (non-valeur) en montrant comment la reproduction et la production sont interdépendantes et indissociablement liées. Sans la production et la reproduction de la force de travail, il n’y a pas de production possible. Production et reproduction fonctionnent donc de concert « tout au long du cycle de production (reproduction comprise) comme création de valeur » [6].
D’autre part, les analyses de ces féministes montrent comment le capitalisme patriarcal mystifie non seulement les relations d’exploitation dans le domaine du travail rémunéré, mais aussi dans le domaine familial. En effet, comme Silvia Federici l’a analysé à travers ses recherches en histoire, c’est avec la consolidation du capitalisme que les sphères de la production et de la reproduction ont été séparées et considérées l’une comme « productrice de valeur », l’autre comme création de « non-valeur » [7]. La famille capitaliste, selon Fortunati, est le moyen par lequel le capital s’approprie le travail de reproduction de la force de travail. Dans ce sens, la valeur n’est pas seulement fournie dans le processus dit « productif », mais aussi dans le processus « reproductif ». En effet, le salaire gagné au travail ne permet pas de reproduire notre force de travail. Nous ne mangeons pas de l’argent. Pour transformer l’argent en nourriture, il faut du travail. Ce travail reproductif, assigné aux femmes par le capitalisme patriarcal est crucial à l’accumulation du capital. L’invisibilisation du travail domestique en tant que travail est d’ailleurs la condition indispensable permettant au capitalisme « d’exploiter l’ouvrier et la femme pour créer de la valeur » [8].
La plus-value tirée par le capital est donc bien plus importante que celle analysée par Karl Marx qui ne considérait que celle obtenue durant le processus dit « productif ». Si l’exploitation du travail de reproduction se fonde sur des rapports patriarcaux et que ce sont les hommes qui en tirent profit, Fortunati soutient qu’une répartition plus égalitaire de ce travail entre femmes et hommes n’indique pas pour autant « une moindre appropriation de plus-value de la part du capital. Elle implique seulement une redistribution plus équitable, sur quatre épaules au lieu de deux, de l’exploitation de la force de travail sur le terrain de sa propre reproduction » [9].
Ces analyses sont majoritairement centrées sur le travail domestique, ce que Fortunati caractérise comme le « centre névralgique de la reproduction de la force de travail ». Cependant, elles permettent de comprendre, pour reprendre les mots de Dalla Costa, comment « l’exploitation du travailleur sans salaire est organisée à travers le salaire » [10] tout en apportant aux analyses sur l’exploitation de toutes les formes de travail gratuit. C’est notamment « la perspective développée par Selma James dans Sex, Race and Class. Dans ce texte, publié en 1973, James analyse les diverses catégories d’individus et d’activités présentées comme « extérieures au rapport capital-travail salarié » du fait que ces travailleur·euses ne perçoivent pas de salaire. Des personnes en chômage, celles travaillant dans des conditions d’esclavage ou des ouvrier·es (agricol·es ou industriel·les) d’anciennes colonies (ou émigré·es de ces pays) forment « une masse de sans-salaire » fournissant un travail gratuit ou presque. Leur travail constitue une source cachée de plus-value. La « race », le sexe, mais aussi l’âge et la nationalité sont, selon Selma James, des éléments indispensables à une division hiérarchique du travail. Et chacune de ces couches de la hiérarchie des forces de travail forme « l’usine de reproduction mondiale » [11].
Un modèle économique fondé sur la fiction de l’homme chasseur
Selon l’économiste espagnole, Amaia Pérez Orozco, le capitalisme est fondé sur la fiction d’une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
soutenue des richesses, et donc, de la production illimitée des marchandises. Or, cette production illimitée s’effectue sur une planète aux ressources limitées (matières premières, environnement), mais aussi sur les corps, détruits par le travail rémunéré ou non rémunéré.
Cette logique « productiviste » implique des constructions identitaires genrées. Orozco et Sara Lafuente postulent que, dans ce système socio-économique, le modèle de masculinité est construit sur base d’une fiction d’autosuffisance, consistant à se concevoir émotionnellement et matériellement autonome. Cette fiction est rendue possible par l’existence parallèle de la construction d’une féminité chargée de ce travail matériel et émotionnel nécessaire à la vie [12].
En effet, l’invisibilisation du travail de reproduction remplit une double fonction. D’une part elle est cruciale à l’accumulation du capital. D’autre part, elle est indispensable à la perpétuation de la fiction d’autosuffisance propre à la masculinité hégémonique. C’est pourquoi, la construction de la féminité implique que ce travail soit fourni de manière invisible.
Fondées sur la logique « productiviste », les sciences économiques perçoivent (et construisent) le monde sur base d’un acteur central : l’homo-productiviste. Cette centralité implique la construction de récits historiques et anthropologiques fondés sur la centralité de l’homme « producteur », à commencer par le mythe, longtemps défendu par l’anthropologie, de l’homme chasseur, producteur des premiers outils de travail. Or, comme le soutient Maria Mies, ces outils sont en fait des armes conçues pour tuer (détruire) et non pour produire. Contrairement à la construction « scientifique » de ce mythe, de nombreuses études anthropologiques post années 1960 montrent que ce sont les femmes qui fournissent le gros du travail de production des aliments et des produits nécessaires à la survie de la communauté [13].
À l’image du mythe de l’homme chasseur, l’homo-capitaliste (fondateur et partisan du capitalisme patriarcal) conçoit la « production » comme synonyme de pouvoir (de destruction) sur le monde vivant. Il s’imagine et forge le modèle socio-économique dominant sur base de la spécialisation préhistorique des hommes : la chasse. En présentant les outils de chasse comme les premiers instruments de production de l’humanité, « la flèche » acquiert une importance hautement symbolique dans la formation du capitalisme patriarcal. En effet, à l’image de l’homme chasseur, l’homo-capitaliste se voit portant sa « flèche » toujours vers le haut ; symbole de sa puissance comme l’illustre son pictogramme représenté par un cercle avec une flèche partant vers le haut à droite, de la même manière que la flèche idéale d’un PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
en « bonne santé ». Il n’est pas anodin de souligner que le pictogramme représente originellement Mars, le Dieu de la guerre. Des images qui en disent long sur le rapport entre croissance, guerre et destruction.
Pour nous rassurer sur la « rationalité » de cette logique prédatrice, l’homo-capitaliste n’hésite pas à nous présenter toutes ses armes « scientifiques » sous forme de solutionnisme technologique [14]. Au fond, il sait qu’il s’agit d’une fiction et que, tant d’un point de vue social qu’environnemental, voire même économique, cette logique ne tient pas la route. Et c’est bien là, à notre sens, que se trouve l’une des sources de l’invention capitaliste du travail de (re)production [15] comme équivalent de non-valeur (improductif). L’invisibilisation de ce travail, qui implique en même temps le mépris et l’appropriation des corps de celles qui le produisent, ne se doit pas seulement aux intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
liés à une extraction totale de plus-value. Il s’agit également du fait que le capitalisme patriarcal a assigné à ces vies le rôle de « déblayeuses nées du social en crise ».
Croissance, crise et accumulation du capital
Dans sa quête de croissance continue, le capitalisme patriarcal a toujours été confronté aux crises de surproduction
Surproduction
Situation où la production excède la consommation ou encore où les capacités de production dépassent largement ce qui peut être acheté par les consommateurs ou clients (on parle alors aussi de surcapacités).
(en anglais : overproduction)
. Celles-ci font partie intégrante de ce système de production illimitée des marchandises, destructeur du monde vivant, y compris du capital (excédentaire).
Les premières crises de « surproduction » éclatent avec la consolidation du capitalisme industriel dans les grandes puissances « industrielles » durant le 19e siècle (dépression
Dépression
Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
des années 1860 et Grande dépression de 1873-1895) [16]. Comme le soutient Hanna Arendt, s’appuyant sur les analyses de Rosa Luxembourg, ces crises reconfigurent le contexte international ouvrant à ce qu’elle appelle « l’ère de l’impérialisme ». Arendt la définit comme la prise de conscience de la bourgeoisie des puissances industrielles du fait que l’accumulation primitive du capital, fondée sur le pillage, « allait finalement devoir se répéter si l’on ne voulait pas voir soudain mourir le moteur de l’accumulation » [17].
En effet, cette période est caractérisée par la deuxième grande vague de colonisation, s’attaquant à l’Afrique et à l’Asie du Sud-est. L’appropriation des matières premières et l’extorsion du travail gratuit (ou quasi gratuit) des colonies ainsi que l’ouverture de nouveaux débouchés relanceront le projet de production de masse fondé sur l’illusion d’une croissance illimitée. Mais cette trêve ne sera pas de longue durée. L’extension géographique du capitalisme renforcera les tensions entre les puissances coloniales pour l’appropriation du monde engendrant des guerres de plus en plus généralisées qui se solderont par la Grande Guerre (1914-1918). À l’issue de celle-ci, les colonies et des territoires des États vaincus sont répartis entre les puissances victorieuses qui profiteront également des énormes indemnités de guerres infligées aux premiers.
L’énorme concentration du capital des homo-capitalistes des États vainqueurs permet de relancer la flèche du PIB vers le haut. Mais cette « relance » est de courte durée. Les spéculations financières mènent très vite au krach
Krach
Effondrement subi d’une ou plusieurs places boursières à la suite d’une bulle financière. Il suscite souvent, chez les investisseurs, des conduites de panique qui amplifient cette situation de crise sur l’ensemble des marchés internationaux. L’exemple type du krach est celui qui affligea la bourse de Wall Street en 1929.
(En anglais : stock market crash)
boursier de 1929 et à une nouvelle période de « Grande Dépression », ouvrant un nouveau cycle de pillages des colonies [18] et menant à une nouvelle grande guerre. À la fin de celle-ci, les puissances industrielles adopteront des politiques économiques dites « keynésiennes ». C’est le début des « trente glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
», une période de croissance économique sans précédent historique, même si elle est temporellement limitée (elle dure moins de 30 ans) et restreinte à quelques pays.
Les années 1970, marquent la fin de « la croissance » ainsi qu’un nouveau cycle d’accumulation du capital aux impacts immédiats dans la plupart des anciennes colonies (écrasement des luttes révolutionnaires, endettement accru, politiques d’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
, imposition d’un modèle de « développement » extractiviste, guerres). Ce processus d’accumulation par dépossession ne parvient cependant pas à rassasier la voracité d’un modèle de croissance illimitée. Dans les puissances « industrielles », le droit du travail et les services publics seront aussi attaqués.
Le capital accueille favorablement la revendication des femmes portant sur leur accès au travail salarié tout en leur assignant des emplois aux horaires flexibles, aux contrats précaires et aux bas salaires [19]. La crise a contraint de plus en plus de femmes au travail salarié. La revendication concernant l’accès des femmes à l’emploi comme source de libération du travail domestique est devenue, dans les faits, une obligation de double journée de travail, renforçant l’invisibilisation du travail de (re)production et, par ce même mouvement, prolongeant la journée et l’intensification des cadences de travail des femmes. Si au départ les États investissent dans la petite enfance et la vieillesse afin de permettre l’entrée des femmes sur le marché de l’emploi rémunéré, cet engagement est de courte durée. Dès les années 1980, les États délèguent progressivement ces secteurs au privé : les crèches et les maisons de repos privées fleurissent [20], alors que les femmes, qui n’ont pas les moyens de payer ces services privés, font la file d’attente devant les services publics, tout en cherchant à se débrouiller entre travail salarié et travail de (re)production.
Les crises successives n’ont fait qu’accélérer ce processus. Ainsi, lors de la crise des subprimes (2008), les États n’ont pas hésité à s’endetter afin de dégager des milliards d’euros pour sauver les banques. Des dettes qui se sont ensuite traduites par des politiques d’austérité inspirées des programmes d’ajustement structurel imposés par la Banque mondiale
Banque mondiale
Institution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d’intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l’Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n’agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs.
(En anglais : World Bank)
et le Fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
Monétaire International quelques décennies plus tôt en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Des mesures qui attaquent directement le travail de (re)production et la vie en général (voir infra).
Travail salarié et non salarié en Europe
Les attaques contre le travail (rémunéré et gratuit) n’ont fait que se renforcer au cours des dernières décennies. En Europe occidentale, on observe un processus accéléré (notamment lors des crises successives) de déréglementation
Déréglementation
Action gouvernementale consistant à supprimer des législations réglementaires, permettant aux pouvoirs publics d’exercer un contrôle, une surveillance des activités d’un secteur, d’un segment, voire de toute une économie.
(en anglais : deregulation).
des relations salariales et de réglementation de formes d’exploitation du travail gratuit ou quasi gratuit.
La déréglementation implique notamment des régressions du droit du travail caractérisées par la décentralisation de la négociation collective, la facilitation des licenciements, l’invention du travail intérimaire, détaché (pour mieux exploiter une main-d’œuvre migrante), à durée déterminée et à temps partiel (généralisés durant les années 1970 sous prétexte de favoriser la conciliation vie privée - vie professionnelle des femmes) ainsi que des « jobs » étudiants qui, dans des secteurs comme l’Horeca, remplacent de plus en plus les contrats de travail [21].
Ce nouveau cycle d’accumulation du capital est favorisé par le développement de formes d’exploitation du travail qui ne sont pas encore inscrites dans la législation et qui ne correspondent donc pas à ce que Marx considère être la forme d’accumulation propre aux puissances capitalistes, c’est-à-dire à la reproduction élargie du capital à travers l’exploitation du travail salarié formalisé par des rapports contractuels. Ce phénomène se distingue notamment par le développement de l’économie de plateforme qui absorbe majoritairement une main-d’œuvre « racialisée » et étrangère sans droit au travail contractuel [22]. En outre, cette accumulation du capital se nourrit de la réglementation de formes d’exploitation totale du travail (gratuit ou quasi gratuit), caractérisées, entre autres, par la création du statut juridique du bénévolat (en 2005) [23] , la multiplication des stages d’études (devenus obligatoires dans toutes les disciplines) ou la réglementation et multiplication de systèmes dits « d’échange culturel » pour la mise au travail des jeunes (notamment du Sud global) à travers le système de jeune fille au pair [24] ou le « work and travel » [25].
En outre, l’accélération de la robotisation et du numérique permet un glissement de certaines tâches, auparavant salariées, vers une activité fournie par le·a client·e ou l’usager·e. Que ce soit pour une série de démarches administratives, l’achat d’un billet de transport, la location d’un hôtel, d’une voiture ou d’un appartement, ainsi que n’importe quel « service » bancaire, nous sommes de plus en plus contraint·es de fournir non seulement le travail autrefois réalisé par un·e salarié·e, mais également une partie des moyens de production nécessaires à cette fin. Pour ce qui concerne les banques par exemple, s’il y a 30 ans les guichets automatiques avaient progressivement remplacé le travail humain, dorénavant ce sont ces mêmes guichets qui sont supprimés, obligeant le·a « client·e » à utiliser son propre ordinateur, smartphone, abonnement internet et imprimante, favorisant ainsi les économies réalisées par les firmes afin d’augmenter leurs profits. Un modèle qui s’élargit à l’ensemble des activités commerciales par le développement de l’e-commerce.
Ce processus nous positionne de plus en plus en tant que consommatrice·eurs-productrice·eurs. Nous payons un service ou un produit pour lequel nous fournissons également du travail. L’économie numérique permet ainsi de dégager une plus-value non seulement grâce à notre temps de travail et nos ressources matérielles, mais aussi grâce à l’appropriation de nos données.
Enfin, si le capitalisme industriel avait épargné le salariat blanc et mâle des pays enrichis du travail de (re)production gratuit, dorénavant cette forme d’extorsion de plus-value se répand là où la reproduction élargie, caractérisée par des rapports contractuels, semblait être « la » caractéristique de l’accumulation capitaliste. En d’autres termes, la plus-value extraite du surtravail, analysé généralement comme le temps de travail gratuit presté dans le cadre du travail contractuel, se réalise également grâce au travail accompli en dehors du cadre salarial. Si auparavant il visait notamment le travail des personnes subalternes (les non-salariés), il se nourrit de plus en plus du travail hors salaire des salarié.e.s. Cela se doit notamment au fait qu’il devient pratiquement impossible de continuer à augmenter la journée de travail des femmes.
Cependant, il serait fallacieux de prétendre qu’il existe une charge de travail gratuit égale entre les femmes et les hommes. Ce processus implique inévitablement une augmentation du temps de (re)production qui retombe le plus lourdement sur les épaules de celles à qui le capitalisme patriarcal a assigné ce rôle, c’est-à-dire les femmes, notamment celles qui ne disposent pas des ressources économiques leur permettant de se libérer de ce travail grâce à l’emploi d’une autre femme en échange d’une rémunération minimale (souvent une étrangère du Sud global). En Belgique, sur l’ensemble du temps passé au travail (rémunéré et non rémunéré), les hommes consacrent un tiers de leur temps de travail à des activités non rémunérées et deux tiers au travail rémunéré. À l’inverse, les femmes consacrent seulement un tiers de leur temps de travail aux activités rémunérées et deux tiers aux activités non rémunérées [26]. Les hommes passent donc la plupart de leur temps à travailler pour de l’argent, tandis que les femmes consacrent la plupart du leur à travailler gratuitement.
Inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
, travail (re)productif et accumulation du capital
Comme développé dans ce numéro par Matthias Somers, l’évolution des marges bénéficiaires des entreprises a quasi deux fois plus d’impact sur l’inflation interne que les salaires. En effet, la marge bénéficiaire n’a cessé d’augmenter ces 20 dernières années. Somers explique également comment, en période de forte inflation, même les salaires bénéficiant d’une indexation automatique perdent de la valeur. Enfin, il signale une augmentation constante des aides publiques aux entreprises au détriment du budget public et de la sécurité sociale [27]. Cette augmentation de la part du capital par rapport à celle correspondant aux salaires indique une hausse du taux de plus-value tiré du travail salarié. Mais quelles sont les conséquences de ce processus sur le travail gratuit de (re)production ?
En effet la perte de valeur du travail rémunéré pousse à un allongement du temps de travail rémunéré, mais aussi à une intensification et à une augmentation du temps de travail non rémunéré. De nombreuses personnes se voient contraintes à rechercher des « petits boulots » ou à augmenter leur temps de travail gratuit de (re)production afin de compenser les pertes de rentrées. Une augmentation du travail non rémunéré qui retombe plus lourdement sur les épaules des femmes qui sont les premières à multiplier leur temps pour faire les courses en cherchant les meilleurs prix, à élaborer des plats plus économes ou à s’occuper des enfants ou des personnes en situation de dépendance lorsqu’il faut faire des économies en supprimant les frais d’activités parascolaires ou de soins.
Lors de l’explosion inflationniste, les conseils médiatiques visant de telles économies n’ont pas manqué. On a assisté à une multiplication d’articles et de reportages télévisés consacrés aux « astuces » pour « acheter des vêtements de seconde main », « rester à la mode à moindre cout » ou « réduire son ticket de caisse au supermarché ». À l’inverse, rares étaient les informations livrées par ces mêmes médias concernant les profits tirés par les multinationales. Au contraire, en se déliant de toute responsabilité concernant l’augmentation des prix, les firmes du secteur énergétique ont multiplié leurs conseils pour « diminuer sa facture d’énergie ». Une campagne qui transfère les responsabilités sur les ménages tout en dissimulant les profits historiques réalisés par ces mêmes firmes [28].
Comme le soulève Romain Gelin dans ce numéro [29], les politiques mises en œuvre pour freiner cette poussée inflationniste ont consisté, d’une part, à sociabiliser une partie des couts énergétiques via l’extension du tarif social, le chèque énergie, la diminution de la TVA et des accises ou la création d’une prime « chauffage ». Une série de mesures qui ont aidé les ménages et entreprises à payer les profits exceptionnels réalisés par les géants de l’énergie, au détriment du budget public. D’autre part, afin de diminuer l’inflation, la Banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne (BCE) a décidé d’augmenter son taux d’intérêt
Taux d’intérêt
Rapport de la rémunération d’un capital emprunté. Il consiste dans le ratio entre les intérêts et les fonds prêtés.
(en anglais : interest rate)
directeur. Christine Lagarde va même expliquer ce choix en indiquant que l’objectif consiste à dissuader les ménages et les entreprises d’emprunter de l’argent, ce qui permettrait de « limiter la hausse des couts salariaux ». La présidente de la BCE ne cache pas les intentions d’une telle politique. Pour elle « il faut que les augmentations de salaire dans la zone euro soient inférieures à l’inflation. » [30]
L’augmentation des taux directeurs a également eu des répercussions sur la dette publique
Dette publique
État d’endettement de l’ensemble des pouvoirs publics (Etat, régions, provinces, sécurité sociale si elle dépend de l’Etat...).
(en anglais : public debt ou government debt)
. Celle-ci n’a cessé d’augmenter depuis 2020. Si en 2019, le déficit budgétaire
Déficit budgétaire
Différence négative entre ce que les pouvoirs publics dépensent et ce qu’ils reçoivent comme recette durant une période déterminée (souvent un an). Ce déficit peut être compensé par des revenus supplémentaires, par une réduction des dépenses ou par un nouvel emprunt (mais qui se traduira à l’avenir par des charges financières accrues qui grèveront les comptes budgétaires des années suivantes).
(en anglais : general government imbalance, public fiscal imbalance ou deficit spending)
belge était de 9,5 milliards d’euros, avec l’irruption du covid-19 en 2020, il est passé à 41,38 milliards d’euros. La guerre en Ukraine, la crise énergétique, l’inflation ainsi que, comme le signale dans ce même numéro Matthias Somers, les aides aux entreprises (qui grandissent en période de crise) ont contribué à dégrader la situation des finances publiques dont le déficit en 2022 était de 21,34 milliards d’euros [31].
Déficit fiscal, austérité et travail (re)productif
Ces déficits sont compensés par des emprunts, dont les remboursements pèseront sur les budgets des années à venir. Si en 2019 la dette belge représentait 97,60% du PIB, elle s’établissait à 105,1% fin 2022 [32]. Une hausse à laquelle s’ajoute une augmentation des intérêts : le taux des OLO [33] à dix ans, obligations belges de référence, est passé de 0,2% fin 2021 à 3,2% à la fin de l’année 2022. Selon les calculs de L’Echo, les emprunts belges de 2022 coutent 10 milliards d’euros d’intérêts de plus que ce que l’État fédéral aurait payé si les taux étaient restés au niveau de 2021 [34].
Comme ce fut le cas suite au sauvetage des banques en 2008, des politiques d’austérité suivent la hausse de l’endettement. En effet, si, faute d’un véritable rapport de forces populaire portant des transformations radicales, les crises deviennent une occasion d’accumulation du capital, les dettes représentent un formidable outil pour cette accumulation. Au nom de l’assainissement des finances publiques et de la sauvegarde de la compétitivité, les gouvernements font preuve d’une orthodoxie budgétaire visant la réduction des dépenses publiques et la mise en place de réformes structurelles. Selon Olivier Bonfond, après avoir sauvé les banques, les économies budgétaires mises en œuvre pour payer les dettes tout en visant un « retour à l’équilibre budgétaire » ont impliqué, rien que pour la période 2012-2014, des économies de 8,7 milliards d’euros en soins de santé ; 1 milliard en pension ; 800 millions en personnel administratif de la fonction publique ; 700 millions en allocation de chômage et 400 millions en allocation d’insertion. Les coupes budgétaires n’ont cessé de s’accroitre durant la période suivante. Entre 2015 et 2018, elles ont représenté une réduction de 7 milliards d’euros pour la sécurité sociale ; 3 milliards pour les services publics ; 2,6 milliards grâce au saut d’index ; et 2,1 milliards en dotation à la SNCB. Selon Bonfond, la dette belge est ainsi passée de 101% du PIB en 2012 à 98% en 2018 [35]. Des « efforts budgétaires » rapidement effacés par le nouveau processus de sauvegarde du capital entamé depuis 2020.
Ces politiques d’austérité impliquent une véritable accumulation par dépossession. D’une part, elles s’attaquent aux salaires, comme c’est le cas avec le saut d’index en 2015 ou la marge salariale maximale qui a été limitée à 1,1% en 2017, puis à 0,4% en 2021 pour être fixée à 0% pour la période 2023-2024. D’autre part, elles s’attaquent, à travers les services publics, au travail non rémunéré de (re)production. Par exemple, les coupes à la SNCB ont provoqué des problèmes structurels dans le fonctionnement des chemins de fer belges. Les retards conduisent des milliers de travailleur·euses à devoir consacrer plus de temps au déplacement entre leur domicile et leur lieu de travail.
En ce qui concerne les économies réalisées dans les soins de santé durant cette période d’austérité, l’irruption du Covid-19 a largement démontré les effets pervers de cette politique. Peu de temps après la formation du gouvernement Vivaldi, le nouveau ministre de la Santé publique, Frank Vandenbroucke, avait rétabli la norme de croissance des soins de santé à 2,5%. Néanmoins, deux ans plus tard, il annonçait le retour à 2% ainsi que l’amputation, dès 2023, du budget de la santé des montants qu’il estimait ne pas pouvoir être totalement consommés, ce qu’il appelle la « sous-utilisation » des soins de santé. Ajoutées à la baisse de la norme de croissance (dès 2024), ces coupes représentent 120 millions d’euros pour 2023 et 200 millions pour 2024 [36].
La norme de croissance correspond à la décision politique de majorer annuellement le budget des soins de santé pour maintenir le service à niveau à l’égard de la pression démographique, du vieillissement de la population, de l’augmentation des couts, etc. (hors indexation). Selon le Bureau fédéral du plan, le budget des soins de santé devrait augmenter d’environ 2,5% chaque année afin de coller à l’évolution des couts. Les politiques d’austérité mises en œuvre quelques années après la crise des subprimes avaient déjà fortement diminué le budget consacré à la santé provoquant une dégradation de la qualité des soins et des conditions de travail. Cette situation incite, celles et ceux qui le peuvent, à contracter une assurance complémentaire dont les prix augmentent avec l’âge de la personne assurée (c’est-à-dire celles qui en ont le plus besoin). Il s’agit bien d’une des formes d’accumulation par dépossession (de services publics).
Les nouvelles économies sur le budget consacré à la santé publique se réalisent donc dans un contexte de fragilité accrue des institutions de soins de santé. Dans les hôpitaux, les maisons de repos et de soins ou les institutions de santé mentale, le « retour à la normalité » a notamment impliqué la normalisation d’une planification
Planification
Politique économique suivie à travers la définition de plans réguliers, se succédant les uns aux autres. Elle peut être suivie par des firmes privées (comme de grandes multinationales) ou par les pouvoirs publics. Elle peut être centralisée ou décentralisée.
(en anglais : planning)
serrée qui ne laisse que peu de marge aux situations critiques. En janvier 2023, période de retour des grippes et des bronchiolites, la plupart des hôpitaux belges ont rapidement été débordés. Le manque de personnel nécessaire a conduit à la fermeture de 5% des lits, quand il ne s’agissait pas de la fermeture d’unités entières [37].
Voilà des économies au détriment des travailleuses des soins de santé [38], de l’accès aux soins de qualité pour les citoyen·nes en général et, en particulier, les femmes qui, comme le montrent les chiffres concernant les congés pour motif de soins aux enfants, sont les premières à consacrer du temps au soin des autres. En effet, en 2017, seuls 15% d’hommes ont pris un tel crédit-temps contre 85% de femmes [39]. Dans ce contexte, la limitation du crédit-temps, adoptée en octobre 2022 lors de la confection des budgets 2023-2024 par le gouvernement De Croo, ne fait que confirmer le rôle de « déblayeuses de la crise » assigné aux femmes. Ces économies réduisent les conditions d’accès aux allocations de l’Onem : la condition d’ancienneté dans l’entreprise passe de 2 à 3 ans, l’âge de l’enfant passe de 8 ans à 5 ans pour le crédit-temps à temps plein et la durée maximale est réduite de 51 à 48 mois [40].
Ceci se passe dans un contexte où trouver une place en crèche est devenu un parcours de combattante. Selon la Fédération des milieux d’accueil de la petite enfance, plus de 2.000 enfants ont perdu leur place en crèche depuis 2020 [41]. Pour la Ligue des familles, il faudrait « 10.000 nouvelles places afin qu’il y ait une place en crèche pour un enfant sur deux en Fédération Wallonie-Bruxelles » [42]. En Flandre, la situation n’est pas meilleure. Au contraire, l’année 2022 fut marquée par des scandales concernant la fermeture de plusieurs établissements dans un contexte d’offre insuffisante [43].
Entretemps, les réformes des pensions se poursuivent. En 2020, le gouvernement fédéral annonçait une pension minimale progressivement portée à 1.500 euros nets par mois. Le plan devait s’étaler en quatre phases, de janvier 2021 à janvier 2024, permettant une augmentation annuelle de 2,6%. Or, lors des accords concernant le Plan de relance européen, consistant à accorder des crédits et des subsides aux États membres à condition de prouver leur capacité de mener des économies dans les « dépenses » budgétaires, la Belgique s’était engagée à faire des économies dans les pensions. Pour débloquer les fonds du plan de relance, la Commission européenne demande donc à la Belgique de « faire des efforts supplémentaires » dans ses finances [44]. Les premiers « efforts » concernant les pensions sont annoncés en juillet 2022. Le gouvernement fédéral se met d’accord pour lier l’accès à la pension minimale à la condition d’avoir presté 5.000 jours de travail effectif (3.120 pour les travailleur·euses à temps partiel). Et ce, en plus du critère des 30 ans de carrière. Pour la carrière complète, il faut 45 ans. Or, selon la FGTB, plus de 40% des femmes récemment pensionnées n’atteignent pas les 5.000 jours de travail effectif [45]. En effet, étant donné les inégalités en termes de temps consacré au travail gratuit et rémunéré entre les hommes et les femmes, celles-ci ont bien plus de mal que les hommes à atteindre le quota de jours de travail rémunéré (jours de travail effectif et assimilé) requis pour accéder à la pension, y compris la pension minimale.
En mars 2023, le gouvernement présente un nouvel accord permettant de « ramener le budget dans des eaux plus calmes ». D’une part, la quatrième et dernière augmentation de la pension minimale prévue pour janvier 2024 sera rabotée de 25%. D’autre part, on annonce des réformes concernant les allocations de chômage. Les personnes en chômage en dessous de 55 ans (au lieu de 50 ans jusqu’ici) ne pourront plus refuser un emploi au motif qu’il ne correspond pas à sa profession, qu’il implique de s’absenter plus de 10 heures de son foyer ou qu’il est à plus de deux heures de trajet de son domicile. En outre, toute personne percevant une allocation de chômage ne pourra plus invoquer les frontières régionales ou linguistiques comme motif valable pour refuser un emploi vacant. Enfin, à partir du 1er janvier 2024, les allocations de chômage temporaire seront calculées à un taux de 60% au lieu de 65% du salaire [46].
Comme ce fut le cas lors des réformes antérieures concernant l’allocation de chômage et les pensions, ces politiques ne sont pas neutres sur le plan du genre (mais aussi de « race », de nationalité et d’âge). Les plans d’austérité imposés par les gouvernements Di Rupo et Michel (entre 2012 et 2015) ont mené à l’exclusion de plusieurs dizaines de milliers de personnes des allocations d’insertion, majoritairement des jeunes et des femmes (ces dernières représentent 64% du total). Vu l’asymétrie du temps passé au travail rémunéré et non rémunéré entre femmes et hommes ainsi que les inégalités salariales, les nouvelles réformes ne font qu’allonger le temps de travail gratuit des femmes tout en renforçant les inégalités, notamment pour celles qui sont déjà les plus précaires, comme pour celles travaillant dans des secteurs où les qualifications et la pénibilité du travail ne sont pas reconnues (comme le nettoyage ou la petite enfance), où la flexibilité impose des contrats à temps partiel (comme l’Horeca, les soins de santé non médicalisés ou encore le nettoyage…), les femmes seules avec enfants ainsi que les mères d’enfants en situation de handicap ou de maladie.
En parallèle, les aides aux entreprises et les dépenses attribuées à la défense et la sécurité ne cessent d’augmenter. Rien que l’indexation défiscalisée du 1er et 2e trimestre 2023 (une exonération de cotisations patronales) a couté 974 millions d’euros à la sécurité sociale. Et, alors qu’on fait des économies sur la santé (tout en limitant les conditions d’accès à l’ONEM pour des motifs de soins aux enfants), le budget consacré à la défense et à la sécurité gonfle à plus d’un milliard d’euros, tout en annonçant une diminution du budget alloué aux CPAS pour les réfugiées ukrainiennes [47] et leur « activation ».
Enfin, nous énonçons l’hypothèse que, contrairement aux thèses postulant « la fin du travail », nous assistons à une augmentation inouïe du travail. Le temps et l’intensification du travail
Intensification du travail
Stratégie managériale destinée à tirer davantage de production de la part de chaque travailleur.
(en anglais : work intensification)
gratuit de (re)production augmentent avec la dévalorisation du travail rémunéré, des allocations et des pensions. Entretemps, les reformes des pensions, tout comme les reformes en éducation imposant une augmentation de « stages d’études » et la multiplication des « jobs » étudiants, ne font qu’augmenter le temps du travail tout au long de la vie.
En guise de conclusion
Les analyses économiques centrées sur la répartition salaire/capital nous permettent seulement de saisir la partie émergée de l’iceberg de l’accumulation du capital et de l’exploitation qu’elle sous-tend. Dans ces pages nous avons essayé de visibiliser une infime fraction de la partie immergée de l’iceberg, notamment celle concernant quelques aspects du travail gratuit de (re)production assigné aux femmes. Or, la manière dont ce travail participe à l’accumulation du capital ainsi que les enjeux sous-jacents des réformes mises en œuvre pour augmenter la plus-value apportée par ce travail sont tellement divers que cet article peine à les refléter de façon exhaustive. Dès lors, nous avons dû nous résoudre à nous centrer sur le travail de (re)production gratuit au détriment d’autres secteurs et, notamment, au détriment d’une lecture plus intersectionnelle, permettant de dégager des analyses en termes de « race », de nationalité, d’âge, de titre
Titre
Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
de séjour…
Par le prisme du travail gratuit de (re)production, cette analyse cherche en effet à visibiliser le rôle essentiel de l’ensemble du travail gratuit ou quasi gratuit à l’accumulation du capital. Sa révélation est d’autant plus urgente que l’extorsion de la plus-value du travail gratuit se répand même à l’intérieur des secteurs où la reproduction élargie caractérisée par des rapports contractuels semblait être « la » caractéristique de l’accumulation capitaliste.
Aujourd’hui, la fiction d’une croissance soutenue et illimitée devient de moins en moins crédible. Malgré cette évidence, l’homo-capitaliste poursuit sa quête d’accumulation en faisant usage de toutes ses armes technologiques et guerrières. À cette fin, il se nourrit notamment du travail des « déblayeuses de la crise », chargées de la (re)production de la force de travail rémunéré et non rémunéré, sans lequel l’accumulation du capital ne serait plus possible. Or, si l’espace de la (re)production est crucial pour l’accumulation du capital, il est également un espace stratégique de lutte, car c’est un territoire par excellence de converge du travail humain, mais aussi de (re)production et donc de conservation du monde vivant.
Pour citer cet article : Natalia Hirtz, " Travail (re)productif et accumulation du capital ", in Gresea Échos n°114, avril 2023.
Photo : Domestic work is work, Jeanne Manjoulet, 2020, licence : CC BY 2.0, Flickr.