Dans toute discussion sur les inégalités, tôt ou tard, il sera question de Gini, son coefficient. C’est en effet l’outil statistique numéro un en la matière. Décryptage.

"Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées."

(Sir Winston Churchill)

Lorsqu’en 1910, le statisticien italien Corrado Gini (1884-1965) est nommé titulaire de la chaire de statistiques de l’université de Cagliari, il est loin de se douter (Gini a, à l’époque, 25 ans) qu’il laissera un outil de statistique descriptive qui continuerait encore à faire parler de lui un siècle plus tard. Avant de nous centrer définitivement sur l’apport de Gini à la mesure de l’inégalité socioéconomique, posons un certain nombre de notions.

La statistique descriptive a pour but de formuler des observations résultant du triage de données au moyen de paramètres-clés (comme par exemple, le calcul de moyennes). La statistique analytique, quant à elle, vise à établir des liens entre une série de faits observés et le calcul des probabilités. Pour faire simple, les probabilités expriment la certitude relative qu’un phénomène se produise. En 1912, un an avant d’être nommé titulaire de la chaire de statistique à l’Université de Padoue, Corrado Gini met au point son célèbre coefficient dans son article "Variabilità e mutabilità" [1].

 Tout commence avec Lorenz

Lorsque son coefficient voit le jour, Gini emprunte largement au statisticien Lorenz. Au point qu’aujourd’hui encore, certains commentateurs n’hésitent pas à parler d’un "tandem méthodologique Lorenz-Gini" comme fondateur de la recherche d’indicateurs d’inégalité. [2] Pour mémoire, Max Lorenz (1880-1959) est un économiste américain qui, en 1905, dans un article intitulé "Methods of measuring the concentration of wealth" [3], a produit une représentation graphique de la distribution des revenus.

Pour ce faire, Lorenz a, à partir du revenu total de la population "distribué" les revenus individuels par ordre croissant de façon à répartir le revenu total en dix classes croissantes de revenus. La première classe regroupera par voie de conséquence les 10 % de la population dont le revenu est le plus faible. La deuxième classe, à son tour, regroupe, en englobant la première, les 20 % de la population dont le revenu est le plus faible. Et ainsi de suite, par addition, jusqu’aux 90% qui vont (contiennent) des 10% de la population ayant les revenus les plus faibles jusque y compris la neuvième classe figurant parmi les revenus les plus aisés. La dixième et dernière classe comprend donc toute la population en incluant le dixième le plus riche de la population.

Pour construire sur cette base sa courbe, Lorenz place en Y de son graphique (c’est ce que l’on appelle l’ordonnée du graphique) l’ensemble des points caractérisant la progression de la fonction "cumul des revenus " et en X (c’est ce que l’on appelle l’abscisse du graphique) l’ensemble des points caractérisant la progression de la fonction "population". La courbe de Lorenz va retracer la progression cumulée des revenus d’une classe donnée lorsque la population augmente.

Figure 1. Visualisation d’une courbe de Lorenz

Nous pouvons maintenant représenter la courbe de Lorenz comme suit :

Source : Charles Duvivier, "La mesure des inégalités", décembre 2007 in URL : http://ses.ac-bordeaux.fr/Archives/2001/Cyberma/Methodo/Bao/lorenz/lorenz4.jpg (date de consultation du site : 15 juillet 2010)

Nous voyons, sur ce graphique, une diagonale qu’on nomme "droite d’équité". Elle correspond à une situation (complètement utopique) de répartition parfaitement égalitaire du revenu total puisqu’elle décrit une répartition où chaque tranche de 10% de la population possèdent 10 % du patrimoine Patrimoine Ensemble des avoirs d’un acteur économique. Il peut être brut (ensemble des actifs) ou net (total des actifs moins les dettes).
(en anglais : wealth)
du total. Dit en d’autres termes, 10% de la population gagnent 10% des revenus, 20% de la population gagnent 20% et 50 % des ménages possèdent, donc, 50 % du patrimoine. Tout le monde possède la même chose sans aucune forme de distinction sociale.

C’est ce que l’on appelle une "équirépartition". C’est par rapport à cette droite d’équité, c’est-à-dire en offrant une mesure statistique de l’écart existant entre cette droite hypothétique et la distribution réelle des revenus, que le coefficient de Gini va être déterminé. La courbe de Lorenz n’a, par définition, pas cet aspect rectiligne, la répartition de la richesse Richesse Mot confus qui peut désigner aussi bien le patrimoine (stock) que le Produit intérieur brut (PIB), la valeur ajoutée ou l’accumulation de marchandises produites (flux).
(en anglais : wealth)
n’étant pas strictement égalitaire. Et plus les écarts de revenu seront forts, plus la courbe va se creuser dans la mesure où elle aura tendance à se rapprocher de l’axe des x (les % cumulés des ménages).

 L’apport de Gini

Pour comprendre l’apport de Gini, voyons l’aire de la surface en hachuré comprise entre la droite d’équité et la courbe de Lorenz, qui s’en écarte à mesure que la répartition des revenus est inégalitaire. Comme nous l’avons vu, en effet, plus l’inégalité prévaut au sein d’une société et plus la courbe de Lorenz est creuse. Concrètement, l’indice de Gini se déduit (voir ci-dessous) en calculant la surface S comprise entre la courbe de Lorenz et la droite d’équité caractérisant une situation d’équirépartition. Au passage, on remarquera qu’en cas d’égalité absolue, il n’y aura pas de surface S. C’est d’ailleurs ainsi qu’on obtient la valeur minimale de l’indice de Gini : à surface nulle (égalité parfaite), l’indice Gini tombe à zéro. Inversement, dans une situation d’inégalité totale (une personne possède tout, les autres rien), l’indice sera 1. Comme en arrive-t-on là ? Explication.

Figure 2. Présentation de la surface de concentration S

Source : ibid.

Dans le cas de figure théorique d’une inégalité absolue, le graphique se présentera comme une ligne droite qui reliera la dernière unité de la population à la totalité du patrimoine cumulé. Dans ce cas, la surface S couvre la totalité de l’espace disponible entre la droite d’équité et l’axe des pourcentages cumulés de la population. Pour s’en rendre compte, il suffit d’imaginer, sur le diagramme ci-dessus, une "courbe" qui épouserait la ligne inférieure de l’abscisse (10% de la population gagnent zéro, 20% de la population gagnent zéro, et ainsi de suite) pour, soudain, lorsqu’elle atteint le multimilliardaire qui rafle tous les revenus, tout à droite de l’abscisse, monter en angle droit et en ligne droite jusqu’au sommet du diagramme pour indiquer que tous les revenus lui échoient. Courbe entre guillemets, donc, puisque dans ce cas de figure, cette courbe aura l’air d’une équerre, une droite de gauche à droite en bas et une droite de bas en haut.

Comme on s’en aperçoit, une telle surface "d’inégalité absolue" représente très exactement la moitié du carré. Sa "valeur" est donc de 0,5 puisqu’elle couvre la moitié de tout l’espace disponible sur le graphique, constitué par le carré formé par l’abscisse et l’ordonnée. Par convention et afin d’obtenir un indice compris 0 et 1, on pose que l’indice de Gini est égal au double de S. De cette façon, en cas d’égalité absolue, les compteurs resteront bloqués à zéro (2 x 0 = 0) tandis que, en situation d’inégalité absolue, l’indice de Gini sera de 1 (2 x 0,5 = 1).

Éléments de critique

La figure 2 décrit sous une forme graphique la distribution des salaires au Canada telle qu’elle existait en 1991. Comme on peut le remarquer en observant la progression de la ligne rouge de la courbe, les premiers 40 % de la population n’ont en partage que 10% du revenu total tandis que, si 80% de la population se partagent 50% du revenu total, les autres 50% des revenus tombent dans l’escarcelle des 20 % des ménages les plus riches. En 1991, le coefficient de Gini était de 0,434 au Canada. A cette époque, le pays était moins égalitaire que par exemple, la Belgique, dont le coefficient de Gini était de 0,321 avant répartition par l’impôt [4] (0.248 après impôts). De tout ceci, que peut-on dire ? Des choses, en réalité, fort abstraites. En collant au plus près des chiffres, on peut dire qu’en 1991, le Canada était 1,35 fois (0,434/0,321) plus inégalitaire que la Belgique. Peut-on, pour autant dire, que contrairement au Canada, les 50% les moins riches possédaient 20,25% (15 X 1,35) du revenu national ?

Absolument pas car le coefficient de Gini, en raison même de son caractère synthétique, peut "compenser un écart grandissant entre les plus riches et les plus pauvres par une diminution de la dispersion au sein des couches moyennes et ne faire apparaître aucune modification dans la mesure de l’inégalité de la distribution". [5]

Pour éviter ce type de désagréments, on se réfèrera utilement à la courbe de Lorenz afin de procéder au calcul des différences entre les différents déciles composant la population de référence. Ainsi, dans son Rapport mondial sur le développement humain de 2005, le Programme des Nations Unies pour le développement Programme des Nations Unies pour le Développement Ou PNUD : Organisation de l’ONU spécialisée dans le développement. Elle se distingue des autres organisations des Nations unies par la publication annuelle d’un rapport mondial sur le développement se basant sur des indicateurs humains.
(En anglais : United Nations Development Programme, UNDP)
(PNUD PNUD Programme des Nations Unies pour le Développement : Organisation de l’ONU spécialisée dans le développement. Elle se distingue des autres organisations des Nations unies par la publication annuelle d’un rapport mondial sur le développement se basant sur des indicateurs humains.
(En anglais : United Nations Development Programme, UNDP)
), outre le coefficient de Gini, proposait une comparaison entre les revenus du quintile (20%) et du décile (10%) des plus riches avec le quintile et le décile des plus pauvres.

D’un point de vue statistique, tout cela donne une fâcheuse impression d’imprécision. En réalité, comme la plus belle fille du monde, le coefficient de Gini ne peut donner que ce qu’il a et pas davantage. Pour le dire platement, le coefficient de Gini permet de comparer les inégalités entre des sociétés présentant des différences marquées.

Exemple : en 1991, le coefficient de Gini en Belgique, après imposition, avoisinait les 0,26. En comparant ce chiffre à celui de nations latino-américaines bien connues pour leur profond inégalitarisme (exemple : l’Argentine où, depuis des décennies, l’indice de Gini se situe grosso modo autour de 0,50), on perçoit rapidement un panorama des inégalités complètement différent entre la Belgique et l’Argentine. Mais il est, en revanche, impossible, à partir du seul critère "coefficient de Gini", de dresser des comparaisons entre des pays présentant un profil relativement identique.

En 1995, ainsi, la Suède et la Hollande avaient des taux de Gini de respectivement 0,22 et 0,27. D’après l’optique globalisante du coefficient de Gini, le pays égalitaire, c’est la Suède. Pourtant, d’après les données établies quintile par quintile, la situation des 20% de Néerlandais les plus pauvres est globalement meilleure que celle des 20% de Suédois les plus pauvres. "On passe d’une répartition de type batave à une répartition de type suédois en assurant d’une part, une redistribution des bas revenus vers les revenus moyens, et d’autre part, une redistribution des hauts revenus vers les revenus moyens ; autrement dit, on trouve en Suède des riches et des pauvres plus pauvres et des moyens plus riches". [6] Une société égalitaire au sens de Gini peut donc connaître des marges de grande inégalité et n’en rien laisser transparaître sur le plan statistique suite à des pratiques de forte redistribution à destination des seules catégories moyennes de la population.

Le taux de pauvreté après transferts sociaux était, en Belgique de 15% en 2008. En France, le seuil de pauvreté après transferts sociaux était de 13%. Rappel : le seuil de pauvreté équivaut à 60% de la médiane, à l’échelle individuelle, du revenu disponible (ce calcul est effectué par tous les pays membres de l’Union européenne Union Européenne Ou UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L’Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007).
(En anglais : European Union)
de la même manière). Cela donne, pour la Belgique, le calcul suivant : 60% de 17.980 euros par an équivaut pour une personne isolée à un seuil de 10.788 euros par an, soit 899 euros par mois.

Le seuil de pauvreté d’un ménage composé de deux adultes et de deux enfants, en Belgique, se calcule en multipliant le seuil des personnes isolées par un facteur 2,1 (10.788 euros x 2,1 = 22.654€ soit 1.888 euros par mois). Les personnes qui vivent dans un ménage et dont le revenu est inférieur à ce seuil sont considérées comme pauvres [7]. Et pourtant, la France présente un coefficient de Gini similaire à la Belgique. D’après Eurostat, en 2007, les deux pays se caractérisaient par un coefficient de Gini après impôt de 0,26.

Ite missa est : le coefficient de Gini est trop synthétique, trop globalisant. Autre désavantage : son unidimensionnalité. Comme les travaux d’Amartya Sen l’ont déjà fait (gentiment) remarquer, une estimation précise des inégalités devrait idéalement englober non seulement des variables économiques liées au partage du revenu disponible (par exemple, les inégalités de salaire ou de patrimoine) mais aussi un certain nombre de variables sociales portant, de manière générale, sur les problématiques d’accès à des biens ou des services (eau, santé, éducation, énergie …). En se centrant sur la répartition du revenu, la méthodologie du coefficient de Gini laisserait de côté un certain nombre d’éléments importants permettant d’appréhender avec exactitude les inégalités [8].

Tout n’est pas à jeter dans cette approche. Imaginons deux pays, Groland et Lilliput, qui se caractérisent par des coefficients de Gini et des rapports interquintile et interdécile absolument identiques. Si l’on se borne au point de vue développé par Corrado Gini, il nous faut en conclure que ces deux pays connaissent des situations identiques du point de vue des inégalités. Et ce quand bien même, Lilliput aurait totalement libéralisé son secteur de l’énergie (ce qui entraînerait des surcoûts pour le premier décile de la population) et Groland imposerait un prix de vente plus bas à l’ensemble des producteurs présents sur son territoire. Le monde du coefficient de Gini est décidément bien abstrait.

Concluons. Corrado Gini a été parmi les premiers, avec Max Lorenz, à proposer un outil de mesure globale de l’inégalité. Avec le temps, les limites du coefficient de Gini comme outil de mesure et d’analyse se sont avérées de plus en plus évidentes. On pointera principalement de l’insensibilité du coefficient aux différentes stratégies de redistribution du revenu ainsi qu’une unidimensionnalité certaine quant à la manière d’envisager la question de l’inégalité. Il y a lieu de pointer, en outre, qu’une comparaison des coefficients de Gini obtenus dans un même pays offre une image assez fiable de l’évolution, dans le temps, des inégalités.

Si la comparaison entre décile et/ou quintile permet de répondre adéquatement à la première limite du coefficient de Gini, il est moins aisé d’en contourner le second écueil. En prenant un peu de recul, on actera, à l’instar de Chauvel [9], que jusqu’à présent, la façon dont s’opère in concreto le partage du revenu disponible entre groupes sociaux reste encore trop peu analysée et discutée. Une fois comblée cette "lacune" par des méthodes ad hoc, on peut penser qu’il sera alors grand temps d’affiner la perception des inégalités dans un sens davantage qualitatif. Il va sans dire que cette approche est davantage guidée par des considérations politiques que strictement statistiques (et n’en déplaise à Amartya Sen, elle ne fera pas l’unanimité).

Notes

[1Corrado Gini, "Variabilità e Mutabilità", Bologna, Tipografia di Paolo Cuppini, 1912.

[2Louis Chauvel, "Inégalités singulières et plurielles : les évolutions de la courbe du revenu disponible", Revue de L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), 1995, Volume 55, p.215.

[3Max. O. Lorenz, Methods of measuring the concentration of wealth, Publications of the American Statistical Association., vol. 9 : 209-219.

[4Source : Direction générale Statistique et Information économique de la SPF Economie, Site du site SPF Economie, PME, Classes moyennes et Energie, URL :http://statbel.fgov.be/fr/statistiques/chiffres/travailvie/fisc/inegalite_de_revenu/index.jsp (date de consultation du site : 19/07/10).

[5André Masson, Dominique Strauss-Kahn, "Croissance et inégalité des fortunes de 1949 à 1975" in Economie et statistique, N°98, Mars 1978, p.31.

[6Louis Chauvel, op.cit, p.219.

[7Source : http://statbel.fgov.be/fr/statistiques/chiffres/travailvie/revenus/pauvrete/index.jsp (date de la consultation du site : 18/07/10).

[8Louis Chauvel, op.cit., p.215.

[9Voir Louis Chauvel, "Inégalités singulières et plurielles : les évolutions de la courbe du revenu disponible", Revue de L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), 1995, Volume 55, p.215.