Le terme de propagande est plutôt mal considéré. On l’associe en général aujourd’hui avec une manipulation de l’information et de l’opinion. En même temps, si l’on veut bien prendre une vue plus large de la chose, la propagande est cette "ambiance mentale" dans laquelle nous baignons tous, chaque époque ayant ses propres croyances, ses propres préjugés, ses propres "évidences" dont elle est en quelque sorte la victime : rien de cela ne "coule de source", tout provient de la "propagande" ambiante (générale, diffuse), qu’on appelle volontiers aujourd’hui "pensée unique" ou le "politiquement correct". Pour contribuer à y voir clair, un tour d’horizon en vingt propositions de quelques éléments constitutifs d’un concept mal-aimé, central à toute réflexion critique et citoyenne.

Mouvement premier : quelques généralités historiques (à vol d’oiseau)

1. Commençons par une parenthèse de culture générale et imaginons un instant que nous sommes en 1923.

Dans le langage courant, dans l’Entre-deux-guerres, le mot est inconnu de tous. Dans les dictionnaires, Propagande s’écrit avec une majuscule et désigne la congrégation fondée par le pape Grégoire VIII en 1597 pour assurer la propagation de la foi... (Larousse universel en deux volumes, Paris, 1923)

2. Faisons ensuite un bond de quelque soixante années. Dans les dictionnaires (et dans les esprits, dans l’opinion), le concept a changé de chemise, radicalement, et il n’est plus fréquentable. Que lisons-nous, en effet ?

Nous lisons que le mot propagande vient certes du verbe, très neutre, propager ("multiplier par reproduction") mais aussi et surtout qu’il est utilisé de manière péjorative. Exemple : "Tout cela, c’est de la propagande". Entendre par là qu’il s’agit de nouvelles fausses, faites pour influencer l’opinion. (Le Petit Robert, Paris, 1987)

3. Entre ces deux dates, d’évidence, quelque chose s’est passé. Le mot a pris un tour sinistre. La Seconde Guerre mondiale est passée par là. Paul Joseph Goebbels, on s’en souviendra, était ministre nazi... de la Propagande. En 1923, il déclare : "L’Etat a un droit absolu dans la supervision de la formation de l’opinion".. A partir de cette date, la propagande devient, et va demeurer, la signature du régime nazi (ou, par après, dictatorial, totalitaire, etc.). (Safire’s Political Dictionary, William Safire, New York, 1978)

4. Les nazis, cependant, n’ont rien inventé. Ils étaient juste de bons élèves. La première grande opération de propagande gouvernementale est l’œuvre du président américain Woodrow Wilson. Elu en 1916 au milieu de la Première Guerre mondiale grâce à un électorat non-interventionniste, il lui fallait, rapidement, retourner l’opinion. Pour ce faire, il met en place une agence de propagande gouvernementale, la Commission Creel.. Elle sera efficace. En six mois, elle va "transformer une population pacifiste en une masse hystérique et va-t-en guerre", qui n’avait qu’une chose en tête, casser de l’Allemand et sauver le monde. La leçon n’échappera pas, plus tard, à Hitler. (Media Control, Noam Chomsky, New York, 2002)

5. C’est dire qu’il y a propagande et propagande. Elle peut être fasciste, elle peut être démocratique. Retenons cela. Elle peut aussi être socialiste. Woodrow Wilson en 1916, c’est les Etats-Unis. Presque au même moment, 1917, dans ce qui va devenir l’Union soviétique, c’est la révolution d’Octobre. Cela fait deux planètes, deux visions du monde. Chez les révolutionnaires russes, aux prises avec la guerre impérialiste, la propagande n’a rien de honteux ou de souterrain. Il ne s’agit pas de manipuler l’opinion, mais de l’éduquer, ouvertement. Cela donnera l’agit-prop, contraction d’agitation et propagande. Cela donnera des brigades sillonnant le pays dans des "trains d’agitation" peinturlurés de dessins et de slogans, tels l’Etoile Rouge ou le Lénine n°1 : quinze voitures, dont un wagon-théâtre, un wagon-cinéma (3.600 km en 1919). Et cela donnera des lectures publiques de la Pravda, des tracts-poèmes, signés Maïakovski, des journaux mimés sur les places publiques... Là, c’est de la propagande joyeuse, de gauche. (Le siècle rebelle, dictionnaire de la contestation au XXe siècle, dir. E. de Waresquiel, Larousse, Paris, 1999)

6. On a donc affaire à une notion complexe. Elle peut signifier une chose et son contraire. Elle peut même, à bien y regarder, être les deux à la fois. Car le mot est, en lui-même, déjà une propagande. Lorsqu’on considère que la propagande est une chose néfaste (influencer l’opinion), on fait, déjà, consciemment ou inconsciemment, une propagande pour l’opinion selon laquelle agir pour influencer l’opinion serait mal. Lorsque, à l’inverse, on considère que c’est une bonne chose (car il faut transformer le monde, un autre monde est possible), on fait naturellement aussi de la propagande. Aucun mot n’est neutre. Toute parole publique est propagande.

7. Aucun mot n’est neutre, on peut s’en assurer en... retournant aux dictionnaires. Dans les années 20, le Larousse avait la neutralité affable de l’indifférence académique. La propagande, on l’a vu, était alors une curiosité religieuse, sans plus. Quelque soixante années plus tard, le Larousse change son fusil d’épaule. Car la propagande est entre-temps devenue : "L’action Action Part de capital d’une entreprise. Le revenu en est le dividende. Pour les sociétés cotées en Bourse, l’action a également un cours qui dépend de l’offre et de la demande de cette action à ce moment-là et qui peut être différent de la valeur nominale au moment où l’action a été émise.
(en anglais : share ou equity)
systématique exercée sur l’opinion pour faire accepter certaines idées ou doctrines." Ce n’est pas tout à fait le spectre du bolchevique avec son couteau entre les dents, mais presque. Le Larousse invite donc l’honnête homme à se méfier. Ce faisant, le Larousse devient lui-même propagandiste. C’est ce qu’on attend de lui. (Le Petit Larousse Illustré, Paris, 1995)

Mouvement deuxième : la propagande est un rapport de forces

8. Pour se faire une idée correcte de la propagande, on organisera utilement la réflexion autour d’une petite phrase qui a le mérite de condenser en quelques mots un immense travail d’études et d’analyse : "Les pensées de la classe dominante sont, à toutes époques, les pensées dominantes". (L’idéologie allemande, Karl Marx, 1846) C’est naturellement fondamental. C’est la notion que les idées, les opinions correspondent toujours à des intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
(seuls les anges n’ont pas de sexe), et que ces intérêts, dans toute société, obéissent à des rapports de forces : les pensées dominantes dans la société seront celles des intérêts qui bénéficient d’une position dominante.

9. On a donc, dans toute société, rapport de forces oblige, une propagande dominante et une propagande marginale, écartée des colonnes de la grande presse et exclue des grands débats du moment. Cela restera vrai tant que la société restera modelée sur la domination des uns, puissants, sur les autres, dominés. La gauche a exprimé cela ainsi : "La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social." (Le Capital Capital Ensemble d’actifs et de richesses pouvant être utilisés pour produire de nouveaux biens ou services.
(en anglais : capital, mais aussi fund ou wealth)
, Karl Marx, 1867)
Dit autrement, le "nuage mystique" de la propagande dominante ne cessera de produire ses effets que lorsque tous les hommes seront libres des rapports de domination, libres, conscients et maîtres de leur destin.

10. On a cité Marx par deux fois. Marx, c’est un peu vieux. Que dit pourtant Slajov Zizek, un des penseurs contemporains les plus féconds ? Il dit que la tâche urgente d’une véritable analyse économique, aujourd’hui, serait de reprendre la "critique de l’économie politique" de Marx sans succomber aux tentations des multiples idéologies de la société "postindustrielle". (Le spectre rôde toujours, Slajov Zizek, Paris, 2003)

11. Du côté syndical, avec d’autres mots, on dit la même chose : l’urgence consiste aujourd’hui en une "reconquête idéologique" qui, "dissipant le brouillard idéologique ambiant", visera à "se réapproprier les outils de l’analyse critique du monde qui nous entoure" et à "rendre à nouveau évident le clivage gauche/droite, fondé sur le partage de la plus-value Plus-value En langage marxiste, il s’agit du travail non payé aux salariés par rapport à la valeur que ceux-ci produisent ; cela forme l’exploitation capitaliste ; dans le langage comptable et boursier, c’est la différence obtenue entre l’achat et la vente d’un titre ou d’un immeuble ; si la différence est négative, on parlera de moins-value.
(en anglais : surplus value).
entre travail et capital Capital afin de transformer le rapport de forces qui le détermine." (Document d’orientation pour le Congrès statutaire de la FGTB Wallonne des 11 et 12 mai 200.)

12. Cela suppose d’aller au fond des choses, tout reprendre à zéro. La propagande dominante existe pour masquer des intérêts dominants. En voici un exemple et une démonstration : "La propriété privée est un fait dont l’explication n’est pas l’affaire de l’économie politique, mais qui en constitue la base. (...) L’économie politique est par essence la science de l’enrichissement. Par conséquent, il n’y a pas d’économie politique sans la propriété privée. Dès lors, toute cette science repose sur un fait sans nécessité." (Notes de lecture, Karl Marx, 1844)

13. L’économie, telle qu’on l’enseigne et telle qu’on la distille dans les journaux : ne serait donc que propagande ? Une propagande dite scientifique qui serait "sans nécessité" ? Un accident de l’histoire ? Réponse : oui. "Lorsque les idéologues bourgeois découvrirent le sens de la lutte entre les classes et le prolétariat, ils devinrent peu à peu incapables d’étudier avec une sérénité scientifique les phénomènes sociaux, ce qui diminuera considérablement la valeur de leurs ouvrages." (L’art et la vie sociale, George Plékhanov, 1912) C’est important. Lorsque la gauche et le monde du travail ont commencé à s’organiser, en 1864, la droite (intérêts dominants) a pris peur. Depuis, ses analyses économiques n’ont plus rien de scientifique, elles sont subordonnée à l’objectif propagandiste d’abattre la gauche.

14. Là, on va prendre un exemple. La science économique de la gauche s’est tôt vue confrontée à la théorie économique dite du marginalisme. D’ordinaire, on la présente comme une chose neutre et incontestable, née en toute objectivité dans la tête d’éminents économistes. Le marginalisme est, depuis plus d’un siècle, au cœur de la propagande économique des intérêts dominants. D’où l’importance d’analyser les raisons profondes de son apparition. Ce n’est pas très compliqué : "Il est intéressant de remarquer que les notions de base du marginalisme, élaborées bien avant la publication du Capital de Marx (1867), n’ont connu le succès qu’à partir des années 1870. Leur affirmation est peut-être à mettre en relation avec la position sociale de la bourgeoisie, (..) lorsqu’elle se trouva menacée par le mouvement ouvrier, il devint opportun de détourner l’attention d’un aspect devenu gênant." (Intérêt et pertinence de la valeur-travail, Angelo Reati, Contradictions n°63, 1990, Bruxelles) L’aspect gênant de la science économique marxiste, également évident à l’époque pour les économistes classiques (Smith, Ricardo), était – et reste – celui-ci : toute création de richesses (la prospérité des nations) est le fait des travailleurs. C’est ce que le marginalisme va, inlassablement, s’efforcer de gommer.

15. La propagande de la bourgeoise ne se limitera pas, naturellement, au domaine de l’économie. Elle va également s’attaquer à l’héritage des Lumières et, donc, à la capacité de la Raison de comprendre le monde et le transformer. Pour cela, elle va se faire le chantre de l’irrationalisme, de la relativité subjective et de mythologies sentimentales (on appelle parfois cela le "postmodernisme"). Donc, il convient de prendre de l’altitude et, pour prendre la juste mesure de l’œuvre de démolition des théories émancipatoires du mouvement ouvrier, en examiner les rouages, les mettre à nu. Aymeric Monville les résume bien.
"Que fallait-il saper ?", dit il. Réponse, il fallait saper

  • la possibilité d’une action collective
  • le principe d’égalité entre les hommes
  • l’idée de progrès fondée sur la raison." (Misère du nietzschéisme de gauche, Aymeric Monville, Editions Aden, 2007, Bruxelles)

16. Bouclons, provisoirement, la boucle. Quel est le maître mot de la propagande ? Le voici : "L’opinion, ça se travaille..." (Titre Titre Morceau de papier qui représente un avoir, soit de propriété (actions), soit de créance à long terme (obligations) ; le titre est échangeable sur un marché financier, comme une Bourse, à un cours boursier déterminé par l’offre et la demande ; il donne droit à un revenu (dividende ou intérêt).
(en anglais : financial security)
d’un petit ouvrage de Serge Halimi et Dominique Vidal, Editions Agone, Paris, 2002)

17. Nous terminerons sur ce petit ouvrage. Il donne cet exemple délicieux d’une "opinion travaillée". C’est un général de l’Otan qui parle : "Pour les bavures, nous avions une tactique assez efficace. Le plus souvent, nous connaissions les causes et conséquences exactes de ces erreurs. Mais pour anesthésier les opinions, nous disions que nous menions une enquête, que les hypothèses étaient multiples. Nous ne révélions la vérité que quinze jours plus tard, quand elle n’intéressait plus personne. L’opinion, ça se travaille comme le reste." (Ibidem)

18. La propagande est le climat ambiant dans lequel nous baignons sans cesse. Il y a une grève dans les transports publics ? Aussitôt, on entendra que les usagers sont "pris en otage". En otage ? Il y a otage et otage. A Volkswagen-Forest, il n’y avait pas d’otages. Les chômeurs qui doivent justifier devant les inspecteurs du Forem que l’économie ne crée pas assez d’emplois : pas des otages. Les travailleurs qu’on menace de délocalisation Délocalisation Transfert de production vers un autre pays. Certains distinguent la délocalisation au sens strict qui consiste à déplacer des usines ailleurs pour approvisionner l’ancien marché de consommation situé dans la contrée d’origine et la délocalisation au sens large qui généralise ce déplacement à tout transfert de production.
(en anglais : offshoring).
s’ils n’acceptent pas de travailler plus longtemps pour un salaire inférieur : pas des otages, non plus. Il n’y a que les navetteurs qui, lorsqu’il y a grève, sont pris en otage... Les otages d’une propagande antisyndicale ?

19. Même chose avec les autres idées "dans le vent". Au sujet de ces mêmes transports publics, on entend parfois qu’ils devraient être gratuits. La gratuité des transports en commun : pourquoi non ? Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas étendre le principe. La nourriture ? Gratuite. Les loyers ? Zéro euro, zéro centime. L’essence ? Pour rien. Les livres, les journaux, les cinémas, les théâtres : gratuits. C’est un excellent thème de débat si on le mène sérieusement. Pourquoi sortir les transports en commun de l’économie de marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
 ? Pourquoi pas tout le reste ?

20. On va terminer en queue de poisson. Par une déclaration propagandiste joyeuse : il faut toujours raison garder, la raison triomphera toujours, tôt ou tard, c’est ce qui fonde la pensée scientifique socialiste.

P.-S.

Cette visite guidée est la version remaniée d’une formation donnée le 8 mai 2007, à Borzée, à des délégués de la CGSP-Cheminots, en collaboration avec le Centre d’éducation populaire André Genot. Un document "PowerPoint" – ci-joint – a été préparé à cet effet : il peut servir de base à de nouvelles conférences-débats.