"Ayant analysé les tendances et les évolutions en cours en matière d’information et de communication, les ministres ont constaté que la diffusion d’informations discriminatoires et dénaturées sur des événements se déroulant dans les pays en développement restait la règle dans ce domaine. Ayant pris note du fait que cette information biaisée plaçait la plus grosse partie de l’humanité dans une position désavantageuse, les ministres ont réaffirmé qu’il était urgent de rectifier ce déséquilibre." [1]

La remarque, émane des ministres de l’Information des pays non alignés [2] en 2008, et elle établit un échec : en matière d’information et de communication, l’essentiel vient du Nord ; le Tiers-monde est et reste marginalisé.

Pourtant, les espoirs étaient grands. Dans la lignée des perspectives d’un nouvel ordre économique international Nouvel ordre économique international Ou NOEI : Programme exigé par le mouvement des pays non alignés et signé en 1974 à l’ONU sous la forme d’une charte en vue de combler l’écart entre les États Industrialisés et le Tiers-monde : stabilisation des prix des matières premières et amélioration des termes d’échange, renforcement de la coopération au développement, augmentation de la part du Tiers-monde dans la production mondiale et le commerce international...
(En anglais : New International Economic Order, NIEO)
, accordant un poids et une responsabilité accrue pour le Sud, dans les années 70, apparaît la revendication d’y adjoindre un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. Les forces qui portent cette exigence font partie du mouvement des non-alignés Mouvement des non-alignés Alliance entre un ensemble de pays du Tiers-monde dans le but de faire contrepoids à l’hégémonie des deux grandes puissances de l’époque, États-Unis et URSS. La Conférence de Bandoeng (avril 1955) a constitué le point de départ de ce mouvement.
(En anglais : Non-Aligned Movement)
 : la Yougoslavie, l’Irak, l’Iran, le Maroc et la Tunisie. En 1974, elles créent la NAPAP, l’agence commune des pays non alignés. Financée surtout par Belgrade, celle-ci commence ses activités en janvier 1975. Elle forme de nombreux journalistes venant du tiers-monde.

 Projet mort-né

Le sujet ébranle les institutions internationales, en particulier l’UNESCO [3]. Celle-ci décide de mettre sur pied en 1977 une commission d’experts en vue d’élaborer un rapport qui pourrait être approuvé par la communauté internationale. Son président est l’Irlandais Sean MacBride, ancien président du Comité exécutif international d’Amnesty et prix Nobel de la paix en 1974. Elle est composée de 16 membres dont le philosophe et sociologue canadien Marshall McLuhan [4], spécialiste des médias, l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez ou le ministre tunisien de l’Information, Mustapha Masmoudi, grand partisan du nouvel ordre mondial.

La commission dépose ses conclusions au sommet de Belgrade en 1980. Le titre du document est évocateur : « Voix multiples, un seul monde ». En effet, les experts prônent, entre autres, l’arrêt des monopoles occidentaux sur les médias, la possibilité pour le Tiers-monde de développer ses propres capacités à partir de ses propres ressources et le respect de chaque culture dans ses différences.

C’en est trop pour la Maison Blanche. D’autant que les élections présidentielles de novembre 1980 portent au pouvoir une coalition très conservatrice sous l’égide de Ronald Reagan. Elle entend défendre les intérêts Intérêts Revenus d’une obligation ou d’un crédit. Ils peuvent être fixes ou variables, mais toujours déterminés à l’avance.
(en anglais : interest)
des puissantes multinationales du secteur de la communication. Il n’est pas question de laisser développer un projet qui à la fois grappille le monopole dont elles disposent et encourage l’émergence d’une mondialisation qui n’est pas sous la mainmise des Etats-Unis. Washington se retire de l’UNESCO en 1984 [5]. La Grande-Bretagne et Singapour suivent un an plus tard [6].

En même temps, les forces initiatrices de médias du Sud s’épuisent. Tito meurt en 1980 et les gouvernements yougoslaves qui lui succèdent ont d’autres chats à fouetter. L’Irak déclare la guerre à l’Iran pour un conflit meurtrier qui durera jusqu’en août 1988. La NAPAP, que Téhéran continue de gérer officiellement, reste pratiquement inactive.

 La bataille de la télévision arabe

Pourtant, le besoin subsiste. L’information et sa communication émanent essentiellement des pays du Nord qui contrôlent l’essentiel des médias et des agences de presse. Dans ces conditions, il est aisé de déformer ce qui se passe dans le Tiers-monde et de présenter l’éclosion de mouvements locaux ou nationaux comme des événements étranges venus d’une autre planète, voire recourir aux amalgames de toute nature.

Cela va susciter de nouvelles initiatives, mais hors du cadre initial. Ainsi, le Qatar crée en 1996 Al-Jazeera, une télévision d’informations sur le modèle de CNN. Bien que critiquée dans le monde arabe parce que pas assez anti-américaine, elle présente plus largement un point de vue différent du monde que celui diffusé par les organes occidentaux. Elle donne plus facilement la parole à des acteurs venant du Tiers-monde et exprimant une opinion en désaccord avec la position libérale dominante.

Ce n’est pas pour rien que le Nord va lui imposer des concurrents redoutables. D’abord, des fonds Fonds (de placement, d’investissement, d’épargne…) : société financière qui récolte l’épargne de ménages pour l’investir ou le placer dans des produits financiers plus ou moins précis, parfois définis à l’avance. Il existe des fonds de pension, des fonds de placement, des fonds de fonds qui sont proposés à tout un chacun. En revanche, les hedge funds (fonds spéculatifs) et les private equity funds sont réservés à une riche clientèle.
(en anglais : fund)
liés à l’Arabie Saoudite, le Koweït et d’autres Etats du Golfe, ainsi que des partenaires privés libanais [7], mettent sur pied en 2003 Al Arabiya, avec le même concept et le même public potentiel. Son directeur, Abdul Rahman al-Rashed, basé à Dubaï, explique que son média est plus « neutre », « offrant une palette plus large d’opinions, en vue d’un meilleur équilibre » [8]. Il s’agit de contraindre Al-Jazeera à reprendre une attitude moins Tiers-mondiste.

Peu de temps après, en 2004, les Etats-Unis financent directement leur propre télévision arabe, Al-Hurra, qui signifie « la libre ». Puis, c’est au tour de la BBC anglaise de lancer sa propre initiative en langue arabe. Longtemps annoncée, elle n’émettra réellement qu’en mars 2008. Mais la bataille montre que Washington ne supporte pas l’apparition d’un organe d’information venant du tiers-monde avec un certain succès et pouvant contrebalancer le point de vue occidental.

 La Malaisie reprend la main

Ces développements réveillent le mouvement des pays non alignés. La situation est fort différente de celle de 1980. Un des problèmes est le coût que représente la mise en œuvre des médias au Sud. Il faut d’importants moyens financiers dont ne disposent guère les Etats non alignés. En revanche, à la fin des années 90, Internet apparaît et offre de nouvelles possibilités de communication. Mais la majorité des intervenants en ce domaine sont situés dans le Nord. Il faut une certaine alphabétisation et éducation pour surfer sur la Toile. Le retard est donc encore plus important pour le Tiers-monde. On parle de "fracture numérique" à l’échelle de la planète. Pour le combler, des dispositions actives sont nécessaires.

A la conférence des ministres de l’Information en 1996 à Abuja au Nigeria, un appel est lancé pour réactiver les agences de presse du tiers-monde. Sans effet. Au sommet de Carthagène, en 2000, un discours identique est prononcé. Les dirigeants des Etats du Sud incitent leurs responsables de la communication à tenir une nouvelle réunion pour mettre en place les mesures nécessaires [9].

Surtout qu’en même temps se déroule le sommet mondial de l’information à Genève (2003) puis à Tunis (2005), réitérant des aspirations vieilles de plus de vingt ans et prônant un développement inclusif, ne laissant personne sur le bord de l’autoroute internet.

Kuala Lumpur organise, en novembre 2005, une nouvelle conférence des ministres de l’Information, neuf ans après celle tenue au Nigeria. A sa suite, le gouvernement malaisien établit le NAM News Network (NNN), destiné à promouvoir les médias du Sud, ainsi que la communication créée par le Tiers-monde à destination du Tiers-monde. Il en administre les organes dirigeants. Selon les propres termes utilisés par les responsables de NNN, il s’agit essentiellement « de servir d’instrument pour les membres du mouvement non aligné pour raconter leur histoire et pour l’utiliser comme un nouvel outil de communication entre eux » [10].

 Tout reste à faire

Ainsi, d’un côté, des initiatives sont prises pour mettre en place des dispositions qui permettent à chacun d’avoir accès aux savoirs, aux ressources, aux données. Ce que demandait en son temps le rapport MacBride. Mais chaque fois qu’il s’agit de menacer un monopole américain comme dans le cas de la gouvernance de l’Internet Washington s’y oppose et tout est bloqué. Des commissions et des forums sont créés, mais sans autre pouvoir que consultatif. De même, l’UNESCO, au départ de la réflexion générale, a institué un département consacré à l’information et la communication. Mais sa mission essentielle concerne la liberté de la presse et d’expression, en promouvant des médias indépendants et pluralistes. Ce qui n’est pas la priorité du Tiers-monde. Rien ne prouve que les choses bougeront par ce biais [11].

De l’autre côté, les possibilités de croissance Croissance Augmentation du produit intérieur brut (PIB) et de la production.
(en anglais : growth)
des organes du Sud sont encore très embryonnaires. Elles dépendent de quelques pays, comme la Malaisie ou Cuba. Il faut encore développer les coopérations Sud-Sud pour avancer dans la formation d’agences de presse, d’organes d’information dans les autres nations. D’où un état des lieux peu positifs établit par le sommet informationnel des pays non alignés au Venezuela en 2008 : « Les ministres ont constaté que, malgré la longue lutte menée par le Mouvement en vue d’instaurer un Nouvel Ordre mondial de l’information et de la communication, les objectifs clefs étaient loin d’avoir été atteints » [12].

 


Pour citer cet article :

Henri Houben, "Marché Marché Lieu parfois fictif où se rencontrent une offre (pour vendre) et une demande (pour acheter) pour un bien, un service, un actif, un titre, une monnaie, etc. ; un marché financier porte sur l’achat et la vente de titres ou d’actifs financiers.
(en anglais : market)
de l’information : le monopole occidental tient bon", Gresea, main 2009. Texte disponible à l’adresse :
http://www.gresea.be/spip.php?article1625



Notes

[1« Déclaration de l’île Margarita sur la promotion d’une voix objective en provenance du Sud face aux tendances en cours en matière d’information et de communication », Septième Conférence des Ministres de l’Information du Mouvement des Pays non alignés, île Margarita (Venezuela), 2-4 juillet 2008, points 3 et 4 : http://www.cominacvenezuela2008.org.ve/doc/declaracion_de_margarita_en_fr.pdf.

[2118 pays à l’heure actuelle : 53 d’Afrique, 38 d’Asie, 26 d’Amérique latine et 1 d’Europe (Belarus). La Chine, le Brésil et le Mexique, par exemple, sont pays observateurs.

[3Organisations des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture.

[4Malade, celui-ci se retire pour laisser la place à la seule femme du groupe, Betty Zimmerman. Il meurt d’ailleurs en 1980.

[5Les divergences du gouvernement conservateur américain avec l’institution internationale sont sans doute plus larges que le débat sur le nouvel ordre mondial de l’information. Mais certains auteurs comme William Davidson estiment que cette discussion a été centrale dans la décision de Washington de se retirer.

[6La Grande-Bretagne réintégrera l’institution en 1997 et les Etats-Unis en 2003.

[7Tous alliés de longue date aux Etats-Unis.

[9Ministerial Conference, Final Document, Carthagène (Colombie), 8-9 avril 2000, points 216 et 219 : http://www.nam.gov.za/xiiiminconf/final3.htm#Information%20and%20Communication.

[10NAM News Network, « About NNN » : http://www.namnewsnetwork.org/v2/cth.php?nn=abt.

[11Il est paradoxal d’ailleurs que l’Occident participe à des institutions et des sommets affichant une volonté de créer un monde inclusif, où les informations, les savoirs, etc., sont accessibles. En effet, d’autre part, il est un défenseur acharné de la propriété intellectuelle qui veut protéger par brevet des connaissances, parfois inventées dans le Nord, parfois pillées dans le Sud (comme dans le cas de variété de riz produite en Inde et brevetée par Monsanto), et obliger les autres nations à les payer fort cher.

[12« Déclaration de l’île Margarita sur la promotion d’une voix objective en provenance du Sud face aux tendances en cours en matière d’information et de communication », op. cit., point 17.