Alors que, d’un point de vue environnemental, les mauvaises nouvelles s’accumulent (perte de biodiversité, risque de désertification et réchauffement climatique), il est intéressant d’essayer d’analyser les répercussions des débats sur la protection de l’environnement sur le discours économique. Cette problématique est aussi simple qu’importante. Comment penser la prospérité économique à l’heure du défi climatique ? Les concepts en économie ne tombent naturellement pas du ciel. Ils sont enfants d’une histoire. Ainsi en va-t-il du Produit intérieur brut (PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
).
Pour rappel, le PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
désigne la valeur totale de la production interne de biens et services marchands dans un pays donné au cours d’une année donnée par les personnes résidant à l’intérieur de ce pays. Et quand le PIB augmente d’une année à l’autre il y a croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
. Le PIB, comme nous le disions auparavant, a une histoire. Découvrons-la.
Jusqu’aux années trente, aucun système de comptabilité publique systématique n’existait. C’est après la grande crise de 1929 que l’américain Simon Kuznets ("Prix Nobel" d’économie en 1971) s’est vu confier la mission de dresser une comptabilité permettant de retracer la production et la création de revenus aux Etats-Unis. En 1933, pour sortir les Etats-Unis du marasme de la Grande dépression
Dépression
Période de crise qui perdure, avec une croissance économique lente et un chômage important. C’est l’équivalent d’une crise structurelle.
(en anglais : depression).
, l’administration Roosevelt décide de pratiquer un interventionnisme économique jusque-là inédit.
Petits problèmes PIB
Problème : pour discerner les effets en retour sur l’économie nationale de l’intervention étatique, il fallait que l’administration US dispose d’un outil de mesure de l’activité économique. Or, à l’époque, rien, dans l’arsenal des économistes, ne le permettait. Jusqu’aux années trente, les économistes utilisaient, chacun dans son coin, un nombre épars d’outils de référencement. Pour certains, les cours de bourse
Bourse
Lieu institutionnel (originellement un café) où se réalisent des échanges de biens, de titres ou d’actifs standardisés. La Bourse de commerce traite les marchandises. La Bourse des valeurs s’occupe des titres d’entreprises (actions, obligations...).
(en anglais : Commodity Market pour la Bourse commerciale, Stock Exchange pour la Bourse des valeurs)
constituaient le sésame pour discerner les aléas de la conjoncture
Conjoncture
Période de temps économique relativement courte (quelques mois). La conjoncture s’oppose à la structure qui dure plusieurs années. Le conjoncturel est volatil, le structurel fondamental.
(en anglais : current trend)
. D’autres se fiaient aux évolutions des chargements de wagons de marchandises. Rien donc de global ni de systématique.
Élément de contexte important : c’est dans l’urgence, vu la profondeur de la crise de 1929, que les comptes nationaux ont été développés. Et pour parer au plus pressé, Kuznets, en partenariat avec le Britannique Nicholas Stone ("prix Nobel" d’économie 1984), n’a pas cherché à faire autre chose que dresser l’état des lieux des flux
Flux
Notion économique qui consiste à comptabiliser tout ce qui entre et ce qui sort durant une période donnée (un an par exemple) pour une catégorie économique. Pour une personne, c’est par exemple ses revenus moins ses dépenses et éventuellement ce qu’il a vendu comme avoir et ce qu’il a acquis. Le flux s’oppose au stock.
(en anglais : flow)
monétaires au sein de l’économie américaine. En effet, le PIB constitue la somme des valeurs ajoutées. Et la valeur ajoutée
Valeur ajoutée
Différence entre le chiffre d’affaires d’une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d’affaires (et qui forment le chiffre d’affaires d’une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut.
(en anglais : added value)
, d’un point de vue comptable, constitue le solde du compte de production. C’est-à-dire la différence entre la production à prix constants et la consommation intermédiaire à prix constants. Pour ce qui est des services non-marchand, un petit problème se pose. Le non-marchand ne vend pas ses services au prix du marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
. Donc, difficile de pratiquer un calcul de valeur ajoutée en établissant la différence entre consommations intermédiaires et productions finales. Conventionnellement, on estime que la valeur des services publics équivaut à la somme des coûts supportés pour leur mise en œuvre.
Evidemment, cette focalisation, du point de vue de la mesure de l’activité économique, sur le seul échange monétaire entraîne certaines lacunes. Il s’en suit, par exemple, qu’un certain nombre d’activités productives de valeurs d’usage ne sont pas intégrées dans le calcul du PIB puisqu’elles ne donnent pas lieu à un échange monétaire et marchand. Ainsi en va-t-il du secteur informel
Secteur informel
Partie de l’économie qui n’est pas officiellement comptabilisée, supervisée et taxée par une autorité publique. Cela englobe l’économie familiale, l’économie conviviale (entraide, don…) et l’économie clandestine ou souterraine. Dans nombre de pays du Tiers-monde, notamment les plus pauvres, le secteur informel absorbe une majorité de la population.
(En anglais : informal sector)
et de l’ensemble des productions domestiques pourtant, dans bien des cas, essentielles au bien-être collectif. De facto, on constatera que l’addition de flux monétaires ne renseigne que très peu sur le caractère socialement souhaitable des productions donnant lieu à un échange.
De plus, le PIB ne nous renseigne pas sur la redistribution de la richesse
Richesse
Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
créée. Par exemple, si l’on prend la peine de comparer quelques PIB par tête d’habitant à travers le monde [1], on s’apercevra que la Guinée Equatoriale, pays africain producteur de pétrole, dont les énormes disparités de revenu ne sont plus à démontrer, devance, dans le classement FMI
FMI
Fonds Monétaire International : Institution intergouvernementale, créée en 1944 à la conférence de Bretton Woods et chargée initialement de surveiller l’évolution des comptes extérieurs des pays pour éviter qu’ils ne dévaluent (dans un système de taux de change fixes). Avec le changement de système (taux de change flexibles) et la crise économique, le FMI s’est petit à petit changé en prêteur en dernier ressort des États endettés et en sauveur des réserves des banques centrales. Il a commencé à intervenir essentiellement dans les pays du Tiers-monde pour leur imposer des plans d’ajustement structurel extrêmement sévères, impliquant généralement une dévaluation drastique de la monnaie, une réduction des dépenses publiques notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé, des baisses de salaire et d’allocations en tous genres. Le FMI compte 188 États membres. Mais chaque gouvernement a un droit de vote selon son apport de capital, comme dans une société par actions. Les décisions sont prises à une majorité de 85% et Washington dispose d’une part d’environ 17%, ce qui lui donne de facto un droit de veto. Selon un accord datant de l’après-guerre, le secrétaire général du FMI est automatiquement un Européen.
(En anglais : International Monetary Fund, IMF)
des PIB par tête d’habitant, l’Argentine, pays latino-américain bien connu pour l’importance sur le plan statistique de sa classe moyenne.
Ces exemples indiquent que le PIB pose aujourd’hui de nombreuses questions. Quelles réponses apporte-t-on à ces dernières ?
Vers un PIB vert ?
Des projets de correction du PIB commencent à voir le jour. Ainsi, par exemple, le Comité d’experts des Nations unies sur la comptabilité environnementale-économique (en anglais, UN Committee of Experts on Environmental-Economic Accounting, UNCEEA) travaille à mettre en œuvre un système de comptabilité environnementale économique (SEEA). L’objectif du UNCEEA consiste à promouvoir l’utilisation du SEEA par les pays membres de l’ONU
ONU
Organisation des Nations Unies : Institution internationale créée en 1945 pour remplacer la Société des Nations et composée théoriquement de tous les pays reconnus internationalement (193 à ce jour). Officiellement, il faut signer la Charte de l’ONU pour en faire partie. L’institution représente en quelque sorte le gouvernement du monde où chaque État dispose d’une voix. Dans les faits, c’est le Conseil de sécurité qui dispose du véritable pouvoir. Il est composé de cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne) qui détiennent un droit de veto sur toute décision et de dix membres élus pour une durée de deux ans. L’ONU est constituée par une série de départements ou de structures plus ou moins indépendantes pour traiter de matières spécifiques. Le FMI et la Banque mondiale, bien qu’associés à ce système, n’en font pas officiellement partie.
(En anglais : United Nations, UN)
.
D’un point de vue strictement comptable, l’apport présumé du SEEA devrait résider dans la capacité à apporter des ajustements environnementaux au mode de calcul du PIB. De cette façon, il devrait être possible de passer du produit intérieur brut
Produit intérieur brut
Ou PIB : Richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
au produit intérieur net. Pour en arriver au PIB vert, l’UNCEEA entend donc défalquer du PIB classique la destruction et la dégradation de l’environnement.
Le serpent se mordrait-il la queue ? Car revoir à la hausse ou à la baisse un PIB suppose que, pour en modifier le flux, l’on dispose au préalable de données monétaires. Logique. Mais que faire dans le cas de l’environnement ? Quel prix, par exemple, pour l’air ?
Gare ! Si l’on n’y prend garde, avec la promotion du PIN, la marchandisation de l’environnement n’est plus très loin. A l’intérieur de la méthodologie PIB, défalquer l’usure du "capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
" naturel, c’est aussi donner un prix à ce qui n’en a jusqu’à présent jamais eu. "Cela conduit à des monstruosités comme ce rapport récent qui évalue à 970 euros par hectare et par an la valeur moyenne à accorder aux écosystèmes forestiers métropolitains" [2].
Le PIB vert pose donc de sérieux problèmes de mise en œuvre. Car il n’existe ni marché ni prix pour l’ensemble des éléments constitutifs d’un écosystème. Bien entendu, il n’est en rien illégitime de développer une approche visant à identifier les coûts de la pollution. Mais plutôt que d’essayer d’attribuer un prix fictif à l’environnement, un certain nombre d’indicateurs pourraient évaluer le coût réel in concreto des différentes pollutions.
Par exemple, en évaluant leur impact sur les finances de la sécurité sociale. Cette liaison entre protection de l’environnement et progrès social n’est pas sans fondements. Ainsi, le think tank
Think tank
Littéralement « boîte à idée » ; organisme regroupant généralement des chefs d’entreprise, des responsables politiques, des professeurs d’université ou chercheurs, des journalistes pour discuter de problématiques importantes pour un pays, une région, la planète et pour ainsi influer sur les grandes orientations politiques.
(en anglais : think tank)
US Center for Economic Policy Research (CEPR) estimait dans un communiqué de presse du 20 novembre 2006 que "si l’Europe adoptait les pratiques US et augmentait son temps de travail annuel au niveau de celui des Etats-Unis, (...) elle consommerait 30 % d’énergie en plus" [3]. La tendance en vogue dans certains milieux consistant à miser sur le "capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
vert" pour relancer nos économies en crise ne mettra guère en avant ce genre de corrélations.
Le capitalisme dit vert, c’est le même que celui qui a raboté la part salariale à l’intérieur des PIB occidentaux depuis 25 ans et précarisé (flexibilisé) une frange non négligeable du salariat. Cette donnée reste trop souvent occultée par les thuriféraires d’un altercapitalisme bio.
Un capitalisme vert ?
Pendant longtemps, les milieux environnementalistes ont développé un discours critique à l’égard de l’entreprise. Aujourd’hui, changement majeur. L’entreprise est, dans certaines sphères de l’écologie politique, promue au rang de principal acteur d’une mutation qui pourrait réconcilier la logique marchande et la protection de l’environnement.
Pour le capital Capital , un nouveau marché s’ouvre : celui des énergies alternatives, de la technologie et du savoir-faire écologique, de la production durable et tout ce que cela demande comme apport en matériel de production, de transport, de distribution. Il s’agit d’un marché encore relativement faible, mais en forte expansion. Le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) [4] prédit un marché fabuleux pour ceux qui y investiront des capitaux. "Aujourd’hui, le marché mondial en volume pour les technologies environnementales pèse environ 1000 milliards d’euros, selon l’entreprise allemande de consultants Roland Berger qui projette un marché de 2.200 milliards d’euros d’ici 2020." [5]
La philosophie du PNUE consiste en un soutien au secteur privé et attribue au public une mission de stimulation et de soutien aux investissements. L’idée est que le secteur privé prendra en charge la question environnementale dans la mesure où le marché "environnement" lui ouvrira de nouveaux débouchés pour l’accumulation
Accumulation
Processus consistant à réinvestir les profits réalisés dans l’année dans l’agrandissement des capacités de production, de sorte à engendrer des bénéfices plus importants à l’avenir.
(en anglais : accumulation)
de capital. Le PNUE entrevoit la possibilité d’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
de l’ordre de 1% du PIB mondial dans les technologies vertes dans un avenir proche.
L’argument sur lequel misent ses partisans pour vendre le capitalisme vert au bon peuple réside dans son potentiel riche en emplois. Ainsi, selon le rapport conjoint PNUE-OIT
OIT
Organisation internationale du Travail : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
intitulé "Emplois verts. Pour un travail décent dans un monde durable, à faibles émissions de carbone", on pourrait anticiper "2 à 3,5 millions d’emplois verts supplémentaires seulement en Europe et aux Etats-Unis. Le potentiel est beaucoup plus important dans les pays en développement. Un indicateur précurseur fiable de ce changement est la forte poussée du flux de capital-risque dans les technologies propres. Aux Etats-Unis, les nouvelles pousses se consacrant aux technologies propres constituent le troisième plus grand secteur après l’informatique et la biotechnologie. Elles pourraient à elles seules générer entre 400.000 et 500.000 emplois dans les années à venir. De même, le capital-risque investi dans les technologies propres a aussi plus que doublé en Chine et représente maintenant 19% de l’investissement total" [6]. Idyllique, le capitalisme vert ?
Voire. Ainsi, la Confédération européenne des syndicats (CES) rappelait que "cette appellation [NDLR d’emplois verts] renvoie pour le moment trop souvent à des jobs précaires, de basse intensité et de qualification, et d’attractivité faible" [7]. Et la CES de presser les gouvernements réunis à Copenhague de "de réviser l’analyse, l’organisation et la décision économiques pour prendre en compte le long terme et coupler l’écologique et le social".
Cela nous ramène au PIB vert et aux circonvolutions tortueuses qui tentent de lui faire voir le jour. Comment prendre le contre-pied de cette entreprise ? En réhabilitant le politique, par exemple. Avec pour ambition de constituer "une société qui viserait à maximiser de manière durable le bien-être de ses membres aurait à faire des arbitrages et à tenir compte des contraintes qu’elles se seraient fixées. Elle aurait à évaluer les effets sociaux utiles (…) de ses décisions, mais c’est par la délibération démocratique qu’elle déterminerait ses priorités et non en demandant à des technocrates de simuler des pseudo-marchés" [8]. C’est une manière d’envisager le lien entre le social et l’environnemental. Ce n’est pas, mais devait-on encore le préciser, celle du capitalisme dit vert.
Pour citer cet article :
Xavier Dupret, "Transition verte. Ne pas oublier le social", Gresea, décembre 2009. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1663