Le trafic aérien mondial a beau être dominé par le transport de passagers, le transport de marchandises (le fret) en constitue néanmoins une proportion importante et – jusqu’il y a peu – croissante. Cette évolution a notamment été dopée ces dernières années par l’essor du commerce électronique, ajoutant de nouvelles problématiques à celles que soulevait déjà cette industrie largement méconnue.
Dans le cadre des débats liés aux mesures à prendre pour lutter contre les changements climatiques, la limitation du transport aérien apparaît régulièrement parmi les plus discutées. Il contribue en effet de manière significative au réchauffement climatique. En outre, cette contribution est proportionnellement particulièrement élevée en comparaison avec d’autres modes de transport, pour une utilité sociale souvent discutable et très inégalement répartie [1].
Ces constats concernent toutefois généralement le transport aérien de passagers. Or, si celui-ci représente bien la grande majorité du trafic aérien global, le transport de marchandises est loin d’être négligeable et sa proportion avait même tendance à augmenter jusqu’au début de la guerre en Ukraine, suscitant ou aggravant des problématiques qui lui sont en partie spécifiques.
Quelques données sur le fret aérien mondial
À en croire les chiffres de l’Association internationale des transporteurs aériens (IATA), en 2020, le fret aérien représentait seulement 1% du fret mondial en volume, mais 35% en valeur [2]. La raison en est simple : le transport par avion est le plus rapide, mais aussi le plus coûteux des moyens de transport. Il ne se justifie dès lors que pour certains types de biens (ex. : les biens périssables) et/ou dans certaines situations d’urgence (ex. : humanitaires, médicales), même si ces « urgences » peuvent être toutes relatives, comme dans le cas du e-commerce, par exemple (voir ci-dessous)...
Tableau 1. Catégories de marchandises transportées par avion
Courrier postal |
Biens de consommation |
Poids lourds et hors gabarit |
Biens intermédiaires |
Animaux vivants |
Matières dangereuses |
Biens périssables |
Nourriture et boissons non périssables |
Aide humanitaire |
Matériel militaire |
(source : Airport Watch)
L’estimation précise de la proportion du fret dans le transport aérien est rendue difficile par les modalités différentes que peut prendre cette activité. Le fret aérien est en effet transporté à peu près à part égal, soit via des avions dédiés, soit dans les soutes d’avions passagers (belly freight). On sait toutefois qu’elle se situe loin derrière le transport de passagers, dont la flotte mondiale est estimée à plus de 23.000 appareils contre environ 2.000 pour les avions-cargos [3]. Même en tenant compte du belly freight, le transport de passagers reste donc proportionnellement plus important. Le cargo est malgré tout loin d’être négligeable et, surtout, il était en augmentation ces dernières années (cf. ci-dessous).
Au niveau mondial, les principaux aéroports cargo sont presque tous situés en Asie ou aux États-Unis, tandis qu’en Europe c’est l’aéroport de Francfort qui occupe la première place, suivi de Paris CDG et d’Amsterdam Schiphol. Malgré son statut d’aéroport régional secondaire, l’aéroport de Liège arrive en 6e position. Il est également l’aéroport le plus important parmi ceux entièrement consacrés au cargo.
Tableau 2. Principaux aéroports cargo en volume dans le monde
Rang | Aéroports | Volumes (en milliers de tonnes) |
---|---|---|
1 | Hong Kong International Airport (Hong-kong) | 5025 |
2 | Memphis, Tennessee (USA) | 4480 |
3 | Shanghai Pudong International Airport (Chine) | 3982 |
4 | Ted Stevens Anchorage International Airport (Alaska, USA) | 3555 |
5 | Incheon International Airport (Séoul, Corée du Sud) | 3329 |
6 | Louisville International Airport (USA) | 3052 |
7 | Taiwan Taoyuan International Airport (Taïwan) | 2812 |
8 | Los Angeles International Airport (USA) | 2691 |
9 | Narita International Airport (Japon) | 2644 |
10 | Hamad International Airport (Doha, Qatar) | 2620 |
(source : Wikipédia, 2021)
Tableau 3. Principaux aéroports cargo en volume en Europe
Rang | Aéroports | Volumes (en milliers de tonnes) |
---|---|---|
1 | Frankfurt Airport | 1857 |
2 | Paris CDG | 1636 |
3 | Amsterdam Airport Schiphol | 1442 |
4 | Istanbul Airport | 1397 |
5 | London Heathrow | 1141 |
6 | Liège Airport | 1114 |
7 | Luxembourg Airport | 906 |
8 | Cologne Bonn Airport | 842 |
9 | Milan Malpensa Airport | 513 |
10 | Brussels Airport | 506 |
(source : Statista, 2020)
Du point de vue des opérateurs, on retrouve soit des compagnies spécialisées sur le transport express (ex. : FedEx, DHL, etc.), soit des filiales cargo créées par des compagnies aériennes. Amazon a également fait une entrée remarquée dans ce secteur en 2015 en se dotant de sa propre flotte [4], illustrant l’importance croissante du e-commerce pour le transport aérien (voir ci-dessous) [5].
Tableau 4. Principales compagnies de fret aérien par volume transporté
(source : Statista, 2021)
Évolution à la hausse et impact du e-commerce
Nous l’avons dit, le transport de marchandises par avion a eu tendance à croître ces dernières années, surpassant même régulièrement les taux de croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
du commerce international. À l’image du trafic aérien en général, le fret a évidemment connu une baisse drastique au plus fort de la pandémie de covid-19, mais il s’est rétabli plus vite et à un rythme plus soutenu que le transport de passagers, notamment en raison de l’essor du e-commerce sur la même période.
Tableau 5. Évolution comparée des taux de croissance (en volume) du commerce international (en rouge) et du fret aérien (en bleu)
(source : IATA, « Air Cargo Market Analysis », Décembre 2021)
L’e-commerce transfrontalier repose en effet à environ 80% sur le fret aérien [6]. Dès lors, l’explosion des achats en ligne liée aux confinements imposés à travers le monde pour lutter contre le covid-19 s’est mécaniquement traduite dans les statistiques du transport aérien de marchandises. Comme l’explique un site spécialisé, aujourd’hui « le fret aérien représente 30 à 35 % des recettes des compagnies aériennes en raison de l’augmentation de la demande et de la diminution de la capacité, elle-même due à la baisse du nombre de vols passagers. Le commerce électronique représente désormais 18 % du fret aérien et devrait atteindre 22 % en 2022 » [7]. De son côté, le constructeur Boeing, s’attend quant à lui « à une augmentation de 60 % de la flotte mondiale d’avions-cargo au cours des 20 prochaines années, sous l’effet de l’augmentation de la demande de biens de consommation en ligne et des besoins en fret général » [8].
L’aéroport de Liège offre également un bon exemple de cette tendance. De 2018 à 2021, l’aéroport a systématiquement battu des records de volume de marchandises transportées [9], en grande partie grâce à l’explosion, sur la même période, du nombre de colis d’e-commerce. Inexistant avant 2017, celui-ci est en effet passé de 9,5 millions de colis traités en 2018… à 362 millions en 2019 et jusqu’à 650 millions en 2021 !
Tableau 6. Évolution du nombre de colis d’e-commerce traité à l’aéroport de Liège (en millions)
(Source : notre compilation de chiffres disponibles dans la presse)
Conséquences économiques, sociales et environnementales
Tous ces éléments méritent donc que l’on se penche un peu plus en détail sur les conséquences du fret aérien. D’un point de vue environnemental, tout d’abord, le transport par avion est de loin le mode de transport le plus polluant, du moins en proportion des volumes transportés. D’après les calculs de l’agence européenne de l’environnement, par tonne-kilomètre transportée, le transport aérien émet l’équivalent de 1036 grammes de CO2, contre 137 pour le transport routier, 33 pour le transport fluvial, 24 pour le transport ferroviaire et 7 pour le transport maritime. Ce bilan est doublement aggravé, d’une part par le fait que le fret aérien est souvent synonyme de vols longue distance, et d’autre part parce qu’il implique des avions gros porteurs souvent en fin de vie dont les performances environnementales sont plus faibles que ceux utilisés pour le transport de passagers.
Tableau 7. Impact climatique des différents modes de transport de marchandises (en gCO2/km)
(source : European environment agency, 2018)
Mais le CO2 n’est pas la seule nuisance. Comme l’expliquait une publication de l’organisation britannique Airport Watch datant de 2009 : « Outre la contribution de l’aviation au problème environnemental mondial à long terme qu’est le changement climatique, il existe des impacts environnementaux localisés et à court terme qui sont les pires pour les communautés vivant à proximité des aéroports » [10]. Et l’autrice de détailler : « La pollution localisée au niveau du sol provenant des aéroports, ainsi que le transport terrestre des réseaux routiers et ferroviaires convergeant vers les plateformes multimodales, entraînent un cocktail de polluants (…) ». En outre, toujours selon elle, « le fret aérien pose des problèmes de bruit particuliers, car les vieux avions de transport de passagers, moins efficaces et plus bruyants, sont souvent convertis en cargos ». Le tout dans un contexte où « il y a une pression incessante pour davantage de vols de nuit », une problématique bien connue à Liège, qui dispose du dernier aéroport européen à encore autoriser des vols 24h/24, 7j/7, sans restrictions.
Enfin, les conditions de travail dans le domaine du fret aérien sont souvent difficiles, en particulier pour les travailleurs chargés de vider et/ou remplir les avions, des tâches pénibles et souvent dangereuses qui les exposent à un taux particulièrement élevé d’accidents ou de maladies professionnelles [11]. Ces travailleurs sont en outre soumis à des rythmes de travail élevés et à l’obligation
Obligation
Emprunt à long terme émis par une entreprise ou des pouvoirs publics ; il donne droit à un revenu fixe appelé intérêt.
(en anglais : bond ou debenture).
de travailler de nuit, en particulier dans le sous-secteur de la livraison expresse. Les emplois disponibles dans le secteur sont souvent précaires et mal rémunérés, une tendance encore aggravée par l’essor du e-commerce [12].
Plus largement, le développement du fret aérien s’inscrit dans le mouvement d’accélération et d’intensification des échanges internationaux caractéristiques des dernières décennies et qui s’est largement réalisé aux dépens des droits et des intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des travailleurs (sans parler de l’environnement...). Non seulement à travers la mise en concurrence de ces derniers sur des échelles toujours plus étendues, mais aussi par la croissance d’une industrie de la logistique au bilan social et environnemental catastrophique. L’e-commerce constitue d’ailleurs une évolution particulièrement brutale de ces tendances, avec des conditions de travail dans les centres de distribution ou dans la livraison du dernier kilomètre notoirement exécrables [13].
Résistances et perspectives ?
Le fret aérien est donc une activité pour le moins problématique, et ce d’autant plus qu’une proportion importante des marchandises transportées ne répond en réalité à aucune urgence, en particulier dans le domaine récent du e-commerce. Et même quand c’est le cas, les urgences en question relèvent trop souvent de pratiques… qu’il serait urgent de bannir. On peut songer ici au transport des fleurs fraiches depuis des pays comme le Kenya ou l’Éthiopie où elles sont cultivées dans des conditions sociales et environnementales catastrophiques [14] ou encore à l’acheminement des équipes et du matériel nécessaires au championnat mondial de Formule 1, deux activités que l’industrie du fret aérien se targue de rendre possibles [15], alors qu’elles sont tout simplement incompatibles avec les urgences sociales et environnementales actuelles.
Pour l’heure, le secteur est toutefois relativement épargné par les critiques qui visent le transport aérien, non seulement parce qu’il en constitue objectivement une proportion minoritaire, mais aussi – et peut-être surtout – parce que l’expérience que nous en avons est moins directe que pour le transport de passagers. Le fret aérien constitue en effet un des maillons de cette industrie de la logistique aussi cruciale qu’invisibilisée, même si la pandémie a contribué à inverser (du moins en partie) cette tendance en révélant le caractère essentiel de ses travailleurs [16].
Outre les luttes qui en découlent, l’industrie du fret aérien doit toutefois désormais également affronter des perspectives d’avenir singulièrement assombries par les effets conjugués de la guerre en Ukraine, de l’explosion des prix de l’énergie, de la chute de la demande qui en résulte, de la pénurie mondiale de main-d’œuvre ou encore du ralentissement économique en Chine. Autant d’éléments qui ont poussé la demande mondiale de fret aérien à diminuer de manière continue depuis les six derniers mois [17], contrastant singulièrement avec les tendances et prévisions optimistes qui avaient caractérisé la fin de l’année 2021. L’occasion, plus que jamais, de remettre en cause la pertinence écologique, économique et sociale de cette industrie et des projets d’extension aéroportuaire qui l’accompagnent ?
Cet article reprend le contenu d’un atelier présenté lors de « l’AviAction Conférence » organisée à Lille du 5 au 9 octobre 2022 par le réseau Stay Grounded (Rester sur terre) qui réunit des collectifs en lutte à travers le monde contre des projets de développement aérien.
Pour citer cet article : Cédric Leterme, "Zoom sur le fret aérien et ses conséquences", Gresea, octobre 2022.
Source photo : Boeing_737-800_BCF,_Paris_Air_Show_2019,_Le_Bourget_(SIAE1177)-CC BY-SA 4.0