La gauche trouvait – années soixante ! – sa "petite musique" dans la Petite collection Maspero. C’était vrai hier, ce le sera probablement demain encore. Dans l’intervalle, cependant : le "partage des eaux" néolibéral – avec son énigmatique mouvement de mouettes. L’analyse reste à faire
Cette analyse s’inscrit parmi d’autres contributions, publiées par l’Université populaire de Bruxelles à l’occasion du séminaire "L’impact des Éditions Maspero sur le mouvement associatif bruxellois" tenu le 8 janvier 2015 dans les locaux de l’Université populaire en présence de François Maspero (http://www.universitepopulaire.be/?p=1598 ). Un auditoire important, quelque 80 personnes d’une moyenne d’âge toutefois assez élevée : beaucoup de nostalgie, comme y invitait sans doute pareille "cérémonie des adieux" posthume… Le passé reste devant nous !
Prendre le tram, à Bruxelles, c’est tremper le regard dans le baromètre de l’évolution des mentalités. On ose à peine dire : de la conscience de classe. Là, debout ou assis, subsistent des voyageurs plongés dans la lecture d’un livre mais pour combien de temps encore ; la plupart, le visage bleui par un écran auquel ils s’accrochent comme à un cordon ombilical, tels des zombies autistes, vivent dans une étrange bulle : des jeux, le plus souvent, mais aussi le bavardage trivial en flux tendu des réseaux dits sociaux. Le tram, c’est un regard sur une mutation en cours, aux allures tectoniques [1].
Bientôt, notait tel survivant, il n’y aura plus de témoin vivant pour raconter Stalingrad ou Buchenwald ; bientôt, pourrait-on ajouter, mais peu s’en inquiètent, n’existera plus la génération "d’avant Internet" qui s’est forgée une intelligence du monde par la culture de l’écrit, livre et journal, avec ses exigences de critique historique, chaque fait doit avoir une date, un auteur, une origine et des sources qui en livrent la filiation idéologique. On en est loin...
Loin de Schopenhauer, par exemple, maniaque de lecture des journaux, "aiguilles de seconde de l’histoire" selon son exquise formulation, loin d’un Karl Kraus dont l’œuvre vitriolée, un siècle plus tard, se nourrissait de coupures de presse, loin peut-être aussi de Walter Benjamin qui, en 1928, s’inquiétait des effets sur la conscience du passage à la "verticalité" des colonnes de journaux, qu’il opposait à la lenteur méditative à laquelle oblige l’horizontalité des lignes du livre [2].
La crainte peut avec le recul sembler anodine tant la télévision et ensuite Internet ont entre-temps révolutionné les manières de penser le monde. Dans le sens d’une uniformisation quasi totalitaire : imaginez un monde où il ne resterait plus qu’un seul journal, s’interroge le chroniqueur britannique Hugo Rifkind, pour aussitôt signaler que c’est, déjà, le cas, Google étant devenu le sas obligé (et biaisé, cela va de soi) pour la plupart [3].
Enigma
Ce n’est pas sans évoquer le mur devant lequel Maspero s’est soudain trouvé, on pense là à sa "Petite collection", disparue corps et biens. Dans une interview parue en 2007 dans Libération [4], François Gèze, qui avait repris la célèbre collection, raconte : "L’effondrement est survenu entre 1978 et 1981, avec une brutalité stupéfiante. (...) nous avons été frappés de plein fouet. Des livres à succès, Louis Althusser par exemple, soudainement ne se vendaient plus. (...) À de rares exceptions près (Jacques Rancière, Etienne Balibar...), les auteurs, les penseurs, les éditeurs, les directions de collection des années soixante-dix ont été balayés. Il a fallu arrêter la petite collection Maspero et créer « Repères », une collection moins engagée..." [5]
Il y a là plus qu’une énigme. Comment expliquer, du jour au lendemain, un tel mouvement de girouette ? Comment expliquer que la foule de jeunes gens, de corps ou d’esprit, qui jusque-là partageait avec Sartre la conviction que le marxisme
Marxisme
Théorie et doctrine économique, politique et sociétale, fondée par les penseurs allemands Marx et Engels, appelant à la création d’une société plus juste, le communisme ; selon eux, la lutte de classes menée par les travailleurs permettrait de sortir du capitalisme et concrétiserait le besoin de développement technique et social de l’humanité.
(en anglais : marxism)
constituait "l’horizon indépassable" de l’humanité et que l’intelligence ne peut, par définition, n’être que de gauche – que tous ces gens en viennent soudain à penser le contraire et rentrent dans les rangs – du nombrilisme, du sentimentalisme, de la verroterie commerciale, du confort bourgeois ? C’est pour le moins stupéfiant.
Des scientifiques ont observé cela chez les mouettes rieuses. Leur indéchiffrable plan de vol : soudain, sans qu’on sache pourquoi, elles mettent toutes le cap sur la direction prise par un peloton de tête que rien, quelques instants auparavant, ne désignait à cette fonction. Mouvement de masse, elles obéissent toutes au Parti – ou s’en détournent : dans le monde animal, les repères sont d’un autre ordre. Dans le monde des humains, qu’on aime aujourd’hui appeler "cognitifs" (êtres de raison, pour parler français), le fait est plus étrange.
Qu’est-ce qui, à un moment donné, fait basculer aussi radicalement ? Mouvement de bascule vis-à-vis de la petite collection Maspero et toute l’édition engagée dans les années 1978-1981, et à nouveau, aujourd’hui, vis-à-vis de la culture de l’écrit en général... [6]
Ondes longues
Lors d’une conférence à Bruxelles, le 3 décembre 2014, sur la crise (qui s’éternise gentiment) à laquelle participaient les économistes Michel Husson et Gabriel Maissin, il y a été question des "ondes longues" du capitalisme
Capitalisme
Système économique et sociétal fondé sur la possession des entreprises, des bureaux et des usines par des détenteurs de capitaux auxquels des salariés, ne possédant pas les moyens de subsistance, doivent vendre leur force de travail contre un salaire.
(en anglais : capitalism)
, qu’on sait rythmées par des phases tantôt expansives, tantôt récessives, les dernières s’étalant du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au milieu des années septante (les "trente glorieuses
Trente glorieuses
Période des trente années suivant la dernière guerre, entre 1945 et 1975, au cours de laquelle la croissance économique a atteint dans les pays occidentaux des taux très élevés, beaucoup plus élevés que dans les périodes antérieures. Ce taux élevé de croissance est essentiellement dû à la conjonction de plusieurs catégories de facteurs comme le progrès de la productivité, la politique de hauts salaires, la régulation par les pouvoirs publics, etc.
(En anglais : The Glorious Thirty)
") pour ensuite virer à l’électrocardiogramme plat dans lequel nous sommes encore englués aujourd’hui – ceux et celles du bas du panier, s’entend, "nous, les 99%" comme se plaisent à dire les "indignés".
Il y a là matière à s’étonner. Le tournant néolibéral récessif – et progressivement "austéritaire" – se situe donc vers le milieu des années septante, moment où on se serait attendu à une riposte sociale massive autant que forte – mais c’est tout le contraire qui arrivera : c’est à ce moment précis que s’effondre la petite collection Maspero, son rayonnement, son rôle pivot pour une intelligence critique du monde – Maspero, et puis tout le reste, capitulation en rase campagne…
Pour expliquer, Gabriel Maissin aura une petite phrase : "Les ondes sociales ne sont pas synchronisées sur les ondes économiques." Le constat, attesté à de multiples reprises dans l’histoire du mouvement ouvrier, laisse cependant un goût de trop peu : on revendique moins lorsque les choses vont mal, lorsque le chômage frappe à la porte et que chacun craint pour son emploi – et inversement. Cela dit, qu’est-ce qui a changé dans la tête des gens ? Allez savoir… On se trouve la plupart du temps devant une porte close.
Bel exemple dans ce commentaire à l’évincement, en Grande-Bretagne, de Bernard Williams (1929-2003), intellectuel progressiste réputé soudain victime d’une indifférence générale : pourquoi, s’interroge l’historien Joel Isaac : "Que s’est-il passé ? D’une certaine manière, la réponse est évidente : ce qui s’est passé, ce sont les années 1980" [7], répond-t-il. C’est un peu court, c’est tourner un peu en boucle. Pourquoi ? Réponse : because néolibéralisme
Néolibéralisme
Doctrine économique consistant à remettre au goût du jour les théories libérales « pures ». Elle consiste surtout à réduire le rôle de l’État dans l’économie, à diminuer la fiscalité surtout pour les plus riches, à ouvrir les secteurs à la « libre concurrence », à laisser le marché s’autoréguler, donc à déréglementer, à baisser les dépenses sociales. Elle a été impulsée par Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Mais elle a pris de l’ampleur au moment des gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis.
(en anglais : neoliberalism)
, Reagan, Thatcher, etc. Certes. Mais pourquoi, en premier lieu, le néolibéralisme lui-même, pourquoi, en premier lieu, Reagan, pourquoi Thatcher (sans oublier Blair, Jospin, Schröder & Cie) : pas tombés du ciel, quand même !
Bien sûr, on peut remonter loin. En Belgique, vers 1911, avec la mise en place de la Centrale d’Éducation Ouvrière, qui deviendra en 1921 l’École ouvrière supérieure : chacun des quelque 700.000 membres du parti ouvrier (le PS, plus tard) y contribuait par une "cotisation annuelle spéciale" de 10 centimes, personne ne doutant alors de l’importance qu’il y avait, en s’appuyant sur ses propres forces, à "former une élite ouvrière", ni les personnalités du parti – Vandervelde, de Brouckère, Chomé… – de leur devoir d’y enseigner [8]. Le changement de cap, vers la promotion sociale puis l’insertion sur le "marché
Marché
Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
" du travail (rentrer dans les rangs !), ont depuis longtemps enterré le projet. Le vol de mouettes en a intégré le code génétique : petites causes, grands effets.
Mais c’est l’énigme Maspero qui nous occupe ici, ce "partage des eaux" qu’Enzo Traverso situait pour sa part quelques années plus tard, en 1989, en attribuant la naissance de l’hégémonie néolibérale à la "défaite historique du communisme
Communisme
Système économique et sociétal fondé sur la disparition des classes sociales et sur le partage des biens et des services en fonction des besoins de chacun.
(en anglais : communism)
" [9]. Sans doute faut-il, avec Marcel Roelandts, prendre garde de ne pas céder au charme des "théories monocausales" pour tenter d’expliquer [10].
Par voie d’esquisse, cependant, on retiendra l’observation de Perry Anderson selon laquelle, aux États-Unis, "l’effacement de la guerre en Indochine marque le mouvement de dépolitisation. À partir de la fin des années septante et jusqu’à aujourd’hui, une bonne part de ce qui constituait auparavant la contre-culture a migré vers le secteur mainstream de la vie bourgeoise, à l’encadrement moins rigide et vaguement bien-pensant." [11] Ce n’est pas moins vrai en Europe. La fin de la guerre du Vietnam (et les atrocités au Cambodge ensuite) n’a pas un peu détruit l’aura de la pensée critique sur le Vieux continent et, peut-être, un de ses fondements essentiels tant elle était portée et soutenue par l’exemple tiers-mondiste : l’une est tombée avec l’autre – pour renaître peut-être grâce à son actuelle conjugaison : Porto Alegre, révolution bolivarienne, etc. Cela reste à voir.
L’énigme doit "nous" occuper, disais-je, le "nous" effaçant le "je" : c’est naturellement un des artifices par lequel les auxiliaires médiatiques des pouvoirs établis masquent leur jeu pour présenter comme partagée (par tous, toute la "communauté internationale" incluse !) leur dérisoire et servile petite chansonnette. Il est plus honnête de jouer cartes sur table. Écrivant ces lignes, ex-journaliste partisan (mouvement ouvrier chrétien, d’abord, socialiste ensuite : La Cité, La Wallonie et Le Matin), j’ai sorti de ma bibliothèque quelques petits Maspero, "Le pillage du tiers monde" de Pierre Jalée (n°16, 1973), les "Lire le Capital" de la bande à Althusser (n°30 et suivants, 1973), la "« Coopération » et néocolonialisme" de Sally N’Dongo (n°170, 1976) et "Amilcar Cabral" de Mario de Andrade (n°240, 1980), tous ces petits livres émancipateurs à la couverture pastel et à l’élégance d’une veste Mao : ils m’ont nourri et continuent à le faire au Gresea, tout comme – ondes longues – Blake, Goethe, Strindberg, Kraus, Ehrenbourg et Simonov... La tâche est sans doute, aujourd’hui, à gauche, de cesser de s’auto-flageller, et de réécrire son histoire, trop longtemps défigurée par ses ennemis.