Après Europe 2010, il y aura l’Europe 2020. C’est la preuve que la Commission sait compter. En revanche, tirer un bilan objectif lui semble une tâche autrement plus ardue. En effet, l’Europe 2020 a pour caractéristique de remplacer la stratégie ou le processus de Lisbonne qui affecte toute la politique socio-économique dans l’Union, à l’insu du grand public. Cette dernière a fixé les cibles d’un taux d’emploi de 70% et d’une part de R&D de 3% du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
pour 2010. Sans y parvenir. Et que propose Europe 2020 ? La même chose. On ne change pas une politique qui échoue, telle est la devise de la Commission.
Le Conseil européen [1] de juin 2010 a décidé de poursuivre la stratégie de Lisbonne. Pour l’occasion et pour éviter toute confusion, celle-ci s’intitulera dorénavant "Europe 2020". Pour la majorité des gens, cette information n’a aucune signification. Pourtant, elle est d’une importance capitale, car elle signifie que l’Union va continuer sa politique d’encouragement des emplois flexibles, voire précaires, de la chasse aux chômeurs, de l’allongement de la carrière, des suppressions de toutes les formes de préretraite, des libéralisations qui font monter les prix des services, des privatisations qui détruisent les services au public, de la marchandisation de pans entiers de la société comme la santé, l’enseignement ou la recherche.
La stratégie ou le processus de Lisbonne - cette grande méconnue des orientations européennes, sauf des spécialistes - a été initialement conclu en mars 2000. Le point 5 des conclusions du sommet tenu à l’occasion dans la capitale portugaise [2] précisait le but poursuivi par les autorités européennes : "L’Union s’est aujourd’hui fixé un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale." [3]
De développement durable ou de cohésion sociale, il n’en a jamais été question. C’étaient des formules destinées à fournir aux écologistes et aux sociaux-démocrates des raisons et des arguments pour adhérer à la stratégie dans son ensemble. Dans les documents soumis depuis dix ans dans ce cadre, développer l’emploi (peu importe lequel) était la condition unique pour améliorer la situation des salariés. Et l’investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
dans l’environnement était l’occasion de gagner des parts de marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
à l’étranger, notamment dans les pays émergents [4].
A mi-parcours, en 2005, les autorités communautaires se sont concentrées sur deux indicateurs dans le processus : le taux d’emploi devait atteindre 70% fin 2010 et les dépenses de recherches et de développement (R&D) 3% du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
[5] à la même date. Il est clair dès maintenant qu’aucune de ces deux cibles ne sera même approchée.
Le taux d’emploi calcule le nombre d’actifs par rapport à la population en âge de travailler, c’est-à-dire celle qui a entre 15 et 64 ans. Un actif est, selon la norme adoptée par l’OIT
OIT
Organisation internationale du Travail : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
[6], une personne qui a travaillé au moins une heure durant la semaine. Pour parvenir à la norme de 70% en 2010 (contre 62% en 1999, à la veille du sommet de Lisbonne), l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
et les États membres ont adopté une série de mesures pour contraindre les salariés à accepter n’importe quel emploi : développement des postes flexibles, obligation de suivre des formations, de prouver ses recherches d’emploi ; sinon c’est la sanction.
Il est intéressant de souligner que toute la politique d’emploi a été centrée sur le demandeur d’emploi. Jamais on ne s’est posé la question de savoir si le nombre de postes offerts était suffisant. Cela fait partie de l’inviolable droit des entreprises de définir leurs besoins en emploi comme elles l’entendent. C’est au chômeur de s’adapter en permanence. Ce passage aux thèses les plus libérales en vogue s’est opéré quasiment sans contestation si ce n’est syndicale. Mais il en résulte un changement de perspective important : c’est le "sans emploi" qui est in fine responsable de sa situation ; s’il ne trouve pas de boulot, c’est qu’il n’est pas "employable". Ce qui n’est pas sans importance pour comprendre le contenu pseudo-social des autorités communautaires.
De même, l’objectif d’atteindre une R&D équivalente à 3% du PIB était réparti normalement en 2% pour le privé et 1% pour le public. C’est la première partie qui fait défaut. De son côté, l’État a encouragé les partenariats entre universités et entreprises, ainsi que l’introduction des pratiques commerciales à tous les échelons de l’enseignement. En même temps, il a accordé des exemptions fiscales pour les investissements consacrés à la recherche. Mais sans que cela n’améliore durablement le ratio.
Aujourd’hui, c’est l’heure du bilan. S’il faut poursuivre ou arrêter l’expérience, cela semble indispensable. Malheureusement, s’il y a moyen de faire dire aux statistiques beaucoup de choses qu’elles ne montrent pas, c’est aussi le cas des bilans.
Bilan en self-service
On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. C’est ce précepte que la Commission a fait sien pour dresser le tableau d’une décennie de stratégie de Lisbonne. Et qui l’eut cru, elle trouve l’expérience globalement satisfaisante.
Dans son document d’évaluation, elle écrit : "Dans l’ensemble, la stratégie de Lisbonne a eu des effets positifs sur l’Union même si ses objectifs essentiels (à savoir un taux d’emploi de 70% et des dépenses en R&D équivalant à 3% du PIB) ne seront pas atteints. Le taux d’emploi dans l’UE
UE
Ou Union Européenne : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
s’élevait à 66% en 2008 (contre 62% en 2000) avant de reculer de nouveau en raison de la crise. Cependant, l’UE n’a pas réussi à combler l’écart de croissance de la productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
avec les plus grands pays industrialisés : les dépenses totales en R&D dans l’UE, exprimées en pourcentage du PIB, n’ont progressé que légèrement (passant de 1,82 % en 2000 à 1,9% en 2008). Il serait toutefois simpliste de conclure que la stratégie a échoué du fait que ces objectifs n’ont pas été atteints." [7]
On retrouve ce jugement chez l’une des architectes de la stratégie, Maria Joao Rodrigues : "En dépit des difficultés d’application, j’en fais un jugement positif. D’abord, l’Union européenne a un nouveau consensus stratégique sur les priorités à long terme : une économie plus intelligente, ’verte’ et qui combine un haut niveau de compétitivité à une cohésion sociale. Avant la crise, nous avons atteint un taux de croissance assez important – 2,7% - et nous avons créé 15 millions d’emplois. De ce fait, je trouve que le résultat était bon. Mais maintenant nous devons faire face à la crise en effet." [8]
Maria Joao Rodrigues a été ministre de l’Emploi au Portugal dans le gouvernement à majorité socialiste d’Antonio Guterres de 1995 à 1997. En même temps, elle entre au Groupe consultatif sur la compétitivité, qui va à l’initiative du groupe patronal de l’ERT [9] baliser le contenu de la stratégie de Lisbonne [10]. Elle siège également à de nombreux think tanks et côtoie donc régulièrement les dirigeants des plus grandes entreprises [11]. Au sein de la Commission, elle agit comme experte permanente pour le suivi de la stratégie de Lisbonne.
Le satisfecit communautaire vient donc d’abord de la démarche partagée par tous les responsables chargés de la mise en œuvre de la politique : "Dans tous les États membres, ces objectifs figurent désormais en tête du programme politique, ce qui prouve la capacité de la stratégie de Lisbonne à déterminer le programme des réformes. Le succès, par exemple, du concept de flexicurité
Flexicurité
Néologisme inventé par la contraction des mots flexibilité et sécurité. Le but serait de marier la nécessité pour les entreprises d’avoir une main-d’œuvre flexible et le besoin des salariés d’avoir une sécurité accrue en matière de travail. Le problème est que le patronat est très clair sur la flexibilité exigée. Il l’est souvent beaucoup moins sur la contrepartie accordée en termes de sécurité. En français, le terme n’est pas officialisé. On trouve aussi flex-sécurité ou flexisécurité.
(en anglais : flexicurity)
montre que la stratégie peut stimuler et encadrer les débats et donner naissance à des solutions mutuellement acceptables, même si, dans de nombreux cas, les mesures correspondantes doivent encore être mises en œuvre." [12] Quand on connaît l’opposition syndicale à la flexicurité, on se demande de quelles solutions mutuellement acceptables la Commission traite.
Mais rien ne vaut cette perle qui se trouve dans le même document : "Même s’il n’est pas toujours possible de mettre en évidence un lien de cause à effet entre les réformes issues de la stratégie de Lisbonne et les résultats au niveau de la croissance et de l’emploi, il est prouvé que les réformes ont joué un rôle important." [13] Ou comment démontrer une réalité d’une façon très affirmative en précisant préalablement qu’il n’était pas possible de le faire. Et de fait, le bilan ne montre jamais une telle preuve.
Le caractère hautement idéologique de l’analyse de la Commission se révèle également dans la raison majeure de l’échec des objectifs poursuivis. Dans un texte soumis à consultation, les responsables européens prétendent : "Les efforts d’une décennie, qui ont permis de réduire le taux de chômage de 12 à 7% dans l’Union européenne, risquent d’être annihilés par la crise" [14]. Déjà, le taux de chômage a reculé dans les 15 pays membres de l’époque de 9,1% en 1999 à 6,9% en 2008 (pour augmenter à 8,8% en 2009) [15]. Mais la Commission dresse une muraille de Chine entre les politiques suivies dans l’Union et la crise économique. C’est comme si la récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
était arrivée d’une autre galaxie.
C’est vraiment pas de chance : on était sur le bon chemin et puis, patatras, un événement totalement inattendu, la crise, qui anéantit tout le travail accompli. Néanmoins, une légère brise d’autocritique vient fouetter le visage des dirigeants communautaires. Ceux-ci reconnaissent : "Même avant la crise, l’Europe ne progressait pas assez rapidement dans de nombreux domaines par rapport au reste du monde." [16] Mais pourquoi ? Ils diagnostiquent trois problèmes : 1. un taux de croissance trop faible et des dépenses en R&D insuffisantes ; 2. un taux d’emploi trop bas, surtout pour les femmes et les travailleurs âgés ; 3. le vieillissement de la population qui augmente le nombre des inactifs par rapport aux actifs. Ce que devait résoudre le processus de Lisbonne. Ce à quoi ces apôtres de la Commission se sont employés à mettre en œuvre. Mais ce qu’ils n’ont pas réussi à réaliser. A cause de la crise ?
En tous les cas, c’est le moment d’agir et d’en revenir aux bonnes orientations qui n’ont pas donné les effets escomptés. Le président de la Commission, las d’essayer de comprendre d’où vient la récession, lance : "2010 doit marquer un nouveau départ. Ma volonté est que l’Europe sorte renforcée de la crise économique et financière." [17] Il ajoute : "Notre réussite dépendra de l’engagement dont feront preuve les dirigeants européens et les institutions européennes. Notre nouvel ordre du jour exige une réponse européenne coordonnée, en concertation avec les partenaires sociaux et la société civile. Unis, nous pouvons réagir et sortir renforcés de la crise. Nous possédons les nouveaux outils et l’ambition nouvelle dont nous avons besoin. Il nous reste à passer à l’action." [18]
Ce qui signifie ? Reprendre les vieilles méthodes et continuer à les appliquer, même si elles n’apportent pas les résultats escomptés.
Mode d’emploi ou de chômage
Comme on ne peut guère se fier aux écrits de la Commission européenne pour établir un bilan quelque peu objectif, concret et chiffré de la stratégie de Lisbonne, il faudra en dresser un nous-mêmes.
D’abord, il nous faut reprendre l’évolution du taux d’emploi, même si cet indicateur nous apparaît tendancieux. La première cible était d’atteindre les 70% pour 2010. Par la suite, les autorités européennes ont ajouté deux buts complémentaires : pour fin 2010 le taux d’emploi des femmes devait parvenir au niveau de 60% et celui des travailleurs âgés, c’est-à-dire entre 55 et 64 ans, à celui de 50%. Le résultat est représenté sur le graphique 1 avec les seuils envisagés pour chaque catégorie.
Nous avons opté pour limiter notre analyse aux quinze pays membres de l’Union européenne, les seuls à avoir conclu l’accord sur les conclusions du sommet de Lisbonne en mars 2000. Les autres États se sont rajoutés par la suite. Ils ne changent guère les statistiques globales. En général, les nations orientales avaient un taux d’emploi des femmes supérieur à celui de l’Ouest et inférieur en ce qui concerne les salariés âgés. Réminiscence d’une politique socialisante où les femmes, égales en théorie des hommes, étaient incitées à travailler et où les travailleurs pouvaient partir en retraite plus tôt, après une dure carrière de labeur.
Graphique 1. Évolution du taux d’emploi dans l’Union européenne à 15 1990-2009 (en %)
Source : Eurostat, Taux d’emploi par sexe, tranche d’âge et nationalité, Résultats annuels détaillés des enquêtes : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/employment_unemployment_lfs/data/database.
Les trois taux évoluent d’une façon parallèle. Au milieu des années 90, il y a une baisse due à la crise de 1993 qui frappe sévèrement l’Union européenne. Le taux de chômage dépasse les 10% entre 1994 et 1997 (inclus). Il s’établit à près de 24% en Espagne en 1994, à 17% en Finlande en 1995, à 15% en Irlande en 1993. En Suède, il passe de moins de 2% en 1990 à 9% en 1993 (et même plus de 10% en 1997).
La situation s’améliore à partir de 1996. Les taux d’emploi progressent jusqu’en 2008. On s’aperçoit à peine de l’effet de la crise de 2000-2001. Pareillement, on ne voit pas les conséquences de la stratégie de Lisbonne sur le graphique. Mais, au total, excepté pour les femmes, les objectifs ne sont pas atteints. Même en l’absence de crise et de coup d’arrêt dû à celle-ci, ils ne l’auraient pas été, ni pour les travailleurs âgés, ni pour le total. Voilà qui diffère sensiblement des propos presque dithyrambiques tenus par la Commission.
Mais ne nous arrêtons pas en chemin et regardons quels types d’emplois ont été créés durant la période dite de grâce du processus de Lisbonne, c’est-à-dire entre 1999 et 2008 (avant la fameuse crise qui a tout gâché). Le tableau 1 en donne un aperçu.
Tableau 1. Création nette d’emplois dans l’Union européenne des 15 entre 1999 et 2008 (en milliers de postes et en %)
en milliers | en % | |
---|---|---|
Temporaires | 4.104 | 19,4 |
Temps partiels | 9.071 | 42,8 |
Emplois féminins | 13.119 | 61,9 |
Total UE 15 | 21.194 |
Source : Eurostat, Emploi par sexe, tranche d’âge et nationalité, Résultats annuels détaillés des enquêtes : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/employment_unemployment_lfs/data/database.
Le total d’emplois nets [19] créés durant la période s’élève à plus de 21 millions, dont plus de 13 millions pour les femmes. Pas mal, pourrait-on conclure. Le détail révèle, néanmoins, que 9 millions l’ont été à temps partiel, soit 43% de l’ensemble, et 4 millions de façon temporaire, soit près de 20%. On ne peut additionner les deux montants, car des postes à temps partiel ont pu aussi être temporaires. Cela signifie que les vrais emplois, ceux qui permettent normalement de vivre, c’est-à-dire à temps plein et à durée indéterminée, ont été beaucoup moins nombreux. Sans doute moins de la moitié, aux environs de 10 à 11 millions. C’est déjà beaucoup moins bien.
Mais, comme les pays appliquent des politiques sociales et de statistiques fort différentes, il est utile de voir quelles sont les nations qui ont le plus contribué à cette progression. Comme les États sont de taille diverse, nous avons classé leur performance de façon relative, c’est-à-dire en fonction du rapport entre le nombre d’emplois créés et le total d’emplois existants en 1999. C’est ce que montre le tableau 2.
Tableau 2. Création nette d’emplois dans l’Union européenne des 15 par pays entre 1999 et 2008 (en milliers de postes et en %)
en milliers | en % | |
---|---|---|
Espagne | 5.631 | 38,5 |
Irlande | 512 | 32,2 |
France | 3.405 | 15,1 |
Luxembourg | 26 | 14,9 |
Italie | 2.787 | 13,5 |
Suède | 539 | 13,3 |
Pays-Bas | 988 | 13,0 |
Grèce | 519 | 12,8 |
Belgique | 459 | 11,5 |
Autriche | 412 | 11,2 |
Grande-Bretagne | 2.489 | 9,3 |
Finlande | 198 | 8,5 |
Allemagne | 2.791 | 7,7 |
Portugal | 292 | 6,0 |
Danemark | 146 | 5,4 |
Total UE 15 | 21.194 | 13,6 |
Source : Voir tableau précédent.
Les deux pays qui ont été les plus actifs dans la création d’emplois sont l’Espagne et l’Irlande. Il est important de se le rappeler pour la suite. Leurs résultats sont effectivement exceptionnels. Mais précisons que c’étaient les deux États où le taux de chômage était le plus élevé. Les performances des autres nations se situent dans une bonne moyenne. Mais celles de l’Allemagne et du Danemark, symboles du modèle social européen, sont très faibles. Si Copenhague peut arguer d’un taux de chômage initialement bas (5% en 1999) et un taux d’emploi largement supérieur (76,5% en 1999), ce n’est pas le cas de l’Allemagne.
On peut d’ailleurs détailler la création d’emplois chez le voisin oriental de la Belgique, qui est à l’heure actuelle présenté comme l’exemple à suivre sur le plan économique. C’est l’objet du tableau 3.
Tableau 3. Détail de la création nette d’emplois en Allemagne entre 1999 et 2008 (en milliers de postes et en %)
en milliers | en % | |
---|---|---|
Hommes plein temps | -130 | -4,7 |
Hommes temps partiel | 828 | 29,7 |
Femmes plein temps | -50 | -1,8 |
Femmes temps partiel | 2.143 | 76,8 |
Total | 2.791 | 100,0 |
Source : Voir tableau précédent.
2,8 millions de postes ont été créés. Mais ils l’ont été exclusivement à temps partiel, pour trois quarts en faveur des femmes, pour un quart pour les hommes. En contre partie même, l’emploi à temps plein a été réduit pour les deux catégories. En divisant un emploi en deux, l’Allemagne a pu passer d’un taux d’emploi de 64,8% en 1999 à 70,7% en 2008 et réaliser ainsi l’objectif du processus de Lisbonne. Mais est-ce une avancée sociale ? On peut franchement en douter.
On peut répéter ce calcul pour d’autres pays. Ainsi, les Pays-Bas, à l’origine de la flexicurité, cette politique qui associe la flexibilité du travail et du travailleur, avec des mesures qui sécurisent quelque peu la situation de ces salariés qui ne sont plus à plein temps en leur accordant certains droits sociaux. Nous avons repris le bilan de la création d’emplois dans le tableau 4.
Tableau 4. Détail de la création nette d’emplois aux Pays-Bas entre 1999 et 2008 (en milliers de postes et en %)
en milliers | en % | |
---|---|---|
Hommes plein temps | 6 | 0,6 |
Hommes temps partiel | 296 | 29,9 |
Femmes plein temps | -37 | -3,8 |
Femmes temps partiel | 723 | 73,2 |
Total | 988 | 100,0 |
Source : Voir tableau précédent.
Les nouveaux postes se répartissent de la même manière que pour l’Allemagne. Au total, des emplois à temps plein ont été détruits, principalement chez les femmes. Or, particularité batave, trois femmes sur quatre travaillent à temps partiel (74,8% en 2009) [20]. Une proportion qui ne cesse d’augmenter : en 1985, elles n’étaient que 50% dans cette situation. En comparaison, seul un homme sur quatre n’a pas un horaire complet (24,8% en 2009). Un pourcentage lui aussi en hausse constante : 7,7% en 1985, 14,9% en 1990 et 19,3% en 2000. Mais l’égalité des sexes n’est-il pas un des quatre piliers de la stratégie européenne de l’emploi, énoncés lors du premier sommet sur l’emploi, à Luxembourg, en novembre 1997 ? [21]
Le Danemark, posé en exemple de la flexicurité puisque environ 30% de salariés changent chaque année d’employeurs, a créé proportionnellement le moins grand nombre d’emplois durant la période d’application du processus de Lisbonne (5,4%). On peut analyser cela en détail dans le tableau 5.
Tableau 5. Détail de la création nette d’emplois au Danemark entre 1999 et 2008 (en milliers de postes et en %)
en milliers | en % | |
---|---|---|
Hommes plein temps | 0 | 0,3 |
Hommes temps partiel | 57 | 38,9 |
Femmes plein temps | 30 | 20,3 |
Femmes temps partiel | 59 | 40,5 |
Total | 146 | 100,0 |
Source : Voir tableau précédent.
On retrouve les mêmes constats : 80% des maigres emplois créés le sont à temps partiel, répartis presque également entre les deux sexes ; seulement 20% sont des postes à temps plein et uniquement pour les femmes (pour les hommes, il n’y a que 400 emplois créés).
Enfin, nous avons dressé le même tableau pour la Belgique.
Tableau 6. Détail de la création nette d’emplois en Belgique entre 1999 et 2008 (en milliers de postes et en %)
en milliers | en % | |
---|---|---|
Hommes plein temps | 58 | 12,6 |
Hommes temps partiel | 97 | 21,2 |
Femmes plein temps | 60 | 13,1 |
Femmes temps partiel | 244 | 53,1 |
Total | 459 | 100,0 |
Source : Voir tableau précédent.
Il y a un plus grand équilibre dans la création nette de postes, mais guère davantage qu’au Danemark : 75% des nouveaux emplois sont engagés à temps partiel (dont une majorité de femmes) ; 25% le sont à temps plein (à égalité par sexe quasiment).
En conséquence, le nombre d’emplois à plein temps diminue dans l’ensemble, petit à petit. En 2009, il représentait 71,2% des emplois salariés de l’Union européenne des 27 : soit 129,4 sur 181,7 millions [22]. En 1996, il en assurait 74,3%. L’emploi "atypique", lui, dépassait pour sa part les 40% pour 10 des 27 États membres, et non des moindres (Pays-Bas, Espagne, Allemagne, Italie, Suède…) [23]. Pour 24 pays, l’emploi concernant le temps partiel, les contrats temporaires et les indépendants était passé de 17,5% en 1998 à 22,3% en 2008 [24].
Une autre manière de procéder est de voir combien d’emplois équivalents temps plein ont été créés. Le problème est que les données sont incomplètes. Dans le dernier rapport pour l’emploi de 2009, elles ont subitement disparu, alors qu’elles étaient fournies traditionnellement dans l’annexe statistique [25]. De ce fait, on ne dispose que des chiffres partiels pour certains États. On les a rassemblés dans le graphique suivant (graphique 2).
Graphique 2. Évolution de l’emploi équivalent temps plein dans certains pays européens 1991-2009 (2000=100)
Source : AMECO, Employment full-time equivalents (National Account), Total economy : http://ec.europa.eu/economy_finance/ameco/user/serie/SelectSerie.cfm?CFID=1693359&CFTOKEN=6fcc0067b30521b7-80FBBD00-BC80-3030-39CC1124EEBD668B&jsessionid=24065e99f26533524e7f.
L’évolution est très contrastée entre pays. D’un côté, l’Espagne qui part avec un taux de chômage dépassant les 20% crée de nombreux emplois jusqu’en 2007. A ce moment, le pays est rattrapé par la crise économique et le retournement est violent (voir ci-dessous). De l’autre côté, l’Allemagne suit une tendance baissière manifeste, à peine redressée ces dernières années. Entre les deux, l’Autriche, la France et l’Italie connaissent une croissance plutôt régulière, mais faible. En revanche, les Pays-Bas ont un essor important jusqu’en 2001. Puis, c’est le blocage. On retrouve ce que nous avions détecté dans les données générales : une progression notable en Espagne, des avancées plus modestes en Autriche, en France et en Italie, des destructions d’emplois à temps plein en Allemagne et la multiplication des postes à temps partiel aux Pays-Bas.
Au sein des nouveaux membres, entrés dans l’Union après que la stratégie de Lisbonne a été adoptée, la seule progression notable d’emplois atypiques a été celle de l’emploi temporaire en Pologne. Il y avait 500.000 salariés dans ce cas en 1999. Ce nombre atteint 3,3 millions en 2007. Le travail à contrat fixe représentait 4,6% du labeur salarié en 1999. En 2007, on était passé à 28,2% [26]. Depuis la crise, la proportion de temporaires a légèrement décru.
Ainsi, l’emploi flexible, voire précaire, se développe de façon permanente. Ce qui a des effets sur les autres éléments des conditions de travail. On discutera ci-dessous des conséquences sur les salaires. Voyons les autres points quantifiables.
On constate une hausse de la part des postes intégrant des horaires décalés dans le travail considéré comme normal. C’est ce que montre le tableau 7.
Tableau 7. Part des salariés travaillant habituellement des heures asociales dans l’Union européenne en 1992, 1999 et 2008 (en %)
1992 | 1999 | 2008 | |
---|---|---|---|
posté | 12,2 | 14,1 | 14,6 |
le soir | 13,7 | 17,7 | 20,6 |
la nuit | 5,2 | 7,0 | 7,3 |
le samedi | 28,3 | 28,7 | 29,2 |
le dimanche | 11,0 | 11,8 | 13,9 |
Source : Eurostat, Population dans l’emploi travaillant des heures asociales : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/employment_unemployment_lfs/data/database.
Note : En 1992, les données portent sur les douze pays membres de l’époque. En 1999 et 2008, il s’agit de l’Union des quinze.
Le travail posté, c’est-à-dire en pauses nécessitant souvent de commencer plus tôt (4-5-6 heures du matin) ou de finir plus tard (21-22-23 heures du soir), passe de 12,2% de l’emploi total en 1992 à 14,6% en 2008. L’augmentation n’est pas constante, mais inquiétante vu le poids perdu par l’industrie manufacturière coutumière de ce genre d’horaire dans l’économie globale et l’introduction de machines et de procédés permettant l’abandon de cette pratique [27]. Le labeur vespéral progresse encore plus rapidement : de 13,7% en 1992 à 20,6% en 2008. Et l’occupation du week-end se développe également, mais à un rythme plus lent.
Il est évident que le processus de Lisbonne n’est pas responsable de ces évolutions. Certaines s’opèrent d’ailleurs essentiellement dans les années 90. Mais la politique européenne n’en arrête nullement l’essor ou la généralisation. Que du contraire ! Pourtant, il est présenté comme l’avènement d’un travail "intelligent", celui de l’économie de la connaissance, de la qualité dans l’entreprise. On peut observer qu’il n’en est rien.
De même, l’intensité du travail a progressé de manière générale, comme en témoigne le tableau 8. De nouveau, c’est un développement progressif qui débute sans doute dans les années 80, mais que la stratégie de Lisbonne ne stoppe en aucune manière. Elle tend plutôt à l’accroître.
Tableau 8. Part des salariés travaillant intensément dans l’Union européenne à douze en 1991, 1995, 2000 et 2005 (en %)
1991 | 1995 | 2000 | 2005 | |
---|---|---|---|---|
Travaillant à grande vitesse au moins la moitié du temps | 34,8 | 42,6 | 43,4 | 47,4 |
Travaillant avec des délais stricts la moitié du temps | 38,8 | 44,9 | 47,7 | 49,6 |
Source : European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, "Working conditions in the European Union : Working time and work Intensity", 2009, p.29 : http://www.eurofound.europa.eu/pubdocs/2009/27/en/1/EF0927EN.pdf.
Note : Nous avons pris l’Europe des douze, celle existant en 1991, pour la possibilité de comparaison entre périodes.
Le labeur exécuté très rapidement passe de 34,8% en 1991 à 43,4% en 2000, puis une nouvelle hausse importante à 47,4% en 2005, date de la dernière enquête globale sur les conditions de travail en Europe. Les tâches devant être réalisées dans un délai strict augmentent, elles, de 38,8% en 1991 à 49,6% en 2005. Il est clair qu’à cette date, la moitié des postes sont confrontés à un travail hautement intensif.
On peut conclure de ce chapitre que globalement le travail s’est dégradé durant la période du processus de Lisbonne, une conclusion que tente de taire la Commission européenne. Les emplois atypiques se sont développés, se substituant parfois aux contrats à temps plein et à durée indéterminée, ceux qui permettent de vivre. C’est, en outre, dans les pays les plus avancés socialement que la détérioration s’opère : l’Allemagne en tout premier lieu, les Pays-Bas, le Danemark, la Belgique. Et ceci est accompagné par des tendances qui n’ont rien à voir avec le labeur de qualité : travail de nuit, le week-end, tâches intensives avec ce que cela entraîne au niveau du stress, de la fatigue générale, de problèmes musculaires divers, etc.
Travailler plus pour gagner moins
Notre analyse ne s’arrête pas là. En axant les objectifs socio-économiques sur la compétitivité et favorisant la stratégie de Lisbonne, les organisations patronales, à l’offensive sur cette matière, comptent que les mesures prises vont abaisser en fin de compte ce qu’elles appellent "coût salarial
Coût salarial
Montant de la rémunération réelle et totale versée par le patron ou l’entreprise aux travailleurs actifs. Le terme « coût » est en fait impropre et est considéré uniquement du point de vue de la firme. Il comprend deux éléments : le salaire direct ou salaire poche et le salaire indirect ou différé. Le premier est ce que le travailleur reçoit en propre, sur son compte ou en liquide. Le second comprend les cotisations à la Sécurité sociale (ouvrières et patronales) et le précompte professionnel (voir ce terme). C’est ce que le travailleur reçoit lorsqu’il est en période, momentanée ou non, d’inactivité. En réalité, cet argent sert à payer les inactifs du moment. Mais si le travailleur tombe lui-même dans cette situation, il sera financé par ceux qui restent en activité à cet instant. C’est le principe de solidarité. Le salaire différé fait donc bien partie de la rémunération totale du travailleur.
(en anglais : total labour cost ou, de façon globale, compensation of employees)
". Elles ont bien réussi et peuvent trouver une aide indéfectible du côté des autorités communautaires.
Dans son document d’évaluation sur le processus de Lisbonne, la Commission européenne reconnaît : "Maintenir l’évolution des salaires en conformité avec la productivité et améliorer des incitations pour travailler contribue à la stabilité et à la croissance macro-économiques. Ce sont des objectifs centraux de la stratégie de Lisbonne. La modération salariale a en grande partie prévalu dans la plupart des pays, soutenant une situation d’inflation
Inflation
Terme devenu synonyme d’une augmentation globale de prix des biens et des services de consommation. Elle est poussée par une création monétaire qui dépasse ce que la production réelle est capable d’absorber.
(en anglais : inflation)
basse et une croissance de l’emploi. Toutefois, dans plusieurs États membres, les salaires ont systématiquement dépassé la croissance permise par la productivité, conduisant à une perte progressive de compétitivité." [28] Les autorités européennes font évidemment allusion aux pays méditerranéens qui ont été durement affectés par la crise économique.
Pourtant, l’effet global est celui d’une diminution relative. S’appuyant sur les données européennes officielles, Maarten Keune, ancien directeur de recherches à l’ETUI (European Trade Union Institute), conclut que, pour l’Union des 27, entre 1995 et 2007, la productivité a crû de 20,3%, alors que les coûts salariaux réels n’ont augmenté que de 13,9%. Cet écart est particulièrement marqué pour la zone euro où la productivité a haussé de 16,9% contre seulement 6,8% pour les salaires réels. En conclusion, la part des salaires dans le PIB a baissé de 59,6% à 57,2% durant cette période (et même de 59,3% à 55,7% dans la zone euro). [29]
C’est ce qu’on peut constater effectivement à partir des statistiques européennes. D’abord, en ce qui concerne la part salariale dans le PIB. Celui-ci peut être effectivement divisé en deux grandes parties : ce qui est versé globalement aux salariés ; ce qui va aux revenus de la propriété et aux entreprises. Ainsi, une croissance de la part salariale signifie, en principe, une amélioration des rémunérations des travailleurs. Une baisse reflète une détérioration au profit des actionnaires et dirigeants de firmes.
Nous avons repris l’évolution de cette part sur une longue période, soit depuis 1960, pour les trois grandes régions du monde capitaliste avancé, les États-Unis, l’Union européenne (15 pays) et le Japon. Cela donne le graphique 3.
Graphique 3. Évolution de la part salariale dans le PIB en Europe, aux États-Unis et au Japon 1960-2007 (en %)
Source : AMECO, Adjusted Wage Share, Total economy, percentage of GDP at current market prices : http://ec.europa.eu/economy_finance/ameco/user/serie/SelectSerie.cfm?CFID=1693359&CFTOKEN=6fcc0067b30521b7-80FBBD00-BC80-3030-39CC1124EEBD668B&jsessionid=24065e99f26533524e7f.
La progression est assez semblable pour les trois zones. Il y a une hausse relative de la part salariale jusqu’en 1975 pour l’Europe et le Japon. Le retournement est brusque dès cet instant. Aux États-Unis, ce repli ne commence réellement qu’en 1982. La baisse est alors constante, arrêtée seulement par les différentes récessions qui sévissent durant la période et qui manifestent plutôt un ralentissement de la croissance économique plutôt qu’une amélioration de la situation des travailleurs. En 2007, le point atteint est le plus bas depuis 1960 pour les trois régions [30].
Il est peut-être étonnant de voir l’évolution américaine la moins sujette aux variations et finalement avoir une courbe relativement plate. Michel Husson fait remarquer qu’en réalité une partie des revenus du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, celui attribué aux principaux dirigeants des firmes, l’est sous forme salariale et repris sous ce vocable dans les données. Si on enlève les revenus du travail de ces 5% de salariés les mieux payés, ajoute-t-il, on retrouve une progression comparable à celle qui existe en Europe. [31]
On voit que le processus de Lisbonne n’est pas à l’origine de la dégradation salariale. Mais il la prolonge. La vitesse à laquelle la part diminue n’est pas supérieure en Europe, sûrement au grand dam des organisations patronales de la région et de la Commission européenne. Il est évident que des politiques similaires de recherche de compétitivité sont poursuivies au Japon, aux États-Unis et ailleurs. En revanche, le graphique montre parfaitement où mènent ces orientations : vers une détérioration générale de la situation des travailleurs partout, dans l’Union européenne, en Amérique, en Asie…
Un autre indicateur est le coût salarial. Ce qui est surtout intéressant pour l’industrie manufacturière, celle qui exporte et qui est donc souvent l’enjeu des politiques axées sur la compétitivité. Malheureusement, il est difficile d’obtenir des données sur longue période du côté européen. Il nous a fallu les chercher aux États-Unis, dans les comparaisons internationales établies par le Bureau of Labor Statistics (le bureau des statistiques du travail - BLS). L’inconvénient est qu’elles ne reprennent pas l’ensemble des pays de l’Union. Nous avons opté pour reprendre les sept principales économies du cœur européen : Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Espagne, Pays-Bas et Belgique. On aboutit au graphique qui suit surtout l’évolution du coût salarial par rapport à la date de référence initiant le processus de Lisbonne, soit 1999.
Graphique 4. Évolution du coût salarial total pour l’industrie manufacturière (calculé en devises nationales) en Europe 1975-2008 (1999=100)
Source : Calculé sur base de Bureau of Labor Statistics, Table 15.1 Total labor compensation in manufacturing, 17 countries or areas, 1950-2008 : http://stats.bls.gov/fls/prodsuppt.xls.
Note : Il n’y a pas de données pour l’Espagne avant 1979.
On observe deux grands points d’inflexion discernable sur la plupart des courbes : d’abord au début des années 90 apparaît un premier fléchissement, lié à la crise monétaire de 1993 et aux politiques de stabilité budgétaire voulues par le traité de Maastricht ; ensuite, au début de la décennie suivante, survient un second retournement, de nouveau favorisé par le krach
Krach
Effondrement subi d’une ou plusieurs places boursières à la suite d’une bulle financière. Il suscite souvent, chez les investisseurs, des conduites de panique qui amplifient cette situation de crise sur l’ensemble des marchés internationaux. L’exemple type du krach est celui qui affligea la bourse de Wall Street en 1929.
(En anglais : stock market crash)
boursier de 2000-2001, affectant particulièrement le secteur de l’électronique et de l’informatique, et justement les politiques de compétitivité décidées à Lisbonne.
Pour faire ressortir ces différences, nous avons synthétisé l’évolution salariale par période en reprenant comme base ces fameux points d’inflexion (1992-1993 et 2001). C’est l’objet du tableau 9.
Tableau 9. Progression annuelle moyenne des coûts salariaux manufacturiers en Europe par période 1975-2008 (en %)
1975-1992 | 1993-2001 | 2002-2008 | |
---|---|---|---|
Belgique | 4,5 | 1,6 | 1,3 |
France | 7,4 | 1,4 | 1,3 |
Allemagne | 5,4 | 1,1 | 1,0 |
Italie | 12,8 | 2,7 | 2,7 |
Pays-Bas | 4,0 | 2,6 | 1,9 |
Espagne | 9,9 | 4,8 | 3,4 |
Grande-Bretagne | 8,8 | 2,1 | 0,7 |
Source : Voir graphique précédent.
Note : Pour l’Espagne, le calcul moyen de la période 1975-1991 commence en 1979 et ne comprend que 13 années. Pour la Grande-Bretagne, nous avons calculé une périodisation 1975-1991 et 1992-2000.
On remarque un changement important entre les deux premières périodes. Certes, à la fin des années 70, l’inflation est importante. Ce qu’elle n’est plus dans les années 90. Néanmoins, la progression du coût salarial est réduite de moitié dans le meilleur des cas. En France, la hausse est même divisée par un facteur dépassant 5.
La modification est moins forte dans la première décennie du XXIe siècle. Elle est surtout sensible en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Mais elle existe également en Allemagne, en France, en Belgique et en Espagne. Le processus de Lisbonne joue bien son rôle en la matière.
Le coût salarial peut représenter un élément difficile à appréhender en tant que tel. Si on introduit un élément de prix relatif [32], on obtient effectivement une réalité toute différente. L’Espagne, au lieu de progresser, régresse depuis les années 90. Par contre, la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas se comportent mieux que la moyenne et progressent durant la dernière période.
Il nous a semblé plus approprié de rapporter le coût salarial à la productivité. C’est ce qu’on appelle le coût salarial par unité produite
Coût salarial par unité produite
Ou coût salarial unitaire : rapport entre le coût de la main-d’œuvre et la quantité produite. En général le calcul est effectué par heure de travail. Dans ce cas, il s’agit du coût salarial total par heure rapporté à la valeur ajoutée produite durant cette même heure. Cela permet de corriger l’évaluation des salaires par la hausse de la productivité. Habituellement aussi, ce rapport est indicé. Cela signifie qu’on donne à une année de référence la valeur de 100 et on regarde l’évolution position du ratio sur le temps.
(en anglais : unit labour cost)
. Ainsi, l’évolution du coût salarial n’est pas prise abstraitement, mais dépend du nombre de produits fabriqués. La rémunération de la force de travail
Force de travail
Capacité qu’a tout être humain de travailler. Dans le capitalisme, c’est la force de travail qui est achetée par les détenteurs de capitaux, non le travail lui-même, en échange d’un salaire. Elle devient une marchandise.
(en anglais : labor force)
peut augmenter. Mais, si le nombre de marchandises réalisées s’accroît encore plus vite, il pourrait baisser. C’est ce que montre le graphique 5.
Graphique 5. Évolution (en devises nationales) des coûts salariaux par unité produite dans l’industrie manufacturière européenne 1975-2008 (1999=100)
Source : Calculé sur base de Bureau of Labor Statistics, Table 9.1 Unit labor costs in manufacturing, national currency basis, 17 countries or areas, 1950-2008 : http://stats.bls.gov/fls/prodsuppt.xls.
Les progressions sont beaucoup plus contrastées. On observe les deux points d’inflexion comme sur le graphique précédent. Mais les effets peuvent être très différents. Ainsi, la Belgique et les Pays-Bas connaissent une avancée relativement faible des coûts salariaux par unité produite et, manifestement depuis le début des années 90, ils stagnent. La situation est encore pire pour la France où depuis cette période ils régressent même. La Grande-Bretagne suit une courbe assez semblable à celle du graphique 4. Quant à l’Allemagne, c’est le plus symptomatique : progression jusqu’au début des années 90, stagnation au cours de la décennie suivante, puis baisse au début du XXIe siècle. Les seuls pays à avancer sur toute la période, même si c’est à une vitesse décroissante, sont l’Espagne et l’Italie.
De nouveau, nous avons synthétisé les évolutions par période pour chaque pays dans le tableau 10.
Tableau 10. Progression annuelle moyenne des coûts salariaux manufacturiers par unité produite en Europe et aux États-Unis par période 1975-2008 (en %)
1975-1992 | 1993-2001 | 2002-2008 | |
---|---|---|---|
Belgique | 2,2 | -0,2 | 0,4 |
France | 5,5 | -1,0 | 0,8 |
Allemagne | 3,6 | 0,4 | -1,7 |
Italie | 8,8 | 1,1 | 3,1 |
Pays-Bas | 1,8 | -0,1 | 0,4 |
Espagne | 7,9 | 1,4 | 2,8 |
Grande-Bretagne | 8,2 | 0,8 | 0,9 |
États-Unis | 3,5 | 0,7 | -1,2 |
Source : Voir graphique précédent.
Note : Pour l’Espagne, le calcul moyen de la période 1975-1991 commence en 1979 et ne comprend que 13 années. Pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, nous avons calculé une périodisation 1975-1991 et 1992-2000.
On retrouve les distinctions établies à partir du graphique. Une stagnation depuis le début des années 90 pour les Pays-Bas et la Belgique. Une baisse globale pour la France. Comme le graphique 5 l’indique, l’amélioration relative des coûts salariaux par unité produite se passe pour ces trois pays essentiellement lors de l’année 2007, juste avant la crise. Pour l’Italie et l’Espagne, il y a une amélioration durant la dernière période. A l’inverse de l’Allemagne qui connaît une diminution radicale, à l’instar des États-Unis dont nous avons rajouté les données pour comparaison.
Un élément semble jouer un rôle non négligeable dans cette situation est le nombre croissant de travailleurs dits pauvres. On considère qu’un salarié est dans cette situation lorsque sa rémunération n’atteint pas les deux tiers du salaire horaire brut médian du pays. Selon cette définition, en 2005, la part des travailleurs pauvres se monte à 8,5% au Danemark, 11,1% en France, 17,6% aux Pays-Bas, 21,7% en Grande-Bretagne et, oh surprise, 22,7% en Allemagne. [33] Voilà qui peut éclairer quelque peu les performances des différents pays.
Ainsi, le processus de Lisbonne n’a sans doute pas initié le mouvement de baisse salariale. Mais il l’a incontestablement poursuivi et encadré. Il a aussi favorisé les écarts de rémunération dont l’augmentation de travailleurs dits pauvres est le reflet. En conséquence, au terme de la période, avant le déclenchement de la crise, le niveau relatif des salaires est au plus bas depuis quasiment la Seconde Guerre mondiale.
Une crise tombée de la planète Mars
Le plus étrange dans la position des autorités communautaires est leur analyse de la crise économique qui démarre dès 2007. Pendant tout un temps, elles n’auront de cesse d’affirmer que l’Union européenne n’est pas touchée. La récession est une affaire des États-Unis. Les dérives du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
financier sont l’œuvre des politiques américaines. Ainsi, Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois et président de l’Eurogroupe [34], se fend encore à la mi-septembre 2008 d’un : "Il ne faut pas dire que l’Europe est sur le seuil de la récession, ce n’est pas vrai" [35]. Pas de chance ! Quelques jours plus tard, c’est l’embardée et l’Union bascule dans la plus grande crise économique depuis les années trente.
Subitement, l’Europe devient affectée par le virus américain. Les conséquences sur l’emploi apparaissent rapidement. Mais les responsables européens continuent d’affirmer que les fondamentaux économiques sont parfaitement sains, que les orientations poursuivies sont les bonnes et que, s’il y a des problèmes, ils proviennent du fait de ne pas les avoir continuées avec suffisamment de persévérance et d’assiduité. Dans son document d’évaluation sur la stratégie de Lisbonne, la Commission européenne prétend : "De la même manière, les réformes et les politiques actives menées sur le marché du travail ont contribué à protéger les emplois lors de la récession et à endiguer la montée du chômage tandis que la zone euro s’est révélé un moyen d’ancrage de la stabilité macroéconomique pendant la crise." [36]
Pour évaluer ces beaux discours en fait très peu étayés, nous avons dressé le tableau des pertes d’emploi depuis le déclenchement officiel de la crise, au troisième trimestre 2008, jusqu’à récemment. Pour éviter toute interprétation a priori, nous le présentons dans une forme traditionnelle, c’est-à-dire dans l’ordre alphabétique (en anglais). Nous avons ajouté les dix pays nouveaux membres et nous avons calculé le nombre des postes perdus sur l’ensemble de la période, ainsi que le pourcentage relatif par rapport au troisième trimestre 2008. On aboutit ainsi au tableau 11.
Tableau 11. Évolution de l’emploi dans l’Union européenne entre le 3e trimestre 2008 et le 1er trimestre 2010 (en milliers de postes)
2008 Q3 | 2010 Q1 | Différence | en % | |
---|---|---|---|---|
Autriche | 4.138 | 4.023 | -115 | -2,8 |
Belgique | 4.465 | 4.470 | 5 | 0,1 |
Danemark | 2.868 | 2.703 | -165 | -5,8 |
Finlande | 2.566 | 2.388 | -178 | -6,9 |
France | 26.087 | 25.572 | -515 | -2,0 |
Allemagne | 39.350 | 38.659 | -692 | -1,8 |
Grèce | 4.590 | 4.426 | -164 | -3,6 |
Irlande | 2.116 | 1.841 | -275 | -13,0 |
Italie | 23.518 | 22.758 | -760 | -3,2 |
Luxembourg | 203 | 219 | 16 | 7,9 |
Pays-Bas | 8.624 | 8.459 | -165 | -1,9 |
Portugal | 5.196 | 5.009 | -187 | -3,6 |
Espagne | 20.346 | 18.394 | -1.952 | -9,6 |
Suède | 4.674 | 4.433 | -241 | -5,1 |
Royaume-Uni | 29.407 | 28.656 | -752 | -2,6 |
UE (15 pays) | 178.150 | 172.010 | -6.140 | -3,4 |
Bulgarie | 3.417 | 3.011 | -406 | -11,9 |
Tchéquie | 5.015 | 4.829 | -186 | -3,7 |
Estonie | 661 | 554 | -107 | -16,2 |
Chypre | 382 | 380 | -2 | -0,5 |
Lettonie | 1.133 | 917 | -216 | -19,1 |
Lituanie | 1.538 | 1.328 | -209 | -13,6 |
Hongrie | 3.924 | 3.719 | -205 | -5,2 |
Malte | 163 | 164 | 2 | 0,9 |
Pologne | 15.990 | 15.574 | -416 | -2,6 |
Roumanie | 9.627 | 8.934 | -693 | -7,2 |
Slovénie | 1.023 | 965 | -58 | -5,7 |
Slovaquie | 2.473 | 2.283 | -190 | -7,7 |
UE (27 pays) | 223.494 | 214.669 | -8.825 | -3,9 |
Source : Eurostat, Emploi par sexe, tranche d’âge et nationalité, données trimestrielles (première colonne, le stock
Stock
Sous sa forme économique, c’est l’ensemble des avoirs (moins les dettes) d’un acteur économique à un moment donné (par exemple, le 31 décembre 2007). Ce qui sort ou qui entre durant deux dates est un flux. Le stock dans son sens économique s’oppose donc au flux. Sous son interprétation comptable, le stock est l’ensemble des marchandises achetées qui n’ont pas encore été produites ou dont la fabrication n’a pas été achevée lors de la clôture du bilan ou encore qui ont été réalisées mais pas encore vendues.
(en anglais : stock ou inventory pour la notion comptable).
d’emplois au 3e trimestre 2008, deuxième colonne, le même stock au 3e trimestre 2010 avec le solde en chiffres absolus dans la colonne 3 et la variation en pour cent dans la colonne 4) : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/employment_unemployment_lfs/data/database .
On notera comme anecdotique qu’au Luxembourg et à Malte l’emploi a continué de progresser. En Belgique aussi. Mais, sur ce point, nous vous référons à l’annexe "Il y a chômage et chômage".
Relevons plutôt que les pays qui ont connu la dégradation la plus ample sont les pays baltes, la Bulgarie, c’est-à-dire des pays extrêmement dépendants économiquement, et l’Irlande et l’Espagne. Quoi ? Les deux États qui ont réussi à créer le plus de postes dans le cadre du processus de Lisbonne, avec des performances largement supérieures à la moyenne (voir tableau 2) ? Comment peut-on dès lors prétendre que cette orientation socio-économique a permis de résister à la crise et qu’elle est le meilleur moyen d’en sortir ? Les chiffres de l’emploi montrent l’inverse.
Et l’analyse du processus tend à expliquer pourquoi ce sont les pays les plus créateurs d’emplois qui sont, en période de crise, ceux qui en détruisent le plus aussi. Puisque les autorités communautaires insistent sur les emplois atypiques pour améliorer le taux d’emploi, sur la flexibilité nécessaire, on a développé les conditions pour éliminer facilement ces postes quand les affaires sont moins bonnes, avec le moins d’inconvénients pour les entreprises et le plus pour les salariés.
On retrouve même des bribes de cette argumentation dans certains textes européens. Ainsi, le Conseil de l’Union européenne dans son rapport conjoint sur l’emploi 2009-2010, qui établit un bilan de la situation de l’emploi début 2010, note : "La crise a également montré que certains groupes sont particulièrement exposés (les jeunes, les migrants, les travailleurs faiblement qualifiés) et que l’exclusion du marché du travail des groupes défavorisés demeure un problème persistant, dont la solution passe par des politiques actives appropriées." [37] Ce sont ces catégories qui occupent les postes temporaires, à temps partiel, etc.
Le rapport 2009 de "L’emploi en Europe" précise : "Le travail des agences intérimaires a été particulièrement touché par la récession". Ainsi, le nombre d’heures facturées par les agences d’emploi privées a diminué de 30% aux Pays-Bas, en Italie et en Belgique, de 40% en France et même de 50% en Espagne. [38]
Mais on peut aller plus loin. La politique poursuivie par l’Union européenne est fondée sur la compétitivité. Celle-ci signifie : courir plus vite que le voisin, lui prendre des parts de marché et exporter davantage. Ceci implique nécessairement la réduction des coûts, en particulier ceux de la force de travail [39]. En Allemagne, cette orientation est menée avec assiduité depuis une quinzaine d’années. C’est sans doute un effet pervers de la réunification, qui n’a pas échappé aux chefs d’entreprise d’outre-Rhin. Il en résulte des situations comme nous l’avons souligné pour le graphique 5 ou la multiplication de travailleurs pauvres. L’OCDE
OCDE
Organisation de Coopération et de Développement Économiques : Association créée en 1960 pour continuer l’œuvre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l’évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l’origine, l’OECE comprenait les pays européens de l’Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l’Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, l’OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d’obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence.
(En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD)
est obligée de le remarquer également : "Depuis 2000, l’inégalité dans les revenus et la pauvreté a augmenté plus vite en Allemagne que dans les autres pays de l’OCDE. Elle a crû davantage en cinq ans (2000-2005) que durant les quinze précédentes années (1985-2000)." [40] La part salariale dans le PIB allemand a chuté de 59,4% en 2000 à 54,7% en 2007, soit une réduction de 4,7 points en sept ans. Pour aucune autre nation européenne, une dégradation aussi rapide ne s’est passée.
Or, si le pays le plus puissant économiquement de la région s’engage dans une telle politique, il contraint les autres États à procéder de même. En Belgique, c’est immédiat. Selon la loi nationale de compétitivité établie en 1996, si les coûts salariaux des trois pays voisins, la France, les Pays-Bas et l’Allemagne, baissent plus vite qu’en Belgique, il faut prendre des mesures pour modérer les revenus belges du travail. Pour pouvoir exporter davantage, pour être concurrentiel !
Seulement, pour opérer de la sorte, il faut en avoir les moyens. Ou alors il faut se les donner et cela prend du temps. Une alternative est de profiter de l’endettement. Si un État n’a pas les ressources nécessaires pour rendre ses firmes compétitives, il favorise le recours au crédit. Une solution que les États-Unis ont utilisée abondamment depuis 1980. Si Washington le favorise, alors pourquoi pas nous ? C’est sans doute ce qui s’est dit à Lisbonne, à Dublin, à Athènes ou à Madrid.
Il en résulte une croissance dopée par la dette. Ce fut surtout le cas en Espagne et en Irlande et dans une moindre mesure en Grèce. C’est ce qui leur a permis de créer relativement beaucoup d’emplois et d’être les "bons élèves de la classe européenne". Malheureusement pour ces pays, cette option a un coût : il faut, à un moment donné, rembourser les prêts. Sans quoi les intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
pour emprunter ne cessent de s’élever et rendent le crédit de plus en plus cher.
La dette des ménages irlandais passe ainsi de 50% du PIB en 2001 à 109% en 2008. En Espagne, elle croît de 43% en 1999 à 84% en 2008. Au Portugal, elle progresse de 31% en 1996 à 96% en 2008. Même en Grèce, où les gens ne sont pas traditionnellement emprunteurs, elle augmente de 10% en 1999 à 50,5% en 2008 [41]. Avec ce crédit privé, les familles achètent en premier lieu des maisons. Et l’emploi créé dans ces pays concerne en premier lieu les secteurs liés à l’habitation, comme en témoigne le tableau 12.
Tableau 12. Création nette de l’emploi salarié entre 1996 et 2007 au Portugal, en Irlande, en Grèce et en Espagne (en milliers de personnes, sauf indications contraires)
1996 | 2007 | Différence | ||
---|---|---|---|---|
Portugal | Construction | 261,9 | 439,3 | 177,4 |
Immobilier | 141,3 | 254,8 | 113,5 | |
Total | 3.172,1 | 3.902,2 | 730,1 | |
Part (%) | 12,7 | 17,8 | 39,8 | |
Irlande | Construction | 73,9 | 205,2 | 131,3 |
Immobilier | 65,1 | 157,2 | 92,1 | |
Total | 1.034,7 | 1.748,8 | 714,1 | |
Part (%) | 13,4 | 20,7 | 31,3 | |
Grèce | Construction | 152,0 | 266,0 | 114,0 |
Immobilier | 69,3 | 163,7 | 94,4 | |
Total | 2.099,8 | 2.899,5 | 799,7 | |
Part (%) | 10,5 | 14,8 | 26,1 | |
Espagne | Construction | 903,9 | 2.167,0 | 1.263,1 |
Immobilier | 582,2 | 1.577,7 | 995,5 | |
Total | 9.599,8 | 16.760,0 | 7.160,2 | |
Part (%) | 15,5 | 22,3 | 31,5 |
Source : Eurostat, Salariés par branche d’activités économiques 1983-2008, Base de données.
Note : Le secteur immobilier concerne également le service
Service
Fourniture d’un bien immatériel, avantage ou satisfaction d’un besoin, fourni par un prestataire (entreprise ou l’État) au public. Il s’oppose au terme de bien, qui désigne un produit matériel échangeable.
(en anglais : service)
aux entreprises. Dans les statistiques d’Eurostat, il n’y a pas moyen de distinguer entre les deux.
Ainsi, de 1996 à 2007, les postes de travail apparus dans le domaine de la fabrication et de la vente des maisons concernent près de 40% des créations d’emploi au Portugal, plus de 31% en Irlande et en Espagne et 26% en Grèce. En comparaison, la construction dans l’Union européenne (à 15) passe de 7,1% de l’emploi total en 1996 à 7,3% en 2007. Et même le secteur immobilier (qui comprend statistiquement tous les services aux entreprises) grimpe de 6,7% en 1996 à 9,7%. En Allemagne, le secteur de la construction perd un million d’emplois sur la période.
Ce sont ces emplois qui vont disparaître massivement dans la crise. En Espagne, 45% des postes dans la construction sont temporaires [42]. Il suffit de ne pas renouveler le contrat. Environ 40% des baisses des effectifs dans le pays se déroulent dans la construction justement [43].
Rappelons ce qu’affirmait la Commission européenne. Les politiques menées dans le cadre du processus de Lisbonne ont protégé les emplois et assuré une stabilité dans la zone euro. On a vu qu’il n’en était rien. C’est même le contraire. La flexibilité permet de se débarrasser rapidement du personnel considéré comme excédentaire. Et les inégalités de développement au sein de la zone euro sont au cœur de la crise qui y a sévi. S’il fallait être quelque peu objectif vis-à-vis du processus de Lisbonne, on dirait qu’il a contribué à la récession, qu’il a aggravé les problèmes en développant des politiques de compétitivité qui, appliquées partout, dégradent la demande, alors qu’il faudrait la soutenir et qu’en définitive, il n’a en rien amélioré la situation de l’emploi. De toute façon, même la Commission et ses responsables le reconnaissent implicitement. Quand on dit qu’une crise a eu raison d’une décennie d’efforts pour créer des postes, cela devrait être le moment de se poser bien des questions sur la stratégie menée depuis lors. Seulement, les autorités communautaires sont à mille lieues d’un tel sens de l’autocritique.
Europe 2020 : en route vers le passé !
De ce fait, le programme prévu pour les dix ans à venir ressemble totalement à celui qui vient d’échouer. Comme on le dit souvent dans les sports collectifs : "on ne change pas une équipe qui perd". On reprend les mêmes et on recommence.
Pourtant, le président de la Commission a mis en place une procédure de consultation pour prendre le pouls de l’opinion publique à propos d’une stratégie de Lisbonne renouvelée. Il a présenté un texte qui présentait son projet, comme s’il pouvait être amendé. Ce qu’il a demandé de faire.
Déjà dans le nombre de réponses, on peut s’apercevoir de la disproportion entre les différents intervenants : 45 organisations syndicales, 280 fédérations patronales (dont 6 entreprises) et 115 ONG. Autrement dit, plus d’avis provenant du milieu des affaires que des "représentants directs" des citoyens proprement dits.
Mieux encore : les syndicats ont émis l’idée que la stratégie de Lisbonne n’avait pas rempli sa mission parce que l’exclusion sociale avait augmenté durant la décennie et que la cohésion sociale était plus faible en 2010 qu’en mars 2000 [44]. Même chose chez les responsables d’ONG à vocation sociale : la pauvreté grimpe, s’inquiètent-ils [45]. Mais ce sont les attentes patronales qui sont les mieux prises en compte. Celles-ci insistent sur la focalisation encore plus stricte sur la compétitivité, la flexicurité, la liberté de mouvement des marchandises, des capitaux et des services, la mobilité des travailleurs et l’apprentissage tout au long de la carrière professionnelle. Business Europe, la confédération européenne patronale, ajoute l’importance d’avoir des finances publiques solides et saines [46]. Message reçu cinq sur cinq.
Le document proposé par la Commission au Conseil européen au sommet de mars 2010, puis de juin de la même année (et adopté à cette date) reprend pour l’essentiel les préoccupations des chefs d’entreprise. L’Observatoire industriel européen (Corporate Europe Observatory) relève le parallèle étonnant entre le texte communautaire officiel qui est débattu en mars et juin 2010 et le rapport déposé le jour précédent par l’ERT, "ERT’s Vision for a competitive Europe in 2025" (Les vues de l’ERT pour une Europe compétitive en 2025) [47].
La Commission indique trois axes d’orientations. Il faut que la croissance soit intelligente, durable et inclusive. De très beaux termes que tout le monde pourra adopter, mais qui ont une signification bien particulière aux yeux des responsables européens. Intelligente, c’est-à-dire basée sur la R&D et les secteurs de pointe, la connaissance et l’innovation. De quoi accorder de nouveaux avantages aux firmes qui se lancent dans ces secteurs. Durable, c’est-à-dire fondée sur la compétitivité. Inclusive, pour pouvoir justifier la poursuite des politiques de taux d’emploi et flexicurité.
En termes d’indicateurs, les autorités communautaires qui n’ont même pas été capables de parvenir à deux cibles concrètes s’en fixent cinq maintenant (peut-être en espérant que, dans le lot, au moins une sera accomplie ?) : "Les objectifs suivants ont été sélectionnés sur cette base et les atteindre est déterminant pour notre succès en 2020 :
- le taux d’emploi de la population âgée de 20 à 64 ans doit passer de 69 %, actuellement, à au moins 75 %, notamment par une plus grande participation des femmes, des travailleurs âgés et une meilleure intégration des migrants dans la main-d’œuvre ;
- l’objectif actuel de l’UE est d’investir 3 % du PIB dans la R&D. Cet objectif est parvenu à attirer l’attention sur la nécessité à la fois pour les secteurs public et privé d’investir dans la R&D, mais il se concentre sur les ressources plutôt que sur l’impact. Il est absolument nécessaire d’améliorer les conditions de la R&D privée au sein de l’UE et de nombreuses mesures proposées dans cette stratégie se proposent de le faire. Il est évident aussi qu’en considérant la R&D et l’innovation ensemble, nous atteindrons un ensemble plus large de dépenses davantage pertinentes pour les activités commerciales et les éléments moteurs de la productivité. La Commission propose de maintenir l’objectif de 3 % tout en concevant un indicateur qui refléterait l’intensité de la R&D et de l’innovation ;
- réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 20 % par rapport aux niveaux de 1990 ou de 30 % si les conditions sont favorables ; faire passer la part des sources d’énergie renouvelable dans notre consommation finale d’énergie à 20 % ; et accroître de 20 % notre efficacité énergétique ;
- l’objectif en matière de réussite scolaire doit permettre de régler le problème de l’abandon scolaire dont le taux, qui est actuellement de 15 %, doit être ramené à 10 % et d’augmenter la part de la population âgée de 30 à 34 ans ayant achevé un cursus universitaire de 31 % à au moins 40 % en 2020 ;
- le nombre d’Européens vivant en dessous des seuils de pauvreté nationaux doit être réduit de 25 % afin de permettre à 20 millions de personnes de sortir de cette situation." [48]
Le premier indicateur concerne le taux d’emploi. La Commission n’a pas été capable de réaliser l’objectif de 70% à l’horizon de 2010. Aucun problème, ce sera 75% pour 2020. Il y a évidemment une petite astuce. Le taux d’emploi était calculé précédemment sur une population âgée de 15 à 64 ans. Ce qui avait un côté absurde. En effet, plusieurs pays ont une législation d’enseignement obligatoire bien au-delà des 14 ans, la Belgique notamment. D’autre part, le processus de Lisbonne pousse à l’économie de la connaissance, ce qui suppose une scolarité prolongée, donc des inactifs jusqu’à au moins 20 ans. De ce point de vue, ramener la population en âge de travailler de 20 à 64 ans est incontestablement plus logique. Mais cela va poser un problème de comparaison statistique avec la période et le but précédents.
Le second objectif est la copie conforme de ce qui avait été décidé dix ans auparavant. Il est donc intéressant d’observer comment ont évolué les dépenses de R&D dans l’Union européenne (à 15). C’est l’objet du tableau 13.
Tableau 13. Évolution des dépenses de R&D dans l’Union européenne à 15 par secteur (en % du PIB)
2000 | 2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 | 2007 | 2008 | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Secteur public | 0,26 | 0,25 | 0,24 | 0,25 | 0,25 | 0,25 | 0,25 | 0,24 | 0,24 |
Enseignement supérieur | 0,39 | 0,41 | 0,42 | 0,43 | 0,42 | 0,42 | 0,42 | 0,43 | 0,44 |
Entreprises | 1,25 | 1,26 | 1,25 | 1,23 | 1,21 | 1,20 | 1,23 | 1,25 | 1,28 |
Privé non-marchand | 0,02 | 0,02 | 0,02 | 0,02 | 0,02 | 0,02 | 0,02 | 0,02 | 0,02 |
Total | 1,92 | 1,94 | 1,93 | 1,93 | 1,90 | 1,89 | 1,92 | 1,94 | 1,98 |
Source : Eurostat, Dépenses totales de R&D intra-muros par secteur d’exécution : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/science_technology_innovation/data/database.
Il est frappant de constater que le ratio n’a quasiment pas bougé au cours des huit années pour lesquelles nous disposons de statistiques. Le secteur public a légèrement réduit sa part. L’enseignement supérieur l’a accrue. Les firmes aussi, après avoir l’avoir diminuée jusqu’en 2005. On risque d’avoir une nouvelle baisse avec la crise en 2009 et 2010. On est loin donc du but des 3% et on se demande comment la Commission va subitement changer son fusil d’épaule pour y parvenir.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Se focalisant sur la recherche qui rapporte et l’innovation qui peut être rapidement commercialisée, les autorités européennes, que ce soit au niveau communautaire ou national, ont démantelé progressivement le service public
Service public
Entreprise dont le propriétaire, en général unique, est les pouvoirs publics. Dans un sens plus étroit, cela peut vouloir dire aussi que cette firme publique poursuit des objectifs autres que la rentabilité, de sorte à rendre le service fourni accessible à un plus grand nombre.
(en anglais : public service)
d’enseignement au profit du privé. Elles ont introduit les entreprises à tous les échelons de l’école, sous forme de commandes, de contrats, de partenariat… Parallèlement, elles ont petit à petit calqué la gestion scolaire et universitaire sur le mode de ce qui se passe dans les compagnies. En même temps, elles ont accordé de nombreux avantages fiscaux aux firmes qui se lancent dans de nouveaux domaines, avec de nouveaux produits. C’est d’ailleurs une des rares exceptions à la règle d’interdiction absolue des aides publiques aux entreprises (car cela créerait des distorsions dans la sacro-sainte concurrence). C’est pourtant cette politique qui n’a pas donné les résultats escomptés que la Commission se propose de continuer, voire d’élargir.
A côté de cela, le nouveau projet Europe 2020 ajoute trois indicateurs censés satisfaire les partisans écologisants, les adversaires de la misère et les pourfendeurs de l’échec scolaire. Parfait, dira-t-on. Eh bien, non ! Il suffit de gratter un peu pour s’apercevoir que ces objectifs sont à la fois dérivés et dépendants de la stratégie globale de recherche de la compétitivité par tous les moyens.
Ainsi, le surf sur les sentiments écologisants croissants de la population ne devrait pas avoir la vie longue. L’intérêt communautaire pour les problèmes de l’environnement est directement proportionnel avec les marchés étrangers qu’ils permettent de conquérir. Dans le cadre du processus de Lisbonne, ce genre d’observations est fréquent, pour ne pas dire surabondant : "L’UE a largement été à l’initiative de solutions vertes, mais son avantage est remis en question par des concurrents puissants, notamment la Chine et l’Amérique de Nord. L’UE doit maintenir son rôle moteur sur le marché des technologies vertes afin de garantir une utilisation efficace des ressources dans l’ensemble de l’économie tout en supprimant les obstacles dans les infrastructures de réseaux essentielles afin de renforcer notre compétitivité industrielle." [49] Bref, oui à l’écologie tant que cela permet à l’Europe d’être plus compétitif. Ce n’est pas pour rien que l’European Business Forum (EBF), cette manifestation initiée par Business Europe et qui se veut l’équivalent du forum de Davos à l’échelle européenne, a consacré deux de ses dernières rencontres annuelles à l’environnement [50].
Même constat pour les indicateurs sociaux. La Commission précise dans son texte : "Ces objectifs sont liés. Par exemple, de meilleurs niveaux d’éducation améliorent l’employabilité et permettent d’accroître le taux d’emploi aidant à réduire la pauvreté." [51] Ainsi, il suffira d’agir sur le taux d’emploi, car cela incitera normalement à élever le niveau scolaire et, d’autre part, c’est censé diminuer la misère. C’est ce que l’on fait depuis près de dix ans. C’est ce que l’on raconte depuis tout ce temps. Sans aboutir à des résultats tangibles, parce que ce qui est central est la santé du secteur patronal, pas celui de la population. Donc on ne met pas les moyens financiers pour relever le niveau de l’enseignement. Donc on favorise les emplois précaires, qui contraignent le salarié à travailler, mais pas à gagner sa vie.
Néanmoins, le point principal sur lequel ces beaux projets et ces bonnes intentions vont venir buter est la contrainte budgétaire. Philippe Pochet, chercheur à l’ETUI, note que, dans le document Europe 2020, il n’y a pas de réflexion pour corriger les contradictions qui peuvent surgir des objectifs différents [52]. Mais c’est beaucoup plus grave que cela. On sait d’ores et déjà où les priorités seront mises. Il ne fait aucun doute que, s’il y a divergence, ce sera l’austérité budgétaire qui prévaudra. Le cas de la Grèce - comme celui des autres pays en difficultés (Irlande, Espagne, Portugal, Lettonie, Hongrie…) - le montre en suffisance. Le bon sens social voudrait qu’on aide massivement la population grecque. Mais les marchés financiers, le gouvernement allemand et les instances communautaires en ont décidé autrement. Comme l’écrit Ann Mettler, du think tank
Think tank
Littéralement « boîte à idée » ; organisme regroupant généralement des chefs d’entreprise, des responsables politiques, des professeurs d’université ou chercheurs, des journalistes pour discuter de problématiques importantes pour un pays, une région, la planète et pour ainsi influer sur les grandes orientations politiques.
(en anglais : think tank)
conservateur The Lisbon Council : "Une priorité politique qui n’est pas une priorité budgétaire n’est, en réalité, pas une priorité politique, même si nos dirigeants tentent de se convaincre du contraire" [53]. En réalité, tout le monde le sait, mais les responsables européens tentent surtout de convaincre les populations du contraire.
En fait, cette suprématie, voulue par les organisations patronales, est explicite dans les textes européens. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se sont arrangés pour qu’il n’en soit pas autrement. Avant le sommet de juin 2010 qui devait décider du projet Europe 2020, ils ont envoyé une lettre ouverte commune aux autres chefs d’État et de gouvernement, ainsi qu’à la Commission. Leur motivation ne laisse planer aucun doute : "Lors de notre prochain Sommet, les Chefs d’État et de gouvernement de la zone euro devront adresser le signal qu’ils sont prêts à envisager pour la zone euro :
- Un renforcement de la surveillance budgétaire dans la zone euro, comportant des sanctions plus efficaces pour les procédures de déficit excessif et renforçant la cohérence entre les procédures budgétaires nationales et le pacte de Stabilité et de Croissance ;
- L’élargissement de la surveillance aux questions structurelles et de compétitivité et aux déséquilibres et renforcer l’efficacité des recommandations de politique économique
Politique économique
Stratégie menée par les pouvoirs publics en matière économique. Cela peut incorporer une action au niveau de l’industrie, des secteurs, de la monnaie, de la fiscalité, de l’environnement. Elle peut être poursuivie par l’intermédiaire d’un plan strict ou souple ou par des recommandations ou des incitations.
(en anglais : economic policy). de l’Union européenne ; - pour l’avenir, les options pour créer un cadre robuste pour la résolution des crises respectant le principe de la responsabilité budgétaire de chaque État-membre." [54]
Dès le lendemain, les ministres européens des Finances qui se réunissaient reprennent en chœur l’inquiétude de Sarkozy et de Merkel : "Premièrement, l’assainissement des finances publiques est une priorité pour chacun d’entre nous et nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour atteindre nos objectifs budgétaires cette année et les années suivantes, conformément à la procédure concernant les déficits excessifs." [55] Et le sommet de juin 2010 obtempérera en affirmant : "Il convient d’accorder la priorité aux stratégies d’assainissement budgétaire favorisant la croissance et principalement centrées sur la limitation des dépenses." [56] Limiter les dépenses, donc éventuellement moins d’argent pour l’enseignement, moins d’argent pour le social, moins d’argent pour les pensions, moins d’argent pour la santé.
Dans le texte préparatoire pour la nouvelle stratégie Europe 2020, cette revendication était centrale : "Des finances publiques saines sont un élément crucial en vue de recréer les conditions propices à une croissance et à des emplois durables. (…) Le Pacte de stabilité et de croissance constitue un cadre approprié pour mettre en œuvre des stratégies budgétaires de sortie de crise, ce que les États membres mettent actuellement sur pied dans leurs programmes de stabilité et de convergence. Dans la plupart des pays, l’assainissement budgétaire devrait normalement débuter en 2011. D’une manière générale, les déficits publics devraient être ramenés sous la barre de 3 % du PIB d’ici à 2013. Toutefois, dans un certain nombre de pays, la phase d’assainissement pourrait devoir commencer avant 2011, ce qui signifie que le retrait des mesures temporaires de crise et le début de l’assainissement budgétaire pourraient, dans ces cas, être simultanés." [57] Avec la crise grecque s’étendant aux pays méditerranéens, la place de la rigueur budgétaire s’est encore accrue.
La définition des lignes directrices en application de la nouvelle stratégie Europe 2020 est encore plus claire. Elle met aux trois premières places des mesures cadrant dans la discipline budgétaire la plus stricte. Citons les passages les plus importants :
"Ligne directrice n° 1 : garantir la qualité et la viabilité des finances publiques"
"Lors de l’élaboration et de la mise en œuvre de leur stratégie d’assainissement budgétaire, les États membres devraient mettre l’accent sur la réduction des dépenses et donner la priorité aux postes de dépenses moteurs de croissance, dans des domaines tels que l’éducation, les compétences et l’employabilité, la recherche et le développement (R&D) et l’innovation, ou encore les investissements dans les réseaux ayant une incidence positive sur la productivité, comme, le cas échéant, l’Internet à haut débit, les interconnexions dans les domaines de l’énergie et des transports et les infrastructures. Dans les cas où le niveau des impôts devra être relevé, il serait souhaitable de combiner cette hausse, autant que possible, avec des mesures permettant d’évoluer vers des systèmes fiscaux plus axés sur l’emploi, l’environnement et la croissance, par exemple en déplaçant la charge fiscale vers les activités préjudiciables à l’environnement. La fiscalité et les systèmes de prestations sociales devraient fournir de meilleures incitations visant à renforcer l’attrait financier du travail." [58]
"Ligne directrice n° 2 : résorber les déséquilibres macroéconomiques"
"Les États membres confrontés à des déséquilibres importants de leur balance courante
Balance courante
Comprend à la fois la balance commerciale, celle des services ainsi que le solde des revenus (dividendes, intérêts...) payés à ou reçus de l’étranger. La balance courante rassemble toutes les opérations purement de flux dans la balance des paiements.
(en anglais : current balance).
, en raison d’un manque persistant de compétitivité ou de leurs politiques prudentielles et fiscales, devraient s’attaquer à la source du problème en agissant sur la politique budgétaire, sur les salaires, dans le domaine des réformes structurelles des marchés de produits et de services financiers, sur les marchés du travail, conformément aux lignes directrices pour l’emploi, ainsi que dans tout autre domaine pertinent. Dans ce contexte, les États membres devraient favoriser un environnement propice aux systèmes de négociation salariale et à l’évolution des coûts du travail, qui soit cohérent avec la stabilité des prix, l’évolution de la productivité et la nécessité de réduire les déséquilibres extérieurs. L’évolution des salaires devrait tenir compte des différences au niveau des compétences et des spécificités locales des marchés du travail, ainsi que des écarts importants de performances économiques entre les régions d’un même pays." [59]
"Ligne directrice n° 3 : réduire les déséquilibres dans la zone euro"
"Les États membres appartenant à la zone euro devraient considérer les écarts importants et persistants de leurs soldes courants ou tout autre déséquilibre macroéconomique comme une question d’intérêt commun et prendre, le cas échéant, des mesures pour réduire les déséquilibres. Les pays de la zone euro ayant des déficits courants importants et persistants, en raison d’un manque persistant de compétitivité, devraient parvenir à une réduction annuelle significative de leur déficit structurel. Ils devraient également s’attacher à réduire les coûts salariaux unitaires réels." [60]
Avec une telle orientation stricte, l’inquiétude est de mise, car les emplois qui persistent avec la crise sont ceux qui sont les moins soumis à la pression du marché. On peut répartir ainsi par secteur les postes éliminés entre le troisième trimestre 2008 et le premier trimestre 2010 (tableau 14). Nous nous sommes limités aux emplois salariés.
Tableau 14. Évolution de l’emploi salarié dans l’Union européenne entre le 3e trimestre 2008 et le 1er trimestre 2010 par secteur (en milliers de postes)
2008Q3 | 2010Q1 | Différence | en % | |
---|---|---|---|---|
Agriculture | 2.932,9 | 2.649,6 | -283,3 | -9,7 |
Extraction | 901,6 | 800,9 | -100,7 | -11,2 |
Manufacture | 35.592,7 | 31.521,3 | -4.071,4 | -11,4 |
Eau, gaz, électricité | 3.062,3 | 3.061,8 | -0,5 | 0,0 |
Construction | 14.213,3 | 11.859,0 | -2.354,3 | -16,6 |
Commerce | 25.438,0 | 24.474,8 | -963,2 | -3,8 |
Transport | 10.208,7 | 9.638,1 | -570,6 | -5,6 |
Hôtels et restaurants | 7.691,0 | 7.325,4 | -365,6 | -4,8 |
Communication | 5.437,8 | 5.246,9 | -190,9 | -3,5 |
Finance | 6.094,3 | 5.939,7 | -154,6 | -2,5 |
Immobilier | 1.269,9 | 1.263,8 | -6,1 | -0,5 |
Sciences et techniques | 7.240,5 | 7.205,3 | -35,2 | -0,5 |
Services administratifs | 7.143,9 | 7.134,8 | -9,1 | -0,1 |
Administration publique | 15.717,4 | 15.404,1 | -313,3 | -2,0 |
Enseignement | 14.403,0 | 15.350,8 | 947,8 | 6,6 |
Santé | 19.631,3 | 20.184,2 | 552,9 | 2,8 |
Loisirs | 2.633,5 | 2.555,9 | -77,6 | -2,9 |
Autres | 7.028,3 | 7.099,8 | 71,5 | 1,0 |
186.640,4 | 178.716,2 | -7.924,2 | -4,2 |
Source : Source et explication, voir tableau 11.
Sur les quasi 8 millions d’emplois salariés perdus, 4 proviennent de l’industrie manufacturière et près de 2,5 millions du secteur de la construction (dont plus de 650.000 en Espagne). En revanche, l’administration publique limite les disparitions à 300.000 postes, soit 2% du total de 2008. L’enseignement et la santé gagnent encore un peu de terrain. Mais, si les coupes budgétaires sévissent, ce sont ces emplois administratifs ou subsidiés qui risquent de passer à la trappe. Le peu de socle social qui existe encore après trente ans de politiques néolibérales sera un peu plus sapé. Mais c’est bien l’orientation choisie par les instances européennes, appuyées en cela par les États membres.
Contrairement à ce qu’avancent les autorités européennes, l’emploi ne sauvera pas une partie des salariés de la pauvreté et les autres mesures mettront un peu plus à mal la situation de la sécurité sociale. Sans compter les dispositions de compétitivité pour comprimer encore davantage les salaires. Il en résultera un accroissement de la misère ou, dans le meilleur des cas, une continuation des conditions actuelles, loin des objectifs d’Europe 2020. Mais, s’il faut allouer des fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
pour tenter quand même d’atteindre les cibles fixées en matière d’échec scolaire et de réduction de la pauvreté - et il y a un risque pour que les buts environnementaux soient soumis à la même enseigne -, il n’en sera pas question, car ce qui prime est la stabilité budgétaire. Exit les 20 millions de gens sortis du ruisseau. Exit les 10% d’élèves qui ne parviennent pas suivre l’enseignement actuel.
Après tout, si la Commission peut venir devant l’opinion publique après dix ans d’efforts pour dire qu’elle n’est pas parvenue à ces objectifs (en fait, dans l’indifférence générale), elle pourra rééditer cet exploit dans une décennie. Dans cette mascarade de démocratie qu’est la construction européenne actuelle, elle ne dépend que des gouvernements qui la nomment.
L’Europe avec de nouvelles lunettes
Les responsables européens ont beau jeu d’affirmer qu’il n’y a pas d’alternative. C’est le meilleur moyen de couper court à toute discussion. Pour eux, il n’y a qu’une seule manière de faire l’Europe : la leur. C’est évidemment très discutable. D’autant que celle qu’ils nous préparent est très fragile et ne peut guère se développer qu’au détriment des autres régions du monde.
Il en est ainsi de l’objectif central de la Commission depuis de nombreuses années maintenant, à savoir la recherche de la compétitivité par tous les moyens. Cette stratégie ne peut s’imposer qu’en courant plus vite que les autres, qu’en exportant (c’est-à-dire que les autres doivent importer), qu’en prenant en fait la production et donc la part de l’activité économique des autres. C’est un principe de guerre économique, même si on ne le dit pas ouvertement de la sorte.
D’abord, cela incite les autres à riposter, à recourir aux mêmes méthodes. Au moment du lancement du processus de Lisbonne, les autres étaient limités aux États-Unis. Aujourd’hui, il y a aussi le Japon, la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, avant que d’autres géants ne se réveillent. Ce qui fait écrire à Robert Kagan, non sans raison, même si c’est d’un point ultraconservateur : "la concurrence internationale entre les grands a repris : la Russie, la Chine, l’Europe, le Japon, l’Inde, l’Iran, l’Amérique et d’autres encore cherchent à asseoir leur domination à l‘échelle régionale. (...) La vieille opposition libéralisme Libéralisme Philosophie économique et politique, apparue au XVIIIe siècle et privilégiant les principes de liberté et de responsabilité individuelle ; il en découle une défense du marché de la libre concurrence. -autocratie a également refait surface, les grandes puissances mondiales se rangeant de plus en plus dans l’un ou l’autre camp selon la nature de leur régime. De surcroît, un antagonisme encore plus ancien a éclaté entre, d’une part, les islamistes radicaux et, de l’autre, les cultures laïques modernes et les puissances qui ont, selon eux, dominé, envahi et contaminé leur univers islamique. A mesure que ces trois luttes se combinent et s’entrechoquent, la promesse d’une ère nouvelle de convergence internationale s’estompe peu à peu. De fait, nous sommes entrés dans le temps de la divergence." [61] Pour l’instant, la rivalité est livrée principalement dans le domaine économique : une grande bataille commerciale internationale. Mais il ne faudra pas longtemps pour qu’elle intervienne sur un autre plan et c’est bien à ce niveau que Robert Kagan raisonne.
Ensuite, cela ne résout nullement la crise économique. Au contraire, cela conduit à l’aggraver même, puisque, pour être concurrentielles, les firmes réduisent leurs coûts, donc celui du travail. Les salaires ont tendance à être comprimés, la part des revenus des travailleurs dans le PIB à diminuer - ce qu’on voit depuis trente ans - pour atteindre leur niveau le plus bas depuis les années 50. Ce qui comprime la demande intérieure. Or, si tous les pays pratiquent de même, il n’y a plus de base pour une hausse de la production, même pour des exportateurs super-agressifs. Ce que Keynes avait très bien compris en son temps : "si un producteur déterminé ou un certain pays diminue les salaires, ce producteur ou ce pays sera en mesure de se tailler une meilleure part de la demande globale tant que les autres ne l’imiteront pas. Mais si on diminue les salaires partout à la fois, le pouvoir d’achat de la communauté dans son ensemble sera réduit du même montant que les coûts, et, ici non plus, personne n’y gagnera." [62]
Face à un gâteau qui se rétrécit, les dangers qu’une guerre économique se transforme en un réel conflit militaire s’accroissent considérablement. Les régions qui ne peuvent soutenir la compétition seront incitées à la continuer par d’autres moyens, comme l’avançait déjà en son temps Carl von Clausewitz [63].
Pendant une trentaine d’années, l’humanité a échappé à cette perspective, parce qu’elle avait deux portes de sortie légèrement entrebâillées : la consommation des ménages américains, d’une part, et l’endettement, d’autre part. Grâce à cela, la demande a pu continuer à croître. Mais, avec la crise des subprimes, ces deux possibilités se sont brusquement évanouies. Les États-Unis se retrouvent avec un déséquilibre des comptes extérieurs phénoménal : un passif net de près de 3.000 milliards de dollars [64] ; un déficit commercial, qui bon an mal, se monte à plus de 500 milliards de dollars et qu’il faut compenser par l’arrivée de 500 milliards de dollars de capitaux (qui, en règle générale, ne sont pas gratuit [65]). Il n’est donc plus permis aux Américains de consommer à ce niveau. De même, les pays européens trop endettés se voient sanctionnés de la même peine : restreindre leur train de vie jugé trop élevé par les marchés financiers.
Bref, les soupapes ont été brutalement abaissées. Donc croire qu’on pourra se sauver au détriment des autres est une stratégie qui conduit non seulement l’Europe, mais également l’ensemble de la planète droit dans le mur.
Un autre argument fréquemment utilisé est que ce système profite aux consommateurs. Mais lesquels ? La libéralisation Libéralisation Action qui consiste à ouvrir un marché à la concurrence d’autres acteurs (étrangers ou autres) autrefois interdits d’accès à ce secteur. des secteurs des télécommunications, des transports, de l’énergie et de la poste, comme prévus par le sommet de mars 2000 [66], a entraîné leur privatisation et la fin d’une partie des services rendus. Dans la plupart des cas, les prix ont augmenté, contrairement à ce que les autorités communautaires ont prétendu.
En réalité, l’idéologie du marché, même dans sa version la plus sophistiquée ou la plus alléchante, recèle un sous-entendu : ce sont ceux qui ont des moyens, des revenus qui fixent le standard de la production et ceux qui ne les ont pas sont hors marché. En effet, la satisfaction optimale entre la demande et l’offre, selon la théorie libérale, suppose que ceux qui trouvent le prix trop élevé n’achètent pas et sont satisfaits de cette manière. Mais, quand il s’agit d’éléments essentiels à la vie quotidienne comme le logement, la nourriture, l’énergie, le transport, le téléphone…, cela signifie que les personnes qui n’ont pas suffisamment d’argent se retrouvent non ou mal approvisionnées et elles en sont satisfaites (selon la théorie).
De ce fait, la plupart des marchés de biens et services se divisent en trois créneaux.
Primo, les catégories fortunées qui peuvent se payer les meilleurs produits au meilleur coût. Pour eux, les banques gèrent leurs fortunes, les entreprises postales assurent des livraisons à domicile, les compagnies téléphoniques développent leurs réseaux internationaux… C’est la classe business dans les avions. C’est cher, mais ce n’est jamais qu’une petite fraction de leurs revenus qui est dépensée ainsi (ce qui représenterait un montant et une part énormes pour une famille moyenne).
Secundo, la majorité des salariés forment le second groupe d’acheteurs. Leur lot est le produit standardisé, non personnalisé. Les établissements financiers ne font plus que recueillir leurs dépôts, ils doivent faire le reste. Ils doivent chercher le point de vente des services postaux et parfois même leur courrier. Ils ne bénéficient nullement de réduction des tarifs. Dans l’alimentation, ils ont droit aux morceaux de viande et de fruits et légumes de second choix. C’est la classe économique pour les sociétés aéronautiques.
Enfin, tertio, il y a ceux qui ne peuvent même pas se permettre ces marchandises, car leurs revenus sont insuffisants. Ce sont les exclus : pas de carte de crédit, un logement insalubre (s’ils en ont), pas ou peu de vacances, une nourriture de bas de gamme… Mais, selon la théorie du marché, tout le monde est satisfait, car chacun paie ce qu’il a décidé de consacrer pour le bien ou service offert (même si cela signifie d’y renoncer). Voilà résumée la fameuse idéologie libérale censée apporter à tous confort et prospérité.
La politique européenne de l’emploi est, elle aussi, fondée sur des présupposés très peu explicités. Ils apparaissent nettement dans l’œuvre d’un des inspirateurs de cette stratégie, le professeur allemand en sciences politiques, Günther Schmid. Spécialisé dans les politiques du travail, celui-ci a fait partie de la commission Hartz en Allemagne pour réformer le marché de l’emploi (en 2002) ainsi qu’au Groupe de haut niveau sur l’emploi dirigé par Wim Kok (en 2003), chargé de réfléchir sur le processus de Lisbonne [67].
Günther Schmid utilise le terme de situation "transitionnelle" ou de marché "transitionnel" pour décrire les moments où les travailleurs sont sans emploi, en formation, en congé parental, etc. Il décrit cet état comme le passage nécessaire "entre un travail payé et des activités avantageuses non marchandes qui préservent et augmente l’employabilité futur" [68]. Il précise : "le plein emploi
Plein emploi
Situation d’une économie où tous ceux qui désirent travailler, dans les conditions de travail et de rémunération habituelles, trouvent un travail dans un délai raisonnable. Il existe un chômage d’environ 2 ou 3% de la population, correspondant aux personnes ayant quitté un travail pour en trouver un autre. On appelle cela le chômage frictionnel (chômage de transition ou chômage incompressible).
(En anglais : full employment)
n’est possible que si nous adaptons nos institutions et la gestion du marché de l’emploi à une conception réactualisée du terme de "plein emploi". Si nous entendons par "plein emploi", un travail en continu et à plein temps pour chacun - à raison de 8 heures par jour, 5 jours par semaine, 48 semaines par an et durant 45 ans de notre vie (probablement réservé aux hommes, car censés "nourrir leur famille"), alors le plein emploi est impossible. Si l’on s’en tient à cette définition, le plein emploi est un objectif non seulement utopique, mais démodé. Mais si nous abordons la question du "plein emploi" en partant du principe que - par exemple - le temps de travail moyen sera de 30 heures par semaine au cours de la vie des hommes et des femmes et que notre temps de travail effectif pourra varier par rapport à cette norme et ce, en fonction des conditions économiques et de circonstances données à des moments précis de notre existence, alors non seulement le plein emploi est possible, mais il peut constituer un objectif d’avenir qui correspond aux impératifs d’égalité des chances entre hommes et femmes et aux aspirations de nos jeunes générations" [69].
La citation ci-dessus est symptomatique. Elle déclare que l’emploi à plein temps à durée indéterminée n’est plus généralisable. Au nom de quoi ? Dans les travaux des sociologues, l’explication fondamentale disparaît mystérieusement. Il s’agit d’une donnée inébranlable, quasi naturelle ou même surnaturelle. Pourtant, il n’y a qu’une raison : on ne veut pas toucher à la compétitivité et à la rentabilité des entreprises. C’est sur cette base que le plein emploi traditionnel devient inatteignable. Renouveler le personnel et lui garantir les droits sociaux qu’il mérite n’est plus possible si l’on accepte ce monde de concurrence acharnée entre firmes multinationales. Mais doit-on s’y résoudre, quand on sait que cela nous conduit dans le mur, la crise et la guerre commerciale permanente ?
Même chose au niveau des considérations sexuelles. Günther Schmid prend subitement un accent égalitaire lorsqu’il aborde la question. Revendiquer un emploi plein temps à durée indéterminée est l’apanage des seuls salariés masculins. Quel machisme ! En outre, c’est corporatiste, puisque c’est protéger ceux qui ont déjà un poste au détriment de ceux qui en sont exclus. Les vilains !
Dans un récent article concluant que la forme "atypique" qui préserve l’emploi est le contrat à temps partiel, il explique que ce dernier, souvent "choisi" par les femmes, est dû à la répartition des tâches dans la famille [70]. Ce n’est pas faux. Mais, au lieu de prôner une meilleure distribution dans celles-ci comme condition à l’égalité entre sexes et d’introduire les facilités pour les mères dans les entreprises [71], il prétend que la seule manière de respecter le genre féminin est de le confiner dans l’emploi à temps partiel. De nouveau, on retrouve l’hypothèse non explicitée qu’il s’agit de ne pas ajouter le moindre frais aux firmes et que le rôle de ces dernières dans la discrimination féminine est de les enrôler pour des heures et souvent des salaires inférieurs. Comme par hasard, les sociétés ne se font pas prier comme on peut l’observer dans les tableaux 1, 3, 4, 5 et 6.
Il nous semble qu’il faille tourner le dos à cette Europe. Une véritable construction européenne au service des salariés et des populations devrait remettre en cause le dogme de l’impératif concurrentiel. C’est celui-ci - et celui sous-jacent de la recherche de la rentabilité maximale pour les dirigeants et les actionnaires des firmes - qui amène les plus grands dégâts sociaux : développement de la précarité, des "working poors" [72], des inégalités et, in fine, de la crise économique avec son cortège de faillites, de restructurations et de pertes de postes.
Au contraire, s’il y a moins d’activités économiques, la logique sociale voudrait qu’on diminue le temps de travail des salariés sans perte de revenus [73]. Cela veut dire aux frais des compagnies et donc de leurs dirigeants et actionnaires. Après tout, ce sont eux qui ont profité largement des années de croissance. Pourquoi seraient-ce aux travailleurs de payer et de financer la récession ? Il est clair qu’avec une telle mesure, il y a des compagnies qui auront du mal à s’en sortir, celles qui œuvrent actuellement sur le fil du rasoir. Mais ne pourrait-il y avoir une solidarité entre chefs d’entreprise sur ce point, les plus riches cotisant dans un fonds pour l’emploi pour aider les plus pauvres ? Aujourd’hui, la solidarité est utilisée pour demander, au sein de la population laborieuse, des fonds à ceux qui n’en ont pas beaucoup pour sauver ceux qui n’ont rien et, de ce fait, pour éviter de faire appel aux entreprises.
Et s’il faut intégrer les femmes dans le marché de l’emploi, on devrait adapter les structures organisationnelles des firmes pour que les salariées puissent s’épanouir sans discrimination aucune. Cela veut dire créer des crèches, sans doute par compagnie, adapter les horaires, accorder des congés parentaux similaires pour les deux membres de la famille en cas d’accouchement, etc.
Il y aurait sans doute aussi beaucoup à faire dans d’autres domaines : relever le niveau des salaires, tendre à une adaptation par le haut des normes sociales dans toute l’Europe, promouvoir et développer les services publics de sorte à assurer les besoins collectifs à tout le monde, de ce fait changer la fiscalité pour que les plus fortunés contribuent davantage et que les plus faibles soient effectivement exemptés… C’est toute la conception européenne qu’il faut radicalement transformer.
Il est clair qu’avec une telle perspective, on va buter sur les exigences des entreprises d’être compétitives et profitables et, en définitive, heurter le sacro-saint droit des patrons de décider des orientations de leurs firmes comme bon leur semble. C’est probablement qu’une nouvelle stratégie axée sur les besoins des travailleurs et des populations exige de sortir du capitalisme. Mais, à ce stade, aucune des demandes ci-dessus n’implique en soi une modification en profondeur du système économique. Il s’agit en premier lieu d’appliquer le principe mis en exergue par les syndicats européens de savoir qui devra payer la crise : les salariés ou les chefs d’entreprise et les actionnaires.
Conclusions
La Commission prend une mauvaise habitude de resservir les mêmes plats dans les mêmes assiettes. Elle a adopté cette attitude lors des référendums populaires qui ont rejeté les traités qu’elle avait difficilement négociés. On l’a vu pour le traité de Maastricht, voté de justesse en France, mais désavoué au Danemark. Pour le traité constitutionnel, il est passé sans débat en Espagne, il a été recalé en France et aux Pays-Bas. Même au Luxembourg, où le sentiment anti-européen n’est pas exacerbé, il a été adopté mais par une faible majorité. Cela n’empêche pas la Commission de revenir avec un texte assez proche, le traité de Lisbonne [74], qu’il ne soumet pas au consensus populaire sauf en Irlande (où la Constitution l’exige). Avec de nouveau un refus. Pas de problème : les autorités communautaires font revoter.
Avec le processus de Lisbonne, on se trouve dans le même cas de figure. Aucun objectif n’a été rempli et la situation sociale s’est dégradée. Cela n’empêche nullement la Commission de revenir avec des indicateurs similaires et des orientations quasi identiques à celles proposées il y a dix ans. On l’a vu, ceci ne repose sur aucune analyse sérieuse de ce qui a fonctionné ou de ce qui a échoué dans l’ancienne stratégie. Mais tel un malade atteint d’autisme, les responsables n’en reproposent pas moins de poursuivre l’aventure.
Mais pour nous emmener où ? Certainement pas vers l’Europe sociale que les syndicats appellent de leurs vœux, mais qui s’éloignent toujours un peu plus. Pas davantage vers l’Europe du progrès, sinon à restreindre celui-ci à uniquement ce qui profite aux dirigeants et actionnaires des firmes privées.
On peut donc craindre le pire. L’impératif de la compétitivité, placé sur un autel sacré telle une relique mystique, va conduire l’Union et l’ensemble du monde (vu le poids de l’économie européenne) dans une récession aggravée, une guerre commerciale sans merci et peut-être même des catastrophes encore plus terribles. Il s’agit donc de changer complètement d’optique [75] pour éviter que la nouvelle stratégie d’Europe 2020 ne devienne celle de l’Europe de la déchéance.
Annexe
Il y a chômage et chômage
Les statistiques ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être. Et les autorités européennes en usent et en abusent. Ainsi, il en va des données sur le chômage.
Évidemment, les responsables communautaires auront beau jeu d’affirmer que leurs chiffres reposent sur les règles statistiques établies par l’OIT. Pour établir les données sur l’emploi et le chômage, ce qui est publié sous le nom d’Enquête sur la force de travail (Labour Force Survey), ils précisent : "Les concepts et les définitions utilisés dans l’enquête sont fondés sur ceux contenus dans la "Recommandation de la 13e Conférence Internationale des Statisticiens du Travail", organisée en 1982 par l’Organisation Internationale du Travail
Organisation internationale du Travail
Ou OIT : Institution internationale, créée par le Traité de Versailles en 1919 et associée à l’ONU depuis 1946, dans le but de promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans le monde. Les États qui la composent y sont représentés par des délégués gouvernementaux, mais également - et sur un pied d’égalité - par des représentants des travailleurs et des employeurs. Elle regroupe actuellement 183 États membres et fonctionne à partir d’un secrétariat appelé Bureau international du travail (BIT). Elle a établi des règles minimales de travail décent comprenant : élimination du travail forcé, suppression du labeur des enfants (en dessous de 12 ans), liberté des pratiques syndicales, non-discrimination à l’embauche et dans le travail… Mais elle dispose de peu de moyens pour faire respecter ce qu’elle décide.
(En anglais : International Labour Organization, ILO)
(ci-après dénommée "directives de l’OIT")." [76]
Or, d’après celles-ci : "Les "personnes pourvues d’un emploi" comprennent toutes les personnes ayant dépassé un âge spécifié qui se trouvaient, durant une brève période de référence spécifiée telle qu’une semaine ou un jour, dans les catégories suivantes : a) emploi salarié (…) ; b) emploi non salarié (…). Dans la pratique, on peut interpréter la notion de "travail effectué au cours de la période de référence" comme étant un travail d’une durée d’une heure au moins." [77]
On peut comprendre que vis-à-vis de la multiplicité des pays, des situations très différentes avec une part non négligeable du travail informel dans le Sud, on arrive à ce genre de conclusions pour le monde. Mais, pour l’Europe, cela n’a guère de sens : celle ou celui qui ne travaille qu’une heure et qui éventuellement est rémunéré par ailleurs par les caisses de la sécurité sociale est fondamentalement un chômeur et un demandeur d’emploi, car elle ou il ne peut vivre de son court temps de labeur.
Cela signifie que les statistiques européennes du taux de chômage, imposées et adoptées par tous les Etats membres, évaluent systématiquement celui-ci à son niveau le plus bas. En réalité, il est beaucoup plus important.
Pour le montrer, nous avons repris le cas de la Belgique. D’un côté, nous avons les données officielles d’Eurostat, basées sur des salariés qui n’effectuent pas une heure de travail et qui sont à la recherche active de travail (car, sinon, ils sont dans les inactifs). De l’autre, nous disposons des chiffres de l’ONEm, Office national de l’emploi, l’organisme recensant les personnes qui dépendent des allocations pour survivre. Même pour ces dernières, nous pouvons distinguer ceux qui se retrouvent totalement sans activité et ceux qui se trouvent en temps partiel, en formation, en congé sabbatique, etc. Cela donne le graphique suivant qui montre l’évolution des trois notions de chômage (taux BIT pour ceux qui ne travaillent même pas une heure ; taux ONEm pour ceux qui sont inactifs et rémunérés ; taux total pour tous ceux qui émargent des allocations de chômage).
Evolution des différents taux de chômage en Belgique 1992-2009 (en %)
Source : Belgostat, Marché du travail, et ONEm, rapport annuel, 2009, p.153 : http://www.rva.be/D_stat/Jaarverslag/Jaarverslag_volledig/2009/Part_5.3_FR.pdf
L’écart est stupéfiant. Le taux BIT, fourni par Eurostat, se situe aux alentours des 8% ou 379.000 personnes en 2009. Le taux ONEm est quasiment le double (685.000 personnes) et celui plus général avoisine les 26% (1,3 million de personnes), soit plus d’un quart de la population active. L’évolution est sans doute assez parallèle. Mais elle témoigne aussi de divergences. En effet, le taux BIT était relativement élevé dans les années 90 pour se réduire fortement à la fin de la décennie. La crise de 2000-2001 l’a amené à remonter quelque peu. Entre 2005 et 2008, il y a une amélioration, chantée sur tous les tons par les autorités européennes. La nouvelle crise entraîne une dégradation prévisible, mais pas exagérée. Le taux ONEm a tendance à baisser sur le long terme. En revanche, l’indicateur global ne s’est réduit que durant les années 90. Depuis 2000, il est reparti clairement à la hausse. Manifestation sans doute des politiques d’activation des chômeurs. Seulement, l’évolution de la courbe indique aussi qu’avec celles-ci, le nombre total de gens vivant d’allocations ne diminue nullement. Que du contraire !