La dépréciation salariale renvoie à la part qu’occupe les salaires dans la valeur ajoutée. Cette dernière correspond au chiffre d’affaires d’une entreprise moins les composantes nécessaires à la mise en œuvre de la production telles que les matières premières). La valeur ajoutée se subdivise entre les salaires et les cotisations sociales (partie socialisée du salaire) et les profits bruts (c’est-à-dire avant réalisation d’investissements, paiement des impôts et/ou versement des dividendes).
L’agrégation, au niveau de toute la nation, des valeurs ajoutées individuelles équivaut au Produit Intérieur Brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
. A ce propos, on constate une baisse de la part des salaires dans les PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
en Europe depuis le début des années 80.
Part salariale en berne
En 1980, la part salariale à l’intérieur des PIB additionnés (c’est-à-dire la part que recevaient les salariés en contrepartie de leur effort productif) dans ce qu’on appelait, à l’époque, la Communauté européenne, équivalait à quelque 75% de la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
. En moyenne, un travailleur européen percevait donc 75 centimes par franc produit. A la fin des années nonante, la part salariale était tombée, en Europe, à 68,5% de la valeur ajoutée.
Figure 1. Évolution de la part salariale en Europe en pourcentage du PIB depuis 1960
Source : Michel Husson, Misère du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, Ed. Syros, Paris, 1996
Selon le FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
(dont les accointances avec les économistes critiques ne sont guère évidentes), la part salariale dans les pays industrialisés a diminué "en moyenne d’environ 7 points depuis le début des années 1980, ce recul étant plus marqué dans les pays européens". En témoigne le cas belge où les salaires passaient sous la barre des 50% en 2007.
Ces tendances lourdes de l’économie libérale ne manquent d’ailleurs pas d’étonner voire d’inquiéter les défenseurs les plus zélés du libéralisme
Libéralisme
Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence.
économique. A ce sujet, Alan Greenspan, ancien président de la FED et pas précisément un pilier de l’altermondialisme
Altermondialisme
Néologisme définissant tous ceux (groupes, institutions, individus) qui n’acceptent pas la mondialisation néolibérale et proposent une forme de mondialisation plus juste et plus solidaire.
(En anglais : alter-globalization movement)
, identifie la dépréciation à "une caractéristique vraiment bizarre (NDLR sic) du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
contemporain. La part des salaires dans le revenu national aux États-Unis et dans d’autres pays développés atteint un niveau exceptionnellement bas selon les normes historiques. Or, à long terme, le salaire réel tend à évoluer parallèlement à la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
réelle. C’est ce qu’on a vu pendant des générations, mais plus maintenant. Le salaire réel s’est mis à diverger pour des raisons qui ne sont pas claires (…) [et] une perte de soutien politique au capitalisme est à redouter si le salaire du travailleur (..) moyen ne se met pas à augmenter" [1].
Nous verrons, au final, que la jeunesse est particulièrement concernée par cette évolution de dépréciation salariale. Selon une dynamique en deux temps. Dans les années 70 et 80, ce sont les jeunes les moins qualifiés qui ont pâti de cette mutation de la rémunération du travail comme facteur de production. A partir des années 80 et 90, alors que le diplôme protégeait de moins en moins contre le chômage, les éléments de la jeunesse les mieux dotés en capital scolaire ont, eux aussi, accusé le coup. Les deux chapitres qui suivront seront de nature essentiellement économique. Leur nécessaire aridité n’a d’égale que leur capacité à restituer un pan déterminant de l’histoire du salariat qui a été profondément modelée par l’apparition et la persistance d’un chômage de masse à partir des années 70.
Chômage et sous-investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
Contrairement à ce que la vulgate néoclassique dominante proclame ad nauseam, les profits n’ont en rien permis l’augmentation des investissements et partant, de l’emploi. C’est même le contraire qui s’est produit. Allant de pair avec la grande contraction salariale précédemment décrite, la restauration du profit, à partir du milieu des années 80, a bridé, en Europe, la croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
.
Faute de débouchés, l’investissement productif des firmes s’est tassé de manière impressionnante. A la clé, une augmentation de la rémunération du capital
Capital
. En France, la part des dividendes rapporté à la valeur ajoutée a plus que doublé en une vingtaine d’années. La rémunération du capital correspondait à une ponction de 3,2% de la valeur ajoutée en 1982 contre 8,5% en 2007. La faiblesse des investissements productifs, alimentant à la hausse la rémunération du capital et la financiarisation
Financiarisation
Terme utilisé pour caractériser et dénoncer l’emprise croissante de la sphère financière (marchés financiers, sociétés financières...) sur le reste de l’économie. Cela se caractérise surtout par un endettement croissant de tous les acteurs économiques, un développement démesuré de la Bourse et des impératifs exigés aux entreprises par les marchés financiers en termes de rentabilité.
(en anglais : securitization ou financialization)
de l’économie, va déboucher sur un chômage structurellement élevé en Europe.
La Belgique ne fait pas exception à la règle. Comme en témoigne le graphique ci-dessous.
Figure 2. Évolution des ressources financières et des investissements nets des entreprises en Belgique
Source : Réginald Savage, « Economie belge 1953-2000. Ruptures et mutations », Presses universitaires de Louvain, 2004.
Les ressources financières des entreprises, comme on peut le voir, ne sont jamais descendues en dessous des 7% du PIB depuis 1982. Parallèlement, à partir de 1986- 88, les investissements ont connu une phase descendante pour se stabiliser, aux alentours de 3,5% du PIB. La stagnation des investissements nets procède d’un remaniement profond des stratégies d’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
du capitalisme contemporain. Remaniement dont témoigne l’évolution de la productivité des facteurs de production et qui n’a pas été sans toucher les jeunes. Nous discernerons, dans un premier temps, les caractéristiques et implications de cette mutation avant d’aborder la question spécifique des jeunes.
Entre 1949 et 1974, les gains de productivité du facteur "capital" (exprimés en taux de croissance annuels moyens) ont été positifs, à raison de 0,2% en moyenne annuelle. Par contre, de 1974 jusqu’à l’an 2000, ils ont été négatifs (se situant aux alentours de -1,5%). Par contre, au cours du XXe siècle, les gains de productivité du facteur travail ont été constants. Jusque 1975, les gains de productivité annuels moyens étaient de 5,2 %. Depuis cette époque, ces gains se sont ralentis en présentant une moyenne de 2,6% depuis le milieu des années 70. [2]
Au cours du XXe siècle, les gains de productivité du facteur capital ont été, sans exception, plus faibles que ceux du travail. Constat qui permet d’affirmer sans prendre trop de risques que la formation du profit s’origine, pour l’essentiel, dans le facteur travail. Pour preuve, il y a formation de profits, depuis 1975, sans gains de productivité du capital. La formation du profit dépend donc plus que jamais, de nos jours, de l’exploitation du travail (appelée "ressource humaine" dans certains cénacles). Quelles ont été les conséquences de ces mutations structurelles de l’économie sur la rémunération des jeunes travailleurs ?
Tu seras compétent et pauvre, mon fils !
La persistance d’un chômage structurel en Europe va exercer un double impact sur la jeunesse du point de vue de la dépréciation salariale. Selon l’axiome marxien de l’armée de réserve des chômeurs, plus les candidats à l’emploi pour certains postes sont nombreux et plus le taux de salaire pour ces mêmes postes diminue.
Ce sont d’abord les jeunes moins qualifiés qui feront les frais de cette loi d’airain. La destruction massive de postes de travail, dans les années 70 et 80, va d’abord concerner les industries intensives en main d’œuvre offrant des débouchés pour les fractions de la jeunesse moins dotées en capital scolaire. Cette pression à la baisse sur les salaires des « disqualifiés »ne constitue cependant que le premier acte d’une pièce qui a commencé avec la contre-révolution néolibérale des années 80 et dont nous attendons encore la fin.
Parallèlement, la persistance de taux de chômage élevés va, de manière globale, abaisser le coût d’opportunité relatif à la poursuite d’études. L’obtention d’un diplôme, dans un contexte socioéconomique marqué par la pénurie structurelle d’emplois, va alors fonctionner comme assurance contre le chômage.
Concomitamment, la diminution des investissements va créer les conditions favorisant un rationnement des emplois qualifiés. Plus ce rationnement va perdurer, moins le diplôme va protéger contre le chômage. La dépréciation salariale a ainsi fini par rattraper les diplômés. "Par rapport aux années 60, les ingénieurs et techniciens ont subi dans les années 80 une dépréciation salariale. (…) Et de nombreuses catégories de qualifiés ont connu durant les vingt dernières années des pondérations de salaire qui ne découlaient pas d’une déqualification mais bien d’une exacerbation de la concurrence sur le marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
du travail" [3].
Un constat sans appel. En conclusion duquel, nous recommandons vivement la lecture de Marx à la jeunesse.