Une usine fermera dans le cadre de la reprise d’Opel par Magna : Anvers. En Flandre, c’est la consternation : 2.600 emplois directement, 5.000 si on compte les sous-traitants et fournisseurs. Dans tout le groupe européen de GM, il y aurait environ 11.000 pertes de postes. Fatalité systémique ?
L’été a touché à sa fin. Avec lui, se résolvent progressivement les deux grandes sagas qui ont secoué l’industrie automobile, particulièrement en Allemagne. La première est la bataille fratricide entre les deux familles qui contrôlent Porsche et qui voulaient s’approprier en même temps Volkswagen. La seconde est la vente de la division européenne de General Motors (GM), à savoir celle qui construit les Vauxhall et les Opel.
Ce n’est pas que les rebondissements ont été absents. Au contraire, ils se sont succédé au cours des semaines. D’abord, GM vend Opel à un consortium
Consortium
Collaboration temporaire entre plusieurs entreprises à un projet ou programme dans le but d’obtenir un résultat.
(en anglais : consortium)
dirigé par Magna. Ensuite, la direction américaine se rétracte, attend, fait monter les enchères. Se bousculent au portillon Fiat, le holding
Holding
Société financière qui possède des participations dans diverses firmes aux activités différentes.
(en anglais : holding)
américain RHJ, centré à Bruxelles et dont l’actionnaire
Actionnaire
Détenteur d’une action ou d’une part de capital au minimum. En fait, c’est un titre de propriété. L’actionnaire qui possède une majorité ou une quantité suffisante de parts de capital est en fait le véritable propriétaire de l’entreprise qui les émet.
(en anglais : shareholder)
principal est le groupe Ripplewood [1], le chinois Beijing Automotive Industry Holding (BAIC). Mais la multinationale
Multinationale
Entreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d’une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères.
(en anglais : multinational)
italienne n’apportant pas de fonds
Fonds
(de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
et le constructeur chinois arrivant un peu tard, ils sont rapidement éliminés de la liste.
Restent Magna et RHJ. L’opération aurait pu être conclue assez vite en faveur du premier. Seulement la proposition de l’équipementier canadien incorpore des partenaires russes (Sberbank [2]), concurrents de GM sur un marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
en pleine croissance
Croissance
Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
(enfin... quand il n’y a pas une crise mondiale). En outre, Magna fournit la firme de Detroit et participe, de ce fait, à la confection des véhicules. Comment pourrait-elle continuer cette collaboration, alors que sur certains marchés ils seraient rivaux ?
L’arrivée des Russes dans le projet inquiète Washington qui soutient l’ancien numéro un du secteur à bout de bras et de subsides. Mais également la Commission européenne. Günther Verheugen, commissaire aux Entreprises et à l’Industrie, déclare à cet effet : "Les seuls qui n’encourent qu’un risque relativement faible à participer à General Motors Europe sont les Russes. Ils vont gagner l’accès aux technologies les plus modernes et peuvent ensuite bâtir leur propre industrie automobile, apte à s’exporter. 35% du capital
Capital
Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
doit au final appartenir à chacun des deux gouvernements russe et américain, et 20% doivent revenir à un équipementier automobile, qui ne sera ensuite plus seulement un sous-traitant des constructeurs européens, mais désormais un concurrent." [3]
Au lieu d’une conclusion rapide, c’est la tergiversation. GM, avec l’introduction de nouvelles liquidités, se prend à rêver de garder Opel. Plusieurs membres du conseil d’administration insistent pour analyser cette possibilité. Mais KPMG qui réalise l’étude estime qu’il faudrait à GM un surplus de 6 milliards de dollars pour pouvoir mener l’opération à bien [4]. Il n’y a plus qu’à choisir Magna, puisque le gouvernement allemand conditionne l’octroi de 4,5 milliards d’euros [5] à la sélection du fournisseur canadien.
Le 10 septembre 2009, la direction de GM opte donc pour cette solution : GM vend 55% du capital Capital d’Opel au consortium Magna/Sberbank (selon une répartition probable de 27,5% chacun) ; 10% sont réservés aux salariés ; la multinationale américaine conserve 35% [6]. Les détails de la transaction doivent être finalisés normalement pour fin novembre [7]. Mais c’est sans compter la Commission européenne qui veut éventuellement remettre en cause le rachat, car celui-ci aurait contrevenu aux règles européennes de concurrence...
Qui est Magna et quels sont ses projets ?
Dans les griffes d’un super-magnat
La firme canadienne, dont le siège est installé à Aurora au nord de Toronto, a été créée à la fin des années 50 par un émigré autrichien, Frank Stronach (qui en est toujours le président du conseil d’administration depuis novembre 1971 [8]) et, comble de l’ironie, doit son succès grâce à un contrat obtenu de... GM pour des attaches pare-soleil. Magna s’engage alors dans une diversification géographique et sectorielle, investissant la plupart des segments de la production de composants : carrosserie, siège, toit, rétroviseur, transmission, système intérieur, électronique, etc. Cinquante ans plus tard, c’est une multinationale puissante de 247 usines établies dans 25 pays au chiffre d’affaires
Chiffre d’affaires
Montant total des ventes d’une firme sur les opérations concernant principalement les activités centrales de celle-ci (donc hors vente immobilière et financière pour des entreprises qui n’opèrent pas traditionnellement sur ces marchés).
(en anglais : revenues ou net sales)
de 24 milliards de dollars et pour laquelle, au 30 juin 2009, 70.700 salariés travaillaient [9]. Quatrième de son secteur d’équipementier automobile derrière Robert Bosch Johnson Controls et Denso, elle s’enorgueillit d’être la plus diversifiée.
Mais la firme ne s’arrête pas là. Elle tente de produire par elle-même des véhicules ou de participer aux expériences de fabrication en module, où des fournisseurs assemblent des ensembles dans l’usine du constructeur et où celui-ci se contente d’un montage final. Lorsque l’entrepreneur suisse Nicolas Hayek, sauveur de l’horlogerie de son pays, se lance dans l’industrie automobile, Magna est de la partie. Dans l’usine d’Hambach, près de Sarreguemines en Lorraine, où l’on sort des Smart, le fournisseur canadien est des huit sous-traitants qui s’occupent d’une section de l’assemblage, en l’occurrence la cellule de sécurité de la carrosserie. Les premières petites voitures de cette division de Mercedes sortent début 1998.
Forte de ce succès, Magna rachète la même année une majorité des actions de Steyr-Daimler-Puch AG. C’est une firme spécialisée depuis des années dans la production en petite série de modèles divers, appartenant à des constructeurs différents, souvent dans le haut de gamme. Ainsi, l’unité de Graz en Autriche monte des Aston Martin, des BMW, des Chrysler (notamment des jeeps), des Mercedes, des SAAB et des Porsche. Cela lui donne une situation unique dans le monde des véhicules.
Et c’est ce qui stimule l’optimisme de certains syndicalistes de l’usine Opel à Anvers. Ainsi, Rudi Kennes, délégué principal de la FGTB-métal, exprime son soulagement lorsque l’équipementier canadien est officiellement choisi par General Motors : "C’est une chance unique pour Anvers d’arriver à une solution négociée et de maintenir l’activité dans l’usine. Magna a toujours prétendu qu’il allait trouvé une solution pour l’usine d’Anvers. Les autres options mettaient Anvers en péril." [10] Il précise : "Anvers est très performant, mais en ce moment, le volume de voitures produites est trop bas. Magna assemble une série de produits de niche à la demande de différents constructeurs. L’avenir d’Anvers ne se trouve pas selon nous dans la production de masse, mais précisément dans cette flexibilité et ce savoir-faire ". [11] Transformer l’unité anversoise dans le style de celle de Graz fait partie des espoirs des travailleurs flamands.
Pourtant, le plan de reprise d’Opel par Magna est loin d’être sans dégâts sociaux. Sur les 50.000 travailleurs employés dans les différents sites européens, l’Allemagne devrait en perdre 4.100 (sur 25.000), 3.000 dans la production et 1.100 dans l’administration. L’usine d’assemblage de Bochum qui monte des Astra (comme actuellement Anvers) et des Zafira serait la plus affectée, mais sans fermer : 2.045 emplois supprimés [12]. L’Espagne devrait sacrifier environ 1.700 postes, à l’usine de Figueruelas près de Saragosse (sur 7.000 emplois), étant donné le projet de transférer une partie de la production des Corsa en Allemagne de l’Est (à Eisenach). L’Angleterre aurait finalement un poids moins lourd à supporter. Globalement, elle sacrifierait 600 travailleurs par départ naturel (sur un total de 4.700) : environ 400 pour l’usine d’Ellesmere Port (près de Liverpool) dont la production sera portée à 148.000 Astra au lieu de 112.000 en 2008 et 200 à Luton. L’usine d’Anvers serait, quant à elle, définitivement fermée, entraînant la mise au chômage des quelque 2.300 salariés qui y travaillent encore (les contrats des 200-300 intérimaires ont déjà été clôturés). Une solution qui entraînerait 5.000 pertes d’emploi dans la région anversoise, du fait de la sous-traitance
Sous-traitance
Segment amont de la filière de la production qui livre systématiquement à une même compagnie donneuse d’ordre et soumise à cette dernière en matière de détermination des prix, de la quantité et de la qualité fournie, ainsi que des délais de livraison.
(en anglais : subcontracting)
, selon les estimations de l’association patronale du métal Agoria [13]. L’unité de Strasbourg qui fabrique des transmissions se sépare de 199 personnes sur 1.200. Enfin, la Pologne attend toujours à quelle sauce elle va être mangée par l’accord. En tout, on arrive à une réduction des effectifs d’environ 11.000 personnes, soit plus d’un cinquième.
Beaucoup espèrent qu’avec un tel remède de cheval il sera possible d’assurer un redémarrage pour Opel. Magna et General Motors comptent dégager à nouveau un bénéfice de l’ensemble à partir de 2011 [14]. Siegfried Wolf a, par la suite, tempéré quelque peu cette ardeur en pronostiquant une firme bénéficiaire seulement pour 2015 [15].
Les perspectives de l’équipementier ne sont pourtant pas extraordinaires. Depuis 2000, il réalisait un profit aux alentours de 600 millions de dollars par an. C’est certes mieux que la plupart des sous-traitants nord-américains qui ont dû passer sous le chapitre 11 de la loi des faillites (qui permet à une firme de continuer ses activités, en bloquant le paiement de ses créanciers, mais en s’engageant à un vaste plan de restructuration) comme Delphi, Visteon, Lear, Federal Mogul, Dana ou Hayes Lemmerz. Mais c’est beaucoup moins bien que d’autres comme Johnson Controls qui a atteint un gain de 1,6 milliard de dollars en 2007 ou Denso qui a dépassé les 2 milliards cette même année, ou encore Robert Bosch qui a flirté avec les 4 milliards.
Sans compter que les résultats se sont nettement détériorés avec la crise économique. En 2008, la firme canadienne était à peine bénéficiaire. Depuis lors, les comptent plongent et, au 30 juin 2009, elle déclare une perte de 405 millions de dollars pour les six premiers mois de l’année [16]. Et le chiffre d’affaires a reculé d’environs de 45% par rapport à l’année précédente. Il faut préciser que Magna, malgré sa diversification, est très dépendante de quelques gros clients. Cinq d’entre eux se répartissent plus des trois quarts des commandes : General Motors (21,1%), BMW (18,7%), Ford (13,9%), Chrysler (12,1%) et Mercedes (9,9%) [17]. Il s’agit des constructeurs américains, très touchés par la baisse des ventes en Amérique du Nord et dont deux ont fait faillite (chapitre 11), et de deux spécialistes du haut de gamme, également très affectés par la crise et la hausse des prix de l’essence.
Reste que le fournisseur canadien dispose encore de 1,7 milliard de dollars de liquidités et peut tirer sur une ligne de crédit Ligne de crédit Possibilité pour un client d’une banque de pouvoir emprunter jusqu’à un certain montant fixé par l’accord de la ligne ; cela permet pour une entreprise de payer rapidement toutes les dépenses à court terme (factures, salaires, etc.). de 1,8 milliard de dollars [18]. Et son propriétaire-fondateur-président, Frank Stronach dispose d’une fortune personnelle de plus d’un milliard de dollars [19]. Les États européens devraient aussi apporter un crédit de 4,5 milliards d’euros dans une proportion qui n’est pas encore définie. Le gouvernement allemand, qui a déjà avancé 1,5 milliard de prêt d’urgence à Opel, avait mis comme condition à cette aide le choix de la reprise par le consortium Magna/Sberbank.
Cela va-t-il assurer la pérennité de l’entité ? Rien n’est moins sûr.
Pas la plus petite place pour garer son entreprise
Le problème est que Magna n’intervient pas sur un terrain vierge. Opel opère essentiellement en Europe, un marché structurellement saturé. Et, dans un environnement hautement compétitif, puisque, depuis près de trente ans, six constructeurs se partagent les ventes de voitures de petite et moyenne gamme : Volkswagen, Peugeot (PSA), Ford Europe, Renault, Fiat et GM Europe.
Sans d’énormes progressions des ventes et de la production. A la fin des années 80, les premières ont encore augmenté en Europe occidentale de 10,6 millions de voitures particulières [20] en 1985 à 13,5 millions en 1990. Ensuite, elles oscillent entre 12 et 15 millions pour arriver, en 2008, à 13,6 millions. Soit quasiment le même montant qu’en 1990. La principale avancée de la région est celle de l’Europe de l’Est, dont les ventes triplent de 1,5 million en 1995 à plus de 5 millions en 2008 [21].
De ce fait, la production suit un chemin parallèle. Dans les 15 pays occidentaux de l’Union européenne
Union Européenne
Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
, elle n’augmente guère. En 2008, elle se chiffre à 12,8 millions de voitures. Mais c’est le niveau de 1988, soit 20 ans auparavant. En revanche, l’assemblage réalisé à l’Est s’est développé de 430.000 automobiles en 1996 à plus de 2 millions en 2008. Même chose pour la Turquie : elle passe de 200.000 en 1996 à 622.000 en 2008.
Il en résulte des surcapacités structurelles. Dans le tableau suivant, nous avons essayé de les estimer. Pour ce faire, nous nous sommes limités à l’Union européenne et à la Turquie qui constitue une même zone de libre-échange [22]. Nous avons pris les unités d’assemblage de voitures particulières et de véhicules utilitaires légers. Il est évident que l’évaluation des capacités de production est quelque peu subjective. Elle est fondée sur les données fournies par les constructeurs eux-mêmes [23].
Tableau 1. Estimation des surcapacités dans l’industrie automobile de l’Union européenne et de la Turquie en 2008 (en millions de véhicules produits par an)
Capacité | Production | Surcapacité | Taux (en %) | |
---|---|---|---|---|
Volkswagen | 4,9 | 4,1 | 0,8 | 84,6 |
Peugeot | 3,3 | 2,5 | 0,8 | 76,4 |
Ford | 2,7 | 2,2 | 0,4 | 84,6 |
Renault | 2,6 | 1,8 | 0,8 | 70,3 |
Fiat | 2,5 | 1,6 | 0,9 | 63,4 |
GM Europe | 2,1 | 1,5 | 0,6 | 72,6 |
Daimler | 1,6 | 1,4 | 0,2 | 88,0 |
BMW | 1,3 | 1,2 | 0,1 | 91,7 |
Toyota | 0,8 | 0,7 | 0,1 | 83,1 |
Nissan | 0,6 | 0,5 | 0,1 | 88,4 |
Hyundai | 0,7 | 0,3 | 0,4 | 40,6 |
Suzuki | 0,3 | 0,3 | 0,0 | 95,0 |
Honda | 0,3 | 0,3 | 0,0 | 93,5 |
Tata | 0,4 | 0,3 | 0,1 | 67,0 |
Autres | 0,6 | 0,3 | 0,3 | 52,8 |
Total Europe | 24,7 | 19,1 | 5,6 | 77,4 |
Source : Constructeurs, différents rapports, CCFA, Revue de presse, JAMA, The Motor Industry of Japan 2009 (http://jama.org/library/pdf/brochures2009MIJReport.pdf), OSD (Fédération turque) Members (http://www.osd.org.tr/Uyetanit.htm) et OICA, Production statistics (http://oica.net/category/production-statistics/).
Note : Les capacités de production reprennent les estimations des constructeurs sur ce que leurs usines peuvent assembler en un an. La production est l’assemblage réellement réalisé. La différence donne la surcapacité. Le taux d’utilisation est le rapport entre la production et la capacité. Ce ratio évalue le pourcentage des capacités utilisées.
Ainsi, on peut considérer que le niveau des surcapacités en 2008 s’élève à environ 5,6 millions de voitures et que le taux d’utilisation des capacités se monte à environ 77,4%. Cela correspond aussi à ce qu’un centre de recherches comme PwC calcule. Celui-ci évalue le taux d’utilisation dans l’Union européenne à 76,6%.
Nous ne sommes guère étonnés par ce résultat. Déjà en 1993, lors de la précédente grande chute des ventes, les surcapacités pouvaient être chiffrées à 5 millions de voitures par an. Quand la production a repris, elles ont été abaissées à quelque 4 millions (ce qui correspond à un taux d’utilisation "normal" de 80% [24]). Une fois que la demande retombe à nouveau, elle remonte à plus de 5 millions.
Le problème des surcapacités est que l’équipement industriel coûte – ou plutôt a coûté - et ne produit pas, donc ne rapporte pas. Pour saturer au maximum cet outil, les constructeurs se livrent à une bataille des prix (à travers des rabais de plus en plus nombreux), qui s’est intensifiée depuis 2000. Et ceux qui ne disposent pas des coûts les plus bas se trouvent en difficulté, alors que les autres gagnent des parts de marché et, dans cette course à la compétitivité, construisent même de nouvelles usines. Dès lors, le niveau des surcapacités s’élève en l’absence de restructurations sévères ou de faillites.
Or, c’est ce qu’on constate, non seulement aux États-Unis, où la situation est devenue dramatique pour quasiment toute l’industrie nord-américaine domestique, mais également en Europe. L’agressivité commence avec le leader incontesté du marché depuis vingt ans, Volkswagen. Son ambition : devenir le numéro un mondial en 2018. Et, pour cela, il lui faut écouler 8 millions de véhicules dès 2010 [25], contre 6 millions en 2008. Dans ce cadre, il veut construire de nouvelles usines dans ce champ dévasté par la concurrence qu’est l’industrie automobile nord-américaine. Mais, en Europe aussi, il tient à être conquérant. Son fer de lance : Audi qui taille des croupières aux leaders du marché haut de gamme, Mercedes (Daimler) et BMW. Pour 2015, elle devra vendra 1,5 million de véhicules, selon son président Rupert Stadler, contre un million en 2008 [26]. 50% de plus.
La firme allemande n’est pas la seule dans ce genre de projet. Ainsi, Peugeot (PSA) formule des ambitions assez comparables. Pour 2015, le constructeur français devrait être la firme automobile la plus compétitive d’Europe. Avec à la clé 300.000 véhicules supplémentaires vendus par rapport à 2006 [27]. Fiat vise une part de marché de 10% en Europe contre 8,8% pour les neuf premiers mois de 2009. Sergio Marchionne, le PDG de la multinationale italienne, projette des ventes mondiales de 2,8 millions de véhicules pour les marques Fiat, Lancia et Alfa Romeo pour 2010, alors que celles-ci se situent à 2,2 millions en 2008 [28]. BMW aspire à vendre 1,8 million de voitures en 2012, alors qu’elle n’en délivre en 2008 que 1,4 million [29]. Et, en 2006, à peine intronisé président du groupe Renault, Carlos Ghosn lance l’objectif de vendre 800.000 véhicules supplémentaires pour 2009 [30]. Sans compter Toyota et Hyundai qui ont gagné entre 2000 et 2008 respectivement 2% et 1,5% de part de marché : Toyota est passé de 3,7% à 5,6% et Hyundai (avec sa filiale Kia) de 1,5% à 3,1% [31].
Une partie de ses plans et projections ont été abandonnés avec la crise économique. Il n’empêche. Ils sont à l’origine de création d’usines nouvelles et de rachat de petits constructeurs en perdition. Le tableau suivant montre les nouvelles installations d’assemblage depuis 2000 en Europe.
Tableau 2. Installation de nouvelles usines de 2000 à 2009 en Europe
Année | Usine | Pays | Firme | Capacité |
---|---|---|---|---|
2001 | Onnaing | France | Toyota | 270.000 |
2005 | Leipzig | Allemagne | BMW | 150.000 |
2005 | Kolin | Tchéquie | PSA/Toyota | 300.000 |
2006 | Trnava | Slovaquie | PSA | 300.000 |
2007 | Zilina | Slovaquie | Kia | 300.000 |
2008 | Dacia | Roumanie | Renault | 115.000 |
2009 | Nosovice | Tchéquie | Hyundai | 300.000 |
2009 | Craïova | Roumanie | Ford | 300.000 |
2012 | Kecskemet | Hongrie | Daimler | 100.000 |
Total | 2.135.000 |
Source : Coupures de presse ou annonce des constructeurs.
On constate que les capacités ont augmenté d’un peu plus de deux millions de voitures (et devront encore légèrement s’élever en 2012). Ceci, sans compter les hausses introduites sur des usines existantes comme celles pour Skoda, pour Audi (deux marques de Volkswagen) et celles opérées en Turquie. On peut estimer ces suppléments à environ un million d’automobiles par an. A côté de cela et on peut ajouter à cause de cela, des fermetures ou des baisses d’activités ont été décidées comme celles qu’ont connues les usines d’Opel à Anvers ou de Volkswagen à Forest. Chaque constructeur se dit qu’il peut ajouter une unité de production et que ce sera son concurrent qui devra en supprimer une. C’est ce qu’on appelle de la "destruction créatrice". En réalité, c’est de l’anarchie au plus haut niveau et ce sont les salariés des usines liquidées qui en font les frais.
C’est dans ce contexte qu’intervient la crise économique. Il est très difficile d’en connaître les effets exacts. Plusieurs États ont adopté, en 2009, une "prime à la casse" (c’est-à-dire une aide publique à l’achat d’une nouvelle voiture et à la mise au rebut de son véhicule ancien et âgé, voir ci-dessous, section 4). Cela dope les ventes... jusqu’au moment où la subvention s’arrête. Ainsi, en Europe [32], les ventes ont diminué de 6,6% pour les neuf premiers mois de l’année. Mais, en Allemagne qui a accordé une grosse prime, elles ont gagné, durant la même période, 26,1%. Et en France, deuxième grand partisan de ce système, elles ont pris 2,6%. Sans celles-ci, la réduction du marché aurait pu se chiffrer à un quart ou même à un tiers de l’année passée.
Dans ces conditions, la bataille fait rage. Sergio Marchionne avance qu’une entreprise automobile doit viser la production de plus de cinq millions de véhicules par an pour dégager un bénéfice. A son avis, seules six firmes au niveau mondial pourront y parvenir [33]. On comprend son acharnement à racheter Chrysler puis à jeter son dévolu sur Opel.
Mais c’est un avis partagé. Ivan Hodac, secrétaire général de l’Association des constructeurs automobiles européens (ACEA), présente une analyse similaire : "La crise va accélérer la consolidation. D’ici 2010, 7 à 8 acteurs régneront sur un marché mondial ". Et George Dieng, analyste chez Natixis, d’ajouter : "Tout le monde veut grandir, mais personne n’est prêt à s’effacer… ". [34] De quoi attiser les tensions. Comme le conclut Stuart Pearson, économiste au Crédit Suisse à Londres : "Trop de joueurs et trop de capacités sont une recette pour une destruction de valeur" [35].
La lente dégringolade de General Motors Europe
Dans cette lutte impitoyable, General Motors Europe n’est pas en très bonne position. Elle perd continuellement des parts sur le marché européen depuis 1995, alors que celui-ci ne croît pratiquement pas. Le graphique 1 montre l’évolution parallèle des ventes stagnantes en Europe et de la baisse des parts d’Opel.
Graphique 1. Évolution des ventes automobiles en Europe occidentale (en millions de voitures particulières ; axe de gauche) et de la part d’Opel dans ces ventes 1990-2008 (en % ; axe de droite)
Source : ACEA, New Passenger Car Registrations by Manufacturer, différentes années : http://www.acea.be/images/uploads/files/20090728_06_PC_90-09_By_Manuf_W_Europe.xls.
Note : L’Europe occidentale est composée des pays de l’Union européenne et des trois autres États occidentaux (Islande, Norvège et Suisse). Nous n’avons pas repris les pays de l’est, car nous ne disposons pas des données des ventes depuis 1990.
Les ventes de voitures particulières se montent à 13,5 millions au début des années 90. Une première fois, elles chutent en 1993 de 16,6% pour atteindre 11,3 millions. Elles reprennent progressivement par la suite et parviennent à leur sommet en 1999 avec 15,1 millions d’automobiles écoulés. Jusqu’en 2007, elles restent à ce stade, puis connaissent une nouvelle descente de 8,3% en 2008 (qui sera suivie sans doute par une baisse en 2009 et peut-être en 2010, avec la fin de la prime à la casse).
En 1990, la part de marché de GM Europe s’élève à 11,5% (12% en ajoutant Saab dans laquelle elle a pris une participation majoritaire). Elle progresse en 1993 à 12,6% et demeure à ce niveau jusqu’en 1995. De 1992 à 1994, Opel est la seconde firme sur le vieux continent, derrière Volkswagen. En 1995, elle se fait doubler par Ford. Prélude à un long et permanent déclin. En 2008, l’entreprise qui assemble les Opel et les Vauxhall ne détient plus que 7,9% du marché européen, auxquels s’ajoutent 0,5% pour Saab [36] et 1% pour Chevrolet, la marque bas de gamme de GM aux Etats-Unis [37]. Sur les neuf premiers mois, cette part diminue encore à 7,6% (et 9,1% avec Saab et Chevrolet).
En Allemagne, patrie d’origine d’Opel [38], elle est divisée par deux en quinze ans, de 17 à 8,4%. Aujourd’hui, la firme pointe seulement à la quatrième place du classement, non seulement derrière Volkswagen, mais également après des entreprises de haut de gamme comme Mercedes et BMW [39]. Les véhicules de GM ne sont guère à l’honneur. Elles ne remportent le tire de voiture de l’année en Europe qu’à trois reprises depuis 1985 : en 1985 avec l’Opel Kadett, un an plus tard avec la première version de l’Opel Omega et, enfin, en 2009 avec l’Opel Insignia destinées à remplacer la Vectra [40].
Si la situation est encore acceptable dans les années 90 sur le plan financier, elle se dégrade la décennie suivante. Malgré la chute des ventes, GM Europe réalise un profit opérationnel [41] d’environ un milliard et demi de dollars en 1991, 1992 et 1994 et encore un milliard en 1993, en pleine crise européenne. Mais cela ne dure pas. En 1997, la filiale du constructeur américain annonce une première perte de 17 millions d’euros. A partir de 2000, comme le montre le tableau suivant, ce ne sont que de montants négatifs qui culminent en 2008 à 2,8 milliards de dollars.
Tableau 3. Évolution du profit opérationnel de GM Europe 2000-2008 (en milliards de dollars)
2000 | 2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 | 2007 | 2008 | |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
GM Europe | -676 | -765 | -1.011 | -504 | -976 | -1.177 | -225 | -524 | -2.798 |
Source : GM, Rapports annuels, différentes années.
En neuf ans (de 2000 à 2008), GM Europe accumule 8,7 milliards de dollars de pertes. Ce n’est pas le bilan d’une société florissante.
Les profits sont rognés par des coûts relativement élevés dans ces usines centrées sur l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Espagne. Certes, elle a une unité en Pologne. Mais la production 2008 basée sur des pays à coûts salariaux peu élevés (Europe de l’Est, Portugal et Turquie) représente 20,8% du total européen contre 42,9% pour Fiat, 40,4% pour Renault ou 31,8% pour Volkswagen (sans Audi).
Ford Europe a une proportion encore plus faible : 11,2%. Mais elle concentre son assemblage sur six grandes usines (Genk, Cologne, Sarrelouis, Valence, Southampton et Kocaeli en Turquie), là où il en faut neuf à GM Europe pour une capacité similaire de 2,1 millions de voitures par an. Il en résulte des surcapacités structurelles, comme le présente le tableau 4.
Tableau 4. Estimation des surcapacités de GM dans l’Union européenne et en Turquie en 2008 (en véhicules produits par an)
Site | Pays | Capacités | Production | Emploi | Modèle | |
---|---|---|---|---|---|---|
1 | Anvers | Belgique | 155.000 | 132.426 | 2.584 | Astra |
2 | Bochum | Allemagne | 320.000 | 205.079 | 5.170 | Astra, Zafira |
3 | Eisenach | Allemagne | 170.000 | 156.972 | 1.800 | Corsa |
4 | Rüsselsheim | Allemagne | 270.000 | 120.014 | 3.200 | Insignia, Signum |
5 | Saragosse | Espagne | 500.000 | 427.055 | 7.001 | Corsa, Mariva, Combo |
6 | Gliwice | Pologne | 180.000 | 171.551 | 3.582 | Agila, Astra, Zafira |
7 | Varsovie (FSO) | Pologne | 250.000 | 149.973 | 2.500 | Chevrolet Aveo |
8 | Ellesmere Port | Grande-Bretagne | 150.000 | 111.677 | 2.200 | Astra |
9 | Luton | Grande-Bretagne | 124.000 | 62.902 | 1.500 | Vivaro |
Batilly (Heuliez) | France | 10.000 | 8.840 | |||
Total | 2.129.000 | 1.546.489 | 29.537 |
Source : GM in Europe, Facts and Figures, mars 2009 (http://www.gm.com/europe/corporate/download/GM_factandfigures_2009_low.pdf),
CCFA, Revue de presse et OICA, Production statistics (http://oica.net/category/production-statistics/
En 2008, elles se montent à quelque 600.000 véhicules par an, soit l’équivalent de deux bonnes usines d’assemblage. En réalité, depuis des années, le niveau des capacités s’élève à environ 2,2 millions de voitures. Il a été quelque peu réduit avec la fermeture de l’usine d’Azambuja au Portugal en 2006 qui pouvait produire jusqu’à 100.000 automobiles par an. A ce moment, la production se situe encore à 1,8 million d’unités. Mais, avec la crise, elle descend à 1,5 million et n’est pas prête de se redresser de si tôt.
Le site d’Anvers subit, lui aussi, le lent déclin de la firme. Assemblant depuis les années 80 Astra et Vectra sur deux lignes suivant un modèle flexible de trois équipes se succédant toutes les dix heures, il passe soudain à un système monoproduit en 2001 avec le transfert de la Vectra vers Ellesmere Port. Fin 2006, la production est réduite de moitié, les effectifs suivant ce même schéma. De cette façon, l’emploi glisse progressivement vers le bas : 10.000 salariés en 1990, 7.500 en 1994, 5.700 en 2000 et 2.300 actuellement. Mais cette pente est partagée par tout le groupe. En Allemagne, le personnel a diminué de 46.000 en 1996 à 26.000 fin 2008. GM Europe a vu ses travailleurs passer de 111.000 en 1996 à 66.000 en 2001, 55.000 en 2008 et 50.000 à l’heure actuelle (avant une nouvelle saignée annoncée de 11.000 emplois).
A la mi-février 2009, la direction américaine de General Motors présente un plan drastique intitulé "Projet Renaissance". Elle veut réduire les coûts de ses unités européennes de 1,2 milliard de dollars (environ 900 millions d’euros) [42]. Pour y parvenir, elle se séparerait de quatre usines d’assemblage. Trois seraient fermées : Anvers, Ellesmere Port et un site en Allemagne [43]. Saab serait cédée, avec son entité de Torslanda. Enfin, on parle aussi de la vente de l’usine d’Eisenach.
Au salon automobile de Genève, début mars, Carl-Peter Forster, président de General Motors Europe, arrive avec une autre perspective : la maison mère de Detroit accepte de céder sa filiale européenne, tout en restant actionnaire minoritaire. C’est la fin d’une domination qui remontait à 1925 pour Vauxhall et à 1929 pour Opel. En même temps, Forster plaide pour une aide d’urgence de la part des Etats, n’ayant pas peur d’user et d’abuser du chantage à l’emploi. "Tout le monde doit donner pour que certaines usines ne soient pas fermées", déclare-t-il à la presse [44].
C’est dans ce cadre que Magna a obtenu le contrat. Mais que peut-il faire ? Les problèmes de GM Europe sont importants en matière de coûts et de conception du produit. Le contexte des surcapacités structurelles est quasi insurmontable, comme nous l’avons expliqué.
En outre, la firme canadienne n’a que très peu d’expériences dans le développement et la fabrication d’automobiles. Sa seule tentative pour élaborer une voiture par ses propres moyens date de 1989. Elle a dépensé 8 millions de dollars pour créer la Torrero, un puissant engin qui pouvait être vendu à 200.000 dollars... sauf qu’aucun constructeur n’a voulu s’associer pour se lancer dans cette aventure [45]. Elle devra s’appuyer sur les équipes d’Opel, mais celles-ci ont été dépossédées de leur droit de propriété intellectuelle
Propriété intellectuelle
Ensemble des droits exclusifs accordés sur les créations intellectuelles liées à un auteur, dont un acteur économique (souvent une entreprise) se fait le représentant.
(en anglais : intellectual property)
par l’ancienne maison mère de Detroit. L’oiseau peut voler, mais on lui a coupé les ailes. "Ils vont avoir des problèmes, avec les 2 millions de véhicules de GM Europe à produire alors que ce n’est pas leur activité principale. Et ils vont avoir des problèmes avec leurs clients constructeurs" qui pourraient annuler leurs contrats, explique Frank Schwope, analyste chez NordLB [46].
Magna a, comme nous l’avons souligné, 1,7 milliard de dollars de liquidités. Mais qu’est-ce que c’est à côté de la trentaine de milliards que possède, par exemple, Toyota ? Ou les 20 milliards de Ford Auto [47] ? Fred Irwin, le président de la société fiduciaire en charge de la vente d’Opel, précise qu’à la mi-janvier 2010 la filiale européenne sera à court de liquidités : les caisses sont vides ; elles devront impérativement être renflouées [48].
Et ce n’est pas le partenaire russe qui va pouvoir compenser le solde. GAZ (usine automobile de Gorky [49]), qui est associé à la Sberbank et qui produit les Volga, est lourdement endettée. Elle appartient à l’oligarque Oleg Deripaska, un proche de Vladimir Poutine. Celui-ci est un des hommes les plus riches de Russie. Mais, avec la crise, sa fortune est passée subitement de 40 à 4,9 milliards de dollars. Depuis lors, il cède petit à petit ses actifs. En octobre 2008, il vendait sa participation de 20% dans Magna. Fin avril 2009, il se débarrassait des 25% qu’il avait dans l’entreprise autrichienne de construction Strabag. Et, à la même époque, il a vendu la filiale britannique de GAZ, LDV, en faillite, au distributeur automobile malaisien Weststar [50]. En 2008, le producteur de la Volga a consenti à une perte de 330 millions de dollars [51]. Selon les analystes, le passif de GAZ s’élèverait aujourd’hui à un milliard d’euros [52].
Face à un effondrement du marché russe, GAZ s’est séparé de 7.000 de ses 100.000 salariés durant l’été. Jusqu’à la fin de l’année, il a planifié 14.000 nouvelles pertes d’emploi [53]. Ce n’est pas non plus l’indice d’un constructeur en santé florissante.
Il est probable aussi que Magna ressente une baisse de ses activités du fait que, comme le note ci-dessus Frank Schwope, certains constructeurs refuseront dorénavant de commander des composants au fournisseur canadien, car souvent cela signifie une participation au développement de la voiture. Si Ford a déclaré qu’elle n’y voyait aucun inconvénient, ce n’est pas le cas de Volkswagen, de Mercedes et de BMW, qui représentent au moins un quart des clients. Martin Winterkorn, le patron de VW, a déjà précisé qu’il allait revoir ses contrats avec Magna. "Personne ne veut tout simplement transmettre de l’information à la concurrence", a-t-il argumenté. " On peut facilement trouver d’autres fournisseurs", a complété Ferdinand Piëch, président du conseil de surveillance de Volkswagen [54]. Il ajoute encore : "En tant qu’entreprise, nous n’aimons pas qu’un sous-traitant devienne un concurrent" [55].
Frank Stronach a promis une séparation totale entre les affaires de Magna et celles d’Opel et la création de deux structures indépendantes pour répondre aux soupçons des constructeurs [56]. Mais cela ne convainc guère ceux-ci. Le chef de la production de BMW, Frank-Peter Arndt, avertit : "si nous constatons un conflit d’intérêts
Intérêts
Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
, nous réagirons" [57]. Lire donc : on ne fera plus appel à l’équipementier canadien. Ce qui peut lui poser de graves problèmes financiers.
En définitive, bon nombre de spécialistes s’interrogent sur la capacité des repreneurs d’Opel à rendre cette firme quelque peu malade en un instrument compétitif et rentable. Ainsi, Stefan Bratzel, chef du Center of Automotive Research Institute à Bergisch-Gladbach en Allemagne, indique : "Quiconque croit aujourd’hui que Magna sera le sauveur d’Opel risque de se tromper lourdement" [58]. Pour être à la hauteur, explique-t-il, il faudrait que l’ancienne GM Europe fournisse quatre millions de véhicules, alors que d’autre part la firme doit réduire ses coûts. Même son de cloche pessimiste chez Frank Schwope : "Les repreneurs vont tout tenter, et puis échouer, et Opel fera faillite dans deux ou trois ans " [59]. Vic Heylen, conseiller de la Commission européenne pour l’automobile, et Dirk Pfeil, expert en faillites, s’inquiètent notamment du manque de capital de la nouvelle entreprise. Selon eux, le droit allemand pourrait lui imposer une liquidation en 2010 ou en 2011 (sauf s’il y a une "exception Opel") [60].
PricewaterhouseCoopers, qui a réalisé, à la demande du gouvernement allemand, une étude sur la viabilité du projet de reprise par Magna, estime que certaines parties des plans de Magna courent un "risque exceptionnel d’échec". Il ajoute que le concept d’assainissement d’Opel n’est "pas particulièrement robuste" [61]. L’exemple récent de Tata Motors, rachetant en juin 2008 pour 2,2 milliards de dollars les filiales de Ford Jaguar et Land Rover, n’est pas très rassurant. Pensant avoir fait une bonne affaire, le constructeur indien s’est retrouvé en 2008 avec une perte de 1,3 milliard de dollars, un résultat imputable pour moitié au moins à la nouvelle acquisition. En outre, avec les normes européennes d’émission, il doit dépenser plus d’un milliard de dollars en recherche et développement de sorte à y adapter les Jaguar et Land Rover, avides en carburant [62].
La prime à l’automobile : ça passe ou ça casse
Il ne faut pas oublier que le marché européen est actuellement dopé par une mesure prise au début de 2009 par plusieurs gouvernements : la prime à la casse. Il s’agit d’accorder une subvention par véhicule acheté en remplacement d’un autre plus ancien mis au rebut. Le montant des aides et l’âge des voitures reprises dépendent d’Etat à Etat. Le tableau suivant récapitule les mesures adoptées par les pays membres de l’Union, ainsi que l’estimation du coût assumé par les budgets nationaux (quand une telle évaluation existe).
Tableau 5. Principales primes à la casse décidées en Union européenne
Pays | Prime (en €) | Age véhicule repris | Durée | Coût Etat (en millions €) |
---|---|---|---|---|
Allemagne | 2.500 | plus de 9 ans | 14/01/09-31/12/09 | 5.000 |
Autriche | 1.500 | plus de 13 ans | 01/04/09-31/12/09 | 45 |
Chypre | 675-1.750 | |||
Espagne | 2.000 | plus de 10 ans | 01/12/08-01/10/10 | |
France | 1.000 | plus de 10 ans | 04/12/08-31/12/09 | 220 |
700 | 01/01/10-30/06/10 | |||
500 | 01/07/10-31/12/10 | |||
Grande-Bretagne | 2.273 | plus de 10 ans | 01/05/09-28/02/10 | 341 |
Italie | 1.500-5.000 | plus de 9 ans | 07/02/09-31/12/09 | |
Luxembourg | 1.500-1.750 | plus de 10 ans | 22/01/09-01/10/10 | |
Pays-Bas | 750-1.000 | plus de 13 ans | 2009-2010 | |
Portugal | 1.000 | plus de 10 ans | 01/01/09-31/12/09 | |
Roumanie | 900 | plus de 10 ans | 01/02/09-31/12/09 | |
Slovaquie | 2.000 | plus de 10 ans | 06/04/09-31/12/09 | |
1.250 | plus de 15 ans> | 01/01/09-31/12/10 |
Source : ACEA, Vehicle Scrapping Schemes in the European Union, 26 août 2009 : http://www.acea.be/images/uploads/files/20090826_Fleet_renewal_schemes.pdf.
Douze pays se sont engagés dans cette procédure. L’effet peut être différent, mais là où il a été pris en main par le gouvernement avec de gros investissements il a eu un effet de relèvement des ventes.
Dans le tableau suivant, on peut montrer cet impact. On a repris l’évolution des ventes en un an en 2008 et sur les neuf premiers mois de 2009. Entre les deux, dans la colonne 2009 avant prime, nous avons été chercher la baisse du marché sur les premiers mois de 2009, avant que l’effet de la prime intervienne.
Tableau 6. Hausse (ou baisse) des ventes de voitures particulières sur le marché européen par pays par rapport à l’année précédente (en %)
2008 | 2009 avant prime | 2009 (neuf mois) | |
---|---|---|---|
Allemagne | -1,8 | -14,2 | 26,1 |
Autriche | -1,5 | -12,9 | 6,7 |
Espagne | -28,1 | - | -28,6 |
France | -0,7 | - | 2,4 |
Grande-Bretagne | -11,3 | -27,9 | -15,5 |
Italie | -13,4 | -32,6 | -5,9 |
Luxembourg | 2 | -19,6 | -11,6 |
Pays-Bas | -1,1 | - | -24,8 |
Portugal | 5,7 | - | -30,4 |
Roumanie | -8,7 | -53,2 | -61,2 |
Slovaquie | 17,3 | -18,5 | 19,7 |
Union européenne | -7,9 | -26,9 | -6,4 |
Source : ACEA, Monthly Vehicle Registrations, différents mois : http://www.acea.be/index.php/news/news_detail/press_releases_monthly_provisional_vehicle_registrations/.
Note : Pour la colonne 2009 avant prime, nous avons pris l’état du marché avant la mise en place de cette prime, soit en janvier pour l’Allemagne, l’Italie, le Luxembourg et la Roumanie, au 1er trimestre pour l’Autriche et la Slovaquie, jusqu’en avril pour la Grande-Bretagne ; les autres pays ont commencé leur aide au plus tard au 1er janvier 2009 ; pour l’Union européenne, on a pris le pire chiffre de baisse des ventes, soit celui de janvier.
On observe que, dans la plupart des cas, la mesure a eu des effets positifs sur les ventes. Le cas le plus emblématique est celui de l’Allemagne. Le marché était en baisse en 2008. Celle-ci s’accélère même en janvier, avant que le gouvernement d’Angela Merkel annonce qu’elle adopte cette mesure dotée d’un budget de 5 milliards d’euros. A partir de ce moment, les clients affluent et, sur neuf mois, les ventes ont progressé de 26,1%. Un retournement total de situation.
Martin Winterkom, président de Volkswagen, en détaille l’impact : "Alors que l’on avait prévu que le marché allemand atteindrait quelque 2,75 millions d’unités, on devrait plutôt finir l’année à 3,5 millions de véhicules, soit une amélioration de la prévision de 800.000 à 1 million de véhicules. Sans la prime, quelque 50 à 60 % des clients n’auraient pas commandé de voiture " [63]. En 2008, 3 millions de voitures ont été écoulées, un chiffre qui a été atteint dès septembre 2009. Et le budget des 5 milliards d’euros a été épuisé en huit mois seulement.
En Autriche et en France, l’effet a été identique. Dans l’hexagone, elle a permis en huit mois d’acheter 330.000 automobiles supplémentaires (sur un total de 1,4 million de voitures vendues de janvier à août 2009) [64]. Mais on peut remarquer des effets aussi importants pour d’autres pays. Ainsi, la Grande-Bretagne voit ses ventes diminuer 27,9% sur les quatre premiers mois. La prime permet de limiter la baisse sur neuf mois à 15,5%. Même chose en Italie ou en Slovaquie. Il n’y a qu’en Espagne, aux Pays-Bas, au Portugal et en Roumanie que la mesure n’a pas été suivie de hausse ou de redressement du marché.
Maintenant, la prime ne fait que déplacer le problème. Elle pousse les ventes aujourd’hui. Mais c’est anticipé un mouvement qui devait de toute façon se passer. Dès lors, lorsque la disposition budgétaire s’arrête, les achats risquent de baisser fortement, puisqu’ils ne sont plus soutenus par une subvention. Ferdinand Dudenhoeffer, directeur au Center for Automotive Research à l’université de Duisbourg-Essen, estime qu’en 2010 le marché européen pourrait chuter de 10% et celui de l’Allemagne de 29% [65]. Une crainte partagée par la Banque centrale
Banque centrale
Organe bancaire, qui peut être public, privé ou mixte et qui organise trois missions essentiellement : il gère la politique monétaire d’un pays (parfois seul, parfois sous l’autorité du ministère des Finances) ; il administre les réserves d’or et de devises du pays ; et il est le prêteur en dernier ressort pour les banques commerciales. Pour les États-Unis, la banque centrale est la Federal Reserve (ou FED) ; pour la zone euro, c’est la Banque centrale européenne (ou BCE).
(en anglais : central bank ou reserve bank ou encore monetary authority).
européenne. Celle-ci estime, en effet : "L’impact positif (de ces dispositifs) sur l’activité de l’ensemble de la zone euro va probablement être limité en 2009 et devenir négatif en 2010" [66].
Ainsi, les prévisionnistes de Global Insight estiment à 25% la chute des ventes automobiles en Allemagne en 2010, comme suite à la fin de la prime à la casse [67]. Aux Etats-Unis, une subvention importante, de plus de 3.000 dollars sur chaque véhicule, a rétabli momentanément le marché durant l’été. Mais, une fois que l’enveloppe budgétaire allouée de quatre milliards de dollars a été épuisée en septembre, les immatriculations ont replongé de 27,4% sur base annuelle [68].
Or, Opel est un des principaux bénéficiaires de la prime, notamment en Allemagne. Pour assurer la production des Corsa, les usines de Saragosse et d’Eisenach ont commencé à tourner à plein régime. Les périodes de chômage économique ont été supprimées. Mais qu’adviendra-t-il à la fin des subventions ? Une Opel sans aide pourra-t-elle subsister ? Stefan Bratzel pense que la firme sera une de celles qui souffrira le plus de la fin des primes [69].
L’ouverture des marchés, version Detroit
Le grand projet industriel de Magna est d’orienter Opel vers le marché russe appelé à croître fortement ces prochaines années. Avec ses partenaires de la Sberbank et de GAZ, Frank Stronach pense avoir une bonne opportunité de le faire. German Gref, président de Sberbank et ancien ministre du Commerce et du Développement économique, ajoute que c’est une occasion en or pour relancer l’industrie automobile du pays à "un faible coût sans précédent". "En tant que banque, nous sommes intéressés par le fait que l’acquisition de cette entreprise puisse aider à restructurer l’industrie automobile de la Fédération de Russie" [70]. GAZ prévoit d’assembler bientôt 180.000 Opel par an sur ses chaînes [71].
En même temps, l’incursion en Europe orientale serait un premier pas pour pénétrer les immenses marchés indien et chinois, extrêmement porteurs. Et le patron de Magna a émis sa ferme intention de produire au Canada où se trouve son siège social. "Nous voulons construire des voitures Opel au Canada", a-t-il affirmé d’autorité [72]. Il ajoute : "Le Canada doit avoir sa propre compagnie nationale... une véritable industrie automobile canadienne" [73].
Quel beau programme ! Malheureusement inapplicable, parce que la direction de Detroit ne voulait se mettre un nouveau concurrent dans les pattes dans les pays qu’elle ciblait elle-même. Ainsi, en Russie, General Motors est en seconde position derrière Avtovaz, qui produit les Lada, mais qui est quasiment en faillite, avec une part de 15,2% (dont 3% pour les voitures Opel). Pas question d’empiéter sur ces plates-bandes.
D’emblée, le négociateur au nom de General Motors, John Smith, PDG du constructeur de 1992 à 2000, puis encore président jusqu’en 2003, précise : "A propos de l’offre de Magna, qui est clairement favorisée par plusieurs élus (allemands) et les syndicats, l’offre qui nous a été présentée diffère des négociations que nous avons eues les précédentes semaines et contient des éléments concernant les brevets et nos activités en Russie qui ne pourraient tout simplement pas être appliqués" [74].
Dans l’accord final, il devrait être spécifié qu’Opel ne pourrait pas écouler ses produits au Canada avant octobre 2010 et en Chine avant 2015, du moins pour les modèles que General Motors pourrait elle-même proposer. En ce qui concerne les Etats-Unis et la Corée, c’est même une interdiction totale et sans précision d’échéance [75]. Bonjour la libre concurrence !
Et la Russie ? L’usine de Saint-Pétersbourg, qui assemble aujourd’hui des Opel Antara (une voiture de sport) et des Chevrolet Captiva, fait partie du lot des repreneurs. Difficile de mettre des barrières à la pénétration d’Opel dans le pays.
En revanche, la maison mère pourrait imposer des droits de propriété sur l’utilisation des brevets de conception et de développement des voitures. En réalité, ceci a été centralisé en 2005, malgré l’existence du centre de Rüsselsheim en Europe qui est responsable de l’élaboration pour le groupe de plates-formes de certains modèles comme l’Opel Astra et la Chevrolet Cruze ou Orlando. Maintenant, cela fonctionne sous l’égide de Global Technology Organization (GTO), auquel les filiales doivent des droits de propriété intellectuelle. Ce qui n’est pas sans fâcher les salariés allemands, puisque la filiale européenne peut devoir payer des royalties pour des brevets qui ont été mis au point sur le vieux continent.
L’accord avec Magna contient donc un volumineux document de 500 pages détaillant toutes les possibilités de paiement des droits et d’utilisation de la technologie, propriété de la maison mère à Detroit [76]. Selon celui-ci, notamment, le repreneur devrait verser des indemnités de 5% pour les brevets. Mais une clause permet d’abaisser ce niveau à 3,25% jusqu’à la fin de 2012, puis à 3,8% et de seulement en arriver au 5% en 2015 [77]. Sur un chiffre d’affaires de 25 milliards de dollars, cela peut représenter 800 millions (et même 1,2 milliard quand le taux de 5% sera appliqué).
De ce fait, GM récolte les bénéfices sans devoir se pencher encore sur le risque de l’échec commercial, laissé à la firme canadienne et à son partenaire russe. John Smith l’a d’ailleurs rappelé : normalement Magna aura la mainmise sur les décisions opérationnelles, alors que GM conservera le contrôle sur les aspects de développement du produit [78]. Et Fritz Henderson, le directeur général de General Motors, d’appuyer : "Nous allons conserver de façon substantielle le contrôle sur le développement des produits et des moteurs, soit sur la propriété intellectuelle et sur les achats globaux" [79].
La libre concurrence, c’est entre États
Dès l’annonce des plans de restructuration d’Opel et, ensuite, de la vente d’une majorité du capital, ce fut l’inquiétude dans les usines du groupe : qui allait être fermé ? qui allait subir une réduction drastique des effectifs ? qui allait se voir imposer des plans de sauvetage de la "dernière chance" ? Une crainte répercutée auprès des autorités publiques locales où se trouvent les différents sites, mais sous un jour particulier : GM Europe doit se restructurer, mais pas chez moi.
Il faut préciser que l’industrie automobile reste un grand employeur. Ses unités de production sont parmi les plus importantes, rassemblant souvent plusieurs milliers de travailleurs sous un même toit. En outre, ils génèrent une activité considérable en amont. On considère généralement que pour un poste dans l’assemblage il y en a quatre dans la sous-traitance plus ou moins directe. En tout, la voiture engendre toujours une part d’environ 10% du PIB
PIB
Produit intérieur brut : richesse marchande créée durant une période déterminée (souvent un an) sur un territoire précisé (généralement un pays ; mais, en additionnant le PIB de tous les pays, on obtient le PIB mondial).
(en anglais : Gross Domestic Product ou GDP)
[80] et des emplois en France [81] et sans doute de 12% en Allemagne. La suppression d’une usine de montage est dès lors une catastrophe régionale.
Les constructeurs – et en particulier General Motors – vont en profiter pour susciter la division entre les sites et quémander l’argent public à chaque pouvoir national et local, en agitant à chaque reprise le spectre de la fermeture et de la restructuration. La direction va ainsi rapidement expliquer qu’elle a besoin d’urgence de 3,3 milliards d’euros pour ne pas être à court de liquidités et tomber en faillite. L’Etat allemand va lui allouer directement 1,5 milliard de créances et promettre à Magna de compléter la mise à 4,5 milliards, une fois que l’accord de reprise serait signé.
Le gouvernement d’Angela Merkel va prendre la gestion du rachat et de ses conséquences. Sur ce plan, la Commission européenne va rester aux abonnés absents. Immédiatement, Berlin va demander l’avis et le soutien des Etats régionaux (les Länder) où se trouvent des unités menacées. Merkel va préciser qu’il faut que chacun d’entre eux fixe ce qui est le mieux pour l’usine située sur leur territoire : "Cela doit être une décision de chaque Länd de définir s’il aide ou non son site et sous quelle forme" [82]. Evidemment, aucun d’entre eux n’a répondu qu’il allait laisser couler les milliers d’emplois qui en dépendaient. Les quatre Etats qui accueillent des usines d’assemblage ont promis d’ajouter à l’enveloppe nationale 750 millions d’euros [83]. Mais à condition que l’usine subsiste, évidemment.
On était très mal parti pour avoir une solution globale, équilibrée et à l’avantage de tous. Armin Schild, membre du conseil de surveillance d’Opel et du syndicat de la métallurgie IG Metall, affirma que le risque était grand "qu’on fasse jouer les personnels et les sites de production les uns contre les autres" [84]. Avec une telle politique, ce n’était plus un risque, c’était une réalité assurée.
Il suffit à General Motors et à Magna de voir ce que les autres Etats proposent. La Pologne avança la possibilité d’une aide de 300 millions d’euros, la Grande-Bretagne de 500 millions d’euros [85]. La Flandre se mit au diapason et promit également un demi-milliard d’euros [86].
Une fois que les entreprises ont été faire leur marché et sont revenues de la pêche aux subsides, elles ont déterminé leur programme qui n’avait rien à voir avec les promesses avancées à chaque Etat. Aussi ceux-ci se sont indignés, mais non contre les firmes qui s’étaient jouées d’eux, contre les pays qui semblaient avoir le plus profité de la solution choisie. Surtout contre l’Allemagne, accusée d’avoir conditionné l’aide au maintien de quatre usines d’assemblage de Bochum, Eisenach, Kaiserlautern [87] et Rüsselsheim.
Les plus virulents ont été, bien sûr, les Belges, évincés de la sélection. Le ministre-président de la Région flamande, Kris Peeters, a d’emblée jugé que la décision avait été impulsée par "des motifs politiques" [88]. Chorus parmi les autres formations politiques.
L’ancien Premier ministre, libéral, Guy Verhofstadt se souvient subitement qu’il existe des instances européennes : "La Commission n’a pas réagi suffisamment rapidement ! Elle n’aurait pas dû laisser un seul Etat membre (Ndlr, l’Allemagne) s’en occuper". "Ce qui risque de se passer constitue, dans tous les cas, la preuve qu’en l’absence d’approche européenne, les petits pays payent les pots cassés", ajoute-t-il [89]. Lui aussi entonne la chanson des raisons économiques bafouées au profit de motivations purement politiques. Bref, les autorités belges n’accepteront pas ce qu’elles considèrent comme du protectionnisme allemand. Elles en appellent la Commission pour faire respecter les règles de libre concurrence.
D’autant qu’une étude commandée par le gouvernement de Berlin et menée par le cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) montrerait que l’usine d’Anvers ne serait pas l’unité la moins compétitive. Elle le serait davantage que sa consœur de Bochum. En effet, selon l’analyse du temps d’assemblage requis pour produire une voiture, il faudrait 14,9 heures à Eisenach, 19,5 heures à Saragosse, 23,2 heures à Ellesmere Port, 24,2 heures à Luton, 25,2 heures à Anvers, 24,4 heures à Bochum, et 33,1 heures à Rüsselsheim [90]. D’après PwC, l’usine d’Anvers serait "aussi efficace" que celle de Bochum en termes de nombre d’heures par voiture produite [91]. A quoi le gouvernement allemand réplique : "Anvers, à l’heure actuelle, est l’usine dotée de la plus faible capacité de rendement en termes techniques". En effet, le coût de production de 2.818 dollars par automobile à Anvers serait de 70 dollars supérieurs à celui de Bochum. [92]
Dans ce petit jeu, il est très difficile de départager les intervenants. Les travailleurs du groupe sont matraqués d’informations contradictoires venant de partout, toujours sur la base d’une pseudo scientificité. Il existe de fait un programme international intitulé International Motor Vehicle Program (IMVP), basé à la Massachusetts Institute of Technology (MIT) et recevant l’appui des constructeurs eux-mêmes, pour organiser des visites officielles dans des usines préalablement sélectionnées et pour calculer les temps d’assemblage [93]. Seulement les résultats sont confidentiels. Ils filtrent parfois dans la presse.
De même, prendre les comptes de résultat de la filiale anversoise est absurde. En effet, ses performances sont budgétisées : la maison mère située en Allemagne ne lui facture pas les pièces et composants utilisés et elle reprend la voiture montée à un prix fixé en début d’année et qui théoriquement ne laisse aucun bénéfice ; si l’usine parvient à abaisser ses coûts en dessous de ce montant, elle peut garder ces gains ; ce sont ses profits "officiels" [94]. Comment se baser là-dessus pour affirmer que telle unité est plus rentable qu’une autre ?
Cette situation laisse une grande marge de manœuvre aux entreprises (ici GM) pour annoncer ce qu’elles veulent en termes de productivité
Productivité
Rapport entre la quantité produite et les ressources utilisées pour ce faire. En général, on calcule a priori une productivité du travail, qui est le rapport entre soit de la quantité produite, soit de la valeur ajoutée réelle (hors inflation) et le nombre de personnes nécessaires pour cette production (ou le nombre d’heures de travail prestées). Par ailleurs, on calcule aussi une productivité du capital ou une productivité globale des facteurs (travail et capital ensemble, sans que cela soit spécifique à l’un ou à l’autre). Mais c’est très confus pour savoir ce que cela veut dire concrètement. Pour les marxistes, par contre, on distingue la productivité du travail, qui est hausse de la production à travers des moyens techniques (machines plus performantes, meilleure organisation du travail, etc.), et l’intensification du travail, qui exige une dépense de force humaine supplémentaire (accélération des rythmes de travail, suppression des temps morts, etc.).
(en anglais : productivity)
, de compétitivité et de jouer avec l’information pour exiger des salariés les "sacrifices" voulus. Tout cela au nom de la confidentialité des données.
Et elles en profitent. General Motors et Magna négocient ainsi les aides pays par pays. En Grande-Bretagne, ils promettent de limiter les pertes d’emploi à 600 et à continuer la production sur les deux sites au-delà de 2013 contre un subside de plusieurs centaines de millions d’euros et en échange d’un gel salarial durant deux ans. En Allemagne, ils obtiennent une réduction salariale de l’ordre de 175 millions d’euros au total [95]. En Belgique, les organisations syndicales tentent d’arracher le maintien du site, malgré l’annonce de la fermeture, par une diminution salariale globale de 20,2 millions par an jusqu’en 2014 [96]. Un tel accord n’est pas encore arrivé à terme en Espagne, car Magna veut réduire les capacités à 325.000 voitures par an, alors que les syndicats tiennent à conserver une usine de 400.000 [97].
Dans ce contexte, Agoria, la fédération patronale belge du métal, remet une couche et incite les pouvoirs belges à défendre Anvers contre les Allemands. Dès juillet, elle lance cet appel : "En ne jugeant pas Opel Anvers à la mesure de ses mérites industriels et économiques, on ne donne pas de chance honnête au site et aux travailleurs.
Agoria appelle le gouvernement flamand à adopter un discours ferme vis-à-vis des autorités allemandes et de la Commission européenne qui, elle aussi, doit prendre position dans ce dossier. Agoria soutient et continuera à soutenir les autorités flamandes dans leurs démarches pour maintenir l’activité sur le site d’Opel Anvers. [98]" A l’annonce du rachat de GM Europe par Magna, Wilson De Pril, le responsable automobile de la fédération, ajoute : "La Commission européenne considère ce secteur comme le plus innovant d’Europe et d’une importance énorme sur le plan stratégique. L’Europe devrait soutenir financièrement les gigantesques efforts des prochaines années en matière d’innovation pour les "véhicules verts", notamment en encourageant les consortiums de recherche entre les différents acteurs européens." L’usine Opel d’Anvers peut jouer un rôle important à cet égard, précise-t-il [99].
La Commission, parlons-en. Après des semaines d’inaction, la commissaire à la Concurrence, Nellie Kroes, bien que précisant qu’elle n’a été interpellée d’aucunes plainte formelle d’un Etat membre, s’est enquis auprès du gouvernement allemand de sa manière de gérer la reprise. En cause : le fait que Berlin n’accorde ses subventions que si la firme canadienne Magna est l’acquéreur. C’est une distorsion de la concurrence, car cela a obligé General Motors à décider en ce sens et à rejeter les autres offres. Jusqu’à présent, la Commission n’a pas pris position sur le fait que les plans de restructuration permettaient le maintien des sites allemands au grand dam des autorités belge, britannique et espagnole, les plus virulentes à s’y opposer.
Il y a un côté absurde dans cette intervention. Ni Fiat, ni RHJ, ni BAIC ne sont encore candidats au rachat d’Opel. Ainsi, la seule alternative en cas de condamnation européenne est que le passage de témoin ne se déroule plus et que General Motors soit obligée de conserver sa filiale. Dans ces conditions, la direction de Detroit a déjà prévenu que probablement le plan de restructuration serait encore plus vaste, avec davantage de fermetures de sites et une déclaration de faillite pour pouvoir avancer plus vite dans la mise sur pied d’une nouvelle structure plus réduite [100].
Comment comprendre cette intervention ? Soit c’est de la frime. Ce qui semble être le cas, car Nellie Kroes a affirmé qu’elle n’avait nullement l’intention de bloquer la vente à Magna [101]. Pour conserver les apparences sauves, elle a demandé aux autorités allemandes d’envoyer une lettre prétendant sur l’honneur que l’aide des 4,5 milliards d’euros auraient été accordés à n’importe quel repreneur. Mais tout le monde sait que c’est faux. Soit la Commission veut une véritable épuration du secteur automobile.
N’oublions pas que le principe fondamental retenu par les responsables européens est la compétitivité. Pour faire face à la récession
Récession
Crise économique, c’est-à-dire baisse du produit intérieur brut durant plusieurs mois au moins.
(en anglais : recession ou crisis)
qui sévissait dans le secteur automobile, la Commission a réaffirmé ce credo de la façon la moins ambiguë : "L’objectif commun est d’assurer l’existence d’un secteur automobile dynamique, concurrentiel et durable dans l’Union européenne pour les décennies à venir" [102]. Même si l’application stricte de cette orientation signifie la suppression de milliers d’emplois, la fermeture d’une dizaine de sites, le transfert de la production vers l’Est où les salaires et les conditions sociales sont moins élevés.
Le seul problème qu’elle veut bien reconnaître dans cette gestion est que cela peut engendrer des troubles sociaux qu’il faut éviter à tout prix dans sa logique. C’est pourquoi elle a organisé en octobre 2007 un forum spécial sur les restructurations dans le secteur automobile, regroupant de nombreux responsables du secteur, du marché de l’emploi et des dirigeants de la Fédération européenne du métal [103]. Le but était d’expliquer que les délocalisations vers l’Europe de l’Est étaient inévitables et qu’il fallait anticiper ce changement structurel, de sorte que la fermeture d’une usine ne se transforme pas en une lutte nationale comme lors de la liquidation de l’usine d’Azambuja en 2006 ou la perte de 3.000 emplois à Volkswagen Forest (ou encore en d’autres occasions).
Un des adversaires les plus acharnés de la défense des sites par les autorités locales est le commissaire qui a en charge, entre autres, l’industrie automobile, à savoir l’Allemand Günther Verheugen (SPD), commissaire aux Entreprises et à l’Industrie. Dès le début, il s’oppose à la reprise d’Opel par le consortium Magna/Sberbank. Il en appelle à "examen de fond en comble" du projet, précisant : "La Commission européenne ne doit pas laisser passer un tel concept automatiquement". Il faut, selon lui, une étude sérieuse pour savoir "si le montage choisi offre vraiment l’assurance sur la durée que l’entreprise survivra et sera compétitive" [104]. Face à Berlin, il lance : "L’action d’un gouvernement ne peut se substituer à la responsabilité de General Motors !" [105] Mais, quand on regarde son analyse, on s’aperçoit qu’il est pour la manière forte : "Il n’y a pas d’autre solution qu’une indispensable restructuration de l’industrie automobile européenne et cela n’ira pas sans pertes d’emplois et sans coupes douloureuses " [106].
Ainsi, les deux solutions laissées par les dirigeants politiques actuels sont : une bataille entre sites pour offrir aux multinationales les meilleures conditions fiscales et sociales, avec subventions, baisses de salaires, engagement social ; ou une stratégie radicale de suppressions d’emplois et de sites, voire la faillite d’un ou plusieurs constructeurs, même si c’est la catastrophe sociale qui s’ensuit. C’est bel et bien naviguer entre Charybde et Scylla. Si on n’a pas la peste, on aura le choléra.
Dans toute cette affaire où l’absurde côtoie le drame social, le plus étonnant est que l’essentiel des fonds pour restructurer ou pour sauver les emplois vient des pouvoirs publics, c’est-à-dire en définitive des contribuables. Depuis octobre 2008, les constructeurs ont bénéficié d’environ 100 milliards de dollars (72 milliards d’euros) de soutien de leur Etat, dont 60 milliards rien que pour les Etats-Unis [107]. Soit directement par apport d’argent, soit par le biais d’aides indirectes comme la prime à la casse. Malgré cela, les décisions demeurent dans les mains du privé, c’est-à-dire quelques personnes qui peuvent d’un coup tirer un trait sur la vie professionnelle de milliers de salariés. Quel paradoxe !
Selon les gouvernants, l’Etat ne pourrait pas prendre la direction d’entreprises et fixer un autre cadre que celui de la logique de la rentabilité et de la compétitivité. Barak Obama, tout auréolé de son nouveau prix-surprise de Nobel pour la paix, est le premier à vouloir abandonner cette prérogative que lui donnerait, comme n’importe quel actionnaire, le droit de prendre le gouvernail : "Nous agissons comme actionnaire, mais un actionnaire réticent. Je n’ai aucune envie de gérer GM. Il sera dirigé par un conseil d’administration et une équipe de direction, qui prendront les décisions sur la façon de rétablir cette entreprise. Le gouvernement fédéral n’exercera pas ses droits d’actionnaires et n’interviendra que pour les décisions les plus importantes. Pour résumer, notre ambition est de remettre GM sur pied, de ne pas intervenir et de sortir rapidement." [108]
Ne connaissant pas son histoire économique, Angela Merkel embraie directement : "L’État n’a jamais été un entrepreneur particulièrement heureux" [109]. Et d’oublier que, dans l’industrie pétrolière, certaines firmes publiques ont damné le pion aux grandes multinationales privées : BP privatisée en 1987, Total (qui s’appelait au départ la Compagnie française des pétroles) ou la compagnie italienne ENI. Même dans l’automobile, Renault, entreprise publique, a été durant longtemps le numéro un sur le marché français, à une époque où les ventes étaient surtout nationales.
Mais soit. Toujours est-il que les gouvernements européens vont apporter 4,5 milliards d’euros, si cette aide n’est pas interdite par la Commission, et le consortium Magna/Sberbank 500 millions seulement. C’est lui qui, pourtant, prendra les rênes de la firme. Comment penser que cela peut bien se passer ? On replongera dans l’anarchie qui amène les surcapacités et la nécessité de fermer de nouveaux sites, avec des pertes massives d’emplois. On s’imposera à nouveau la chasse maladive aux coûts pour rémunérer grassement les actionnaires, en comprimant les salaires, en accélérant la vitesse d’exécution du travail ou tout simplement en détériorant les conditions de travail.
Comment parler alors de "chance honnête" qui ne serait pas laissée à Anvers ou de "motivations politiques" dictées au maintien des quatre sites allemands ? On laisse les décisions dans les mains de Magna. La fermeture d’une usine est son "libre" choix. Günther Verheugen avait dit en son temps : "Les décisions de fermeture ou de délocalisation
Délocalisation
Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
des entreprises leur appartiennent et aucun Etat, ni l’Union européenne ne peut ni ne doit intervenir dans l’affaire." [110] Il n’y a pas lieu de contester.
Si le projet de la firme canadienne est de s’axer sur le marché russe, puis émergent, il est logique qu’elle privilégie en Europe occidentale l’Allemagne pour des raisons géostratégiques. Elle clôt l’usine d’Anvers, qui lui semble inutile, réduit les capacités des usines anglaises et transfère une partie de la production de Saragosse vers l’Allemagne de l’Est. Quoi de plus logique ! Si on veut redéfinir cette conception, il faut s’en donner les moyens et accepter de prendre part au contrôle et à la gestion de l’entreprise. Pourquoi l’Etat ne le ferait-il pas ? Là réside une option très contestable des gouvernements.
D’autant que la voiture est aussi au centre de nombreux problèmes écologiques. Seulement, tout le programme européen fondé sur la compétitivité de l’industrie automobile oriente la lutte contre le réchauffement climatique vers la "voiture propre". La France planifie ainsi un parc de 2 millions de véhicules hybrides rechargeables ou électriques en 2020, et 4,5 millions en 2025. Elle s’attend à ce que ce développement permette de réduire de 3% en 2020 les émissions de CO2 par rapport aux niveaux de 2007 [111]. Et l’Allemagne prévoit une circulation d’un million de voitures électriques pour 2020 [112]. Des programmes ambitieux puisque les véhicules en activité dans l’hexagone sont actuellement au nombre de 37 millions et de 44 millions outre-Rhin [113].
Mais les analystes sont sceptiques. PricewaterhouseCoopers estime que cela restera encore longtemps marginal. Seuls les véhicules hybrides ont une chance de gagner 4,5% du marché en 2015 [114]. Pour la société de conseil Oliver Wyman, l’avenir est encore moins rose. Pour 2025, elle juge que ces voitures ne représenteront que 3% des ventes [115]. Le problème est qu’il faut dépenser en moyenne 10.000 euros supplémentaires pour un moteur électrique [116]. Et il y a peu de chances que cela change dans un délai rapproché. Peu de clients seront poussés à effectuer ce changement.
Ainsi, "la voiture verte" est un choix très risqué parce que les inconnues technologiques sont encore importantes et que, de ce fait, le passage vers le "véhicule propre" pourrait n’être que très lent. En outre, il n’est pas sûr que cela soit la meilleure solution pour l’environnement : une voiture hybride consomme toujours de l’essence. Mais s’ajoutent à cela toutes les autres difficultés de la circulation automobile : encombrement des routes, destruction des villes, entretien d’une infrastructure routière extrêmement important et coûteux, etc. Mais qu’importe, puisque tout est sacrifié au dieu de la compétitivité !
Les lions indomptables d’Anvers ?
Que restent-ils aux travailleurs d’Opel et d’Anvers comme solution et comme force pour la négocier ? Sans doute la solidarité. Contrairement aux Etats, les salariés de GM Europe ont fait preuve d’unité. Lorsque la firme était en pourparler avec Fiat pour fusionner certaines usines en 2000, ils ont pris conscience qu’il fallait lutter ensemble et imposer un véritable comité d’entreprise européen. Par deux fois, ils ont organisé une grève européenne.
Suite à cela, d’abord les transactions pour réunir des sites ont été abandonnées. Par la suite, le divorce entre Fiat et GM a été consommé et, se rappelant cette douloureuse expérience, les organisations syndicales n’étaient pas très chaudes à ce que Sergio Marchionne reprenne Opel. Ensuite, un accord a été conclu entre la direction du groupe européen de GM et les syndicats en date du 5 mars 2001. Il prévoit qu’en cas de restructurations, aucune fermeture de sites ne sera opérée. Au contraire, un mécanisme de baisse proportionnée de la production sera adopté dans chaque usine. Et les licenciements secs seront évités au profit d’autres possibilités comme la préretraite, le départ volontaire ou naturel, le chômage économique, le temps partiel, etc. [117]
Lorsque l’usine d’Anvers a été directement menacée, elle a reçu un flot de motions de soutien de la part des autres régions européennes (et même des autres coins du monde). Le 23 septembre, environ 5.000 travailleurs de GM Europe, dont pas loin d’un millier d’Allemands, se sont retrouvés devant les portes de la filiale anversoise pour exprimer leur opposition au plan de restructuration. "Si on ne se bat pas aujourd’hui pour l’avenir d’Anvers, alors, ce sera la même chose demain pour une autre usine " en Europe, a déclaré Peter Scherrer, secrétaire général de la Fédération européenne des métallurgistes (FEM) [118].
Le délégué CSC Luc Van Grinsven a rappelé les exigences des syndicats européens : "Au comité d’entreprise européen, nous avons fait trois demandes : pas de licenciements secs, pas de fermeture d’usines et une répartition équitable des capacités. Les personnes qui étaient autour de la table lors des négociations sont au courant et je pense qu’elles en tiendront compte." [119] Une revendication relayée immédiatement par Klaus Franz, président du comité d’entreprise européen d’Opel : "Nous nous battrons contre cette fermeture !" La suppression de 11.000 emplois en Europe et de 4.100 en Allemagne n’est pas acquise, ajoute-t-il : "Il s’agit de chiffres planifiés. Nous verrons bien quel résultat en ressortira." [120]
Pendant ce temps, à Saragosse, 15.000 manifestants ont déambulé dans la ville pour protester contre les plans de Magna de déplacer une partie de la production de la Corsa vers Eisenach. Ce qui coûterait 1.700 postes de travail.
C’est sans doute ainsi qu’il sera possible de sauver quelque peu les meubles d’Opel. Accepter les primes de départ ou de licenciement dans un contexte de crise et de chômage élevé est dangereux. Il faudrait déjà de grosses indemnités pour compenser la perte d’un travail certes difficile, mais relativement rémunérateur. Or, les constructeurs sont à court de liquidités. Ils devraient être assez radins. Ensuite, les possibilités de trouver un emploi alternatif sont aujourd’hui faibles et ne devraient pas s’améliorer à court terme. Rappelons que, dans un contexte social plus favorable, en 2007, dix mois après leur départ forcé de l’usine de Forest, deux tiers des travailleurs de Volkswagen partis n’avaient toujours pas déniché de travail de remplacement [121].
Conclusions
Le spectacle proposé par l’industrie automobile est assez symptomatique du fonctionnement du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
. Sous l’impulsion de décisions privées, individuelles, non coordonnées, l’anarchie prédomine le secteur. En conséquence, une surcapacité structurelle s’est installée. Au niveau européen, on approche les six millions de voitures pour 2008 sur un total de 25 millions pouvant être produites. Le comble est que cela n’empêche nullement des compagnies comme Ford d’installer une nouvelle usine en Roumanie et Daimler d’en prévoir une autre en Hongrie.
Ces implantations ne sont pas gratuites. Elles coûtent aux multinationales automobiles. Comme leur objectif central est la rentabilisation de leur investissement
Investissement
Transaction consistant à acquérir des actifs fixes, des avoirs financiers ou des biens immatériels (une marque, un logo, des brevets…).
(en anglais : investment)
, celles-ci tentent par tous les moyens de tirer un maximum de cet équipement, donc l’utiliser à plein régime. La surcapacité structurelle est donc, d’une certaine manière, un échec pour la firme qui la subit. Il faut donc baisser les charges, à commencer par les salaires et l’emploi, et accroître la productivité et l’intensité du travail. Pour les salariés, c’est l’ère des restructurations.
Le problème est que, dans un monde plus ou moins clos comme l’est le marché européen de l’automobile, si les revenus des travailleurs n’augmentent pas aussi vite – or, comment le pourraient-ils dans une période d’austérité
Austérité
Période de vaches maigres. On appelle politique d’austérité un ensemble de mesures qui visent à réduire le pouvoir d’achat de la population.
(en anglais : austerity)
continue ? - que les projets de production, il va y avoir une tension dans les ventes : il y aura en permanence une offre qui dépasse la demande et donc un déséquilibre qui pousse alors les constructeurs à baisser les prix des véhicules (sous forme de rabais, par exemple). Ce qui va les contraindre à gagner moins, d’où les inciter à exiger des réductions de coûts encore plus fortes. C’est un cercle vicieux qui conduit nécessairement à la crise.
Il ne faut donc pas en appeler aux subprimes et à la restriction du crédit que cette récession financière a entraînée. Le secteur automobile est dans le pétrin, car il s’y est mis lui-même par son absurde concurrence et sa recherche de profit, qui est à la fois inconsidérée, mais inévitable dans une logique patronale.
Le problème est que ce sont les salariés qui paient les pots cassés. Ce sont eux qui font les frais des plans de redressement et, quand il y a une faillite ou fermeture d’usines, ce sont eux qui perdent leur emploi.
Ce tableau est très éloigné des images idylliques, dépeintes par certains, décrivant le "seul système économique efficace", permettant prospérité et progrès social. Mais le processus de concurrence à outrance, de "destruction créatrice", avance avec une logique implacable qui aujourd’hui touche l’usine d’Opel Anvers comme, hier, celle de Volkswagen Forest. Et demain ? Ford Genk ? La fin d’Audi Bruxelles ? Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du capitalisme...